Shakespeare et les autres

Liliane Schraûwen,

Shakespeare ? Qu’est-ce qu’il a de plus que moi, votre Shakespeare ?

Roméo et Juliette, Othello, Macbeth… Rien d’autre que ce que nous lisons chaque jour dans nos journaux. Des petites histoires d’amour qui finissent mal, du cœur et du cul, de la violence, de la passion, de l’ambition. Haine, vengeance et mort.

Rien de neuf sous le soleil. Ouvrez « Voici » ou « Détective », allumez la télé, vous verrez si je n’ai pas raison. Souvenez-vous de Dallas, il y a quelque vingt ans, de Côte Ouest, de Dynasty. Lisez les bio autorisées ou non des grands de ce monde. Toujours le même topo.

Oui, me direz-vous, d’accord. Mais Shakespeare était un écrivain, un vrai, un immortel génie.

Tout comme Cervantès mort en 1616, lui aussi, mais à quelques années de distance pour ce que j’en sais. Une obscure histoire de calendrier mal accordé. Vous voyez que je n’ai pas tout oublié de ce qu’on a tenté de m’enseigner à l’école. Il y avait encore, attendez, comment s’appelaient-ils déjà, tous les autres… Corneille, Racine, Molière, Hugo, Tristan et Yseult, Verlaine et Rimbaud, Stendhal, Flaubert, Sade et la Comtesse de Ségur, Elsa et Aragon, Proust et sa Madeleine, Blanche-Neige et les sept nains, je ne sais pas moi, il y en a tant et tant…

Rien à cirer, rien à branler de tous ces gens morts et enterrés depuis des siècles. Ni des vivants. Angot et son inceste dont tout le monde se fout. Amélie et son best-seller annuel. Alexandre Jardin le gentil et Houellebecq le méchant qui est aussi le plus laid des deux. Didier Van Cauwelaert et ses yeux si bleus qui voient Dieu ou c’est tout comme. Régine Deforges et sa bicyclette. BHL, Arielle et Justine. Philippe Delerm, son verre de bière et son fils Vincent. Les fourmis de Bernard Werber…

Des noms, tout ça, rien que des noms. Les dictionnaires et les annuaires en sont remplis, les almanachs et les journaux, et aussi les cimetières, et tous ces registres un peu partout dans le monde, ces listes communales, paroissiales, ces répertoires des anciens de telle ou telle école, ces palmarès, ces catalogues, dénombrements, énumérations, index, inventaires, listings, martyrologues, nomenclatures en tout genre. Des noms qu’on trouve sur les plaques bleues que l’on cloue au coin des rues, au fronton d’hôpitaux, de stades sportifs et d’écoles saccagées par des « sauvageons » en furie.

Je pourrais remplir des pages et des pages de noms, avec les dates de naissance et de mort, les titres d’innombrables œuvres immortelles que tout le monde a oubliées, des noms classés par ordre chronologique ou alphabétique. ABE KOBO, ABÉLARD, ABOUT, ACCIUS, ACHARD, ADDISON, ADENET, ADY, AHLIN, AICARD, AL AKHTAL, AKSAKOV, AKUTAGAWA RYUNOSUKE, ALAIN, ALAIN-FOURNIER, ALBEE, ALCÉE, ALCMAN, ALECSANDRI, ALEGRIA… Vous les connaissez, vous, tous ces Illustres recensés dans les premières pages du dictionnaire Larousse, section « noms propres » ? Moi non plus.

Je pourrais y ajouter les peintres, les compositeurs, les cinéastes, les comédiens, les chanteurs et tous les autres artistes ou prétendus tels, et les grands conquérants, les militaires, les généraux. Les inventeurs. Les cuisiniers. Les prophètes. Les dieux. Les médecins et autres physiciens. Les coureurs cyclistes et les tennismen. Juste assez connus pour mériter leur place dans le dictionnaire en attendant que d’autres les éjectent.

Six milliards d’individus vivants ou à peu près, et combien de milliards avant eux, de milliards de milliards peut-être, depuis que le grand singe un jour s’est dressé sur ses pattes de derrière ? Quelle différence entre votre Shakespeare et le plus humble ou le plus analphabète d’entre eux ? Quelques lignes, quelques pages, quelques livres. Qui se soucie des livres ? De la poussière en puissance, rien d’autre. Des mots, rien que des mots, les mêmes que vous et moi employons tous les jours pour dire « je t’aime », « je te hais »’, « je te veux », « je suis le plus fort »…

Moi, je vis, et mes malheurs sont bien plus vrais que ceux d’une Juliette qui n’a jamais existé, que ceux de Shakespeare dont on n’est même pas certain qu’il ait jamais écrit une ligne, et qui est mort, en tout cas, bien mort. Moi, je suis vivant. Pas pour longtemps, certes, et quand je n’y serai plus, personne ne se souviendra. Même si je deviens écrivain, même si je gagne la Star Ac ou le Nobel. Déjà maintenant où je suis là et bien là, à gueuler ma haine et mon dégoût, à faire du bruit, à frapper ma femme et mes enfants pour qu’eux, au moins, sachent que j’existe, même en ce moment où je prends un plaisir fou à faire chier mes employés pour leur montrer qui est le chef, je compte si peu, et pour si peu de gens…. Alors, dans 50 ans, dans 100 ans… Tenez, même Hitler, qu’est-il de plus qu’une mention dans un dictionnaire ? On en parle dans les livres d’histoire, les gamins apprennent son nom à l’école, il a changé quelque chose sur la Terre, mais qu’est-ce que ça a changé pour lui, à la fin ? Qui saura jamais quel enfant il a été, le petit Adolf, ce qu’il a pensé, ce qui lui plaisait, ce qui lui faisait peur ? Ce n’est pas faute d’avoir tout fait pour laisser une trace, et quelle trace. Mais le monde est ainsi fait, on en sait à peine plus sur lui que sur le plus obscur des enfants juifs gazé dans les bras de sa mère. Un nom, deux dates, quelques lignes de texte parfois qui font la différence.

Mon père aimait les livres. Il y en avait partout dans la maison. Il me disait « Tout est dans les livres, toutes les questions et toutes les réponses ». Moi, j’étais un enfant, je le croyais. Après j’ai compris qu’il mentait. Pourquoi il me frappait quand il avait bu, ce n’était pas dans les livres. Le moment de sa mort non plus n’était écrit nulle part, dans aucun des volumes qui prenaient la poussière sur les étagères de la bibliothèque. Ni le nom de celui qui l’a tué et pourquoi et comment il s’y est pris pour que personne ne sache. Non, tout n’est pas dans les livres. Ou alors tout n’y est que mensonge et répétition inlassable des mêmes conneries.

L’amour… Tant de livres sur l’amour. Même pour les tout-petits : Ils furent très heureux et ils eurent beaucoup d’enfants. Ben tiens ! Le Prince Charmant et la Belle au Bois dormant, Cendrillon et son beau Prince… Et après ? Hein, après ? Quand La Belle devient grosse, laide et acariâtre, quand elle crève du cancer après avoir enterré son fils qui avait chopé le sida, quand le Prince se saoule la gueule pour échapper aux glapissements de la marmaille et qu’il est chômeur et qu’il cogne sur tout ce qui bouge pour se sentir puissant encore un peu ? Pourquoi on ne leur raconte pas ça, aux petits enfants ? Quant aux livres pour les grands, ce n’est pas mieux. On y parle de cœur et d’amour, mais c’est toujours de cul qu’il s’agit. Baiser, tout se résume à ça. Baiser, niquer, forniquer. On prend une femelle, on lui raconte quelques bobards, histoire de ne pas brûler les étapes, et elle finit par ouvrir les jambes sans qu’on lui demande rien. Si elle n’est pas d’accord, on l’aide un peu.

Le bonheur. Il y a des livres qui ne parlent que de ça. Paraît que c’est la grande question des philosophes. Foutaise. Un mot (encore un) pour dire jouir, pour dire plaisir, pour dire prendre, posséder, dominer, écraser. Le bonheur, ça n’existe pas. Déjà si on arrive à ne pas être trop malheureux ni trop souvent, c’est magnifique. De toute façon, la mort survient toujours à la fin, on est tout seul dans un hôpital à crever de mal et de peur dans sa pisse et sa merde, avec des nénettes en blouse blanche qui viennent tortiller du croupion devant vous juste pour vous allumer et vous faire regretter la seule bonne chose de l’existence parce qu’elles savent bien qu’on est foutu, qu’on ne peut plus.

Dieu. Encore un mot qu’on trouve dans les livres. Encore un beau mensonge, le plus beau peut-être de tous, le plus méchant. Un truc qui fait qu’on obéit aux chefs, qu’on s’écrase pour aller au paradis, qu’on se bat pour que son règne arrive sur la terre, ici, tout de suite. On se fait martyr, croisé, fou de Dieu, on tue pour lui, on se tue pour lui et personne n’est jamais revenu pour dire que oui, le Paradis existe avec les vierges pour nous servir pendant que les anges s’occupent de la musique d’ambiance.

 

Shakespeare et tous les autres, ils n’ont jamais raconté que ce que nous vivons tous. Ils n’ont rien inventé, ils ont copié, c’est tout. Des tricheurs, des menteurs, des branleurs impuissants. Ils auraient mieux fait d’agir. De faire vraiment quelque chose. Moi, ce qui me plairait, ce serait qu’un mec, un jour, invente une histoire vraie, une histoire qui deviendrait vraie. Il prendrait des gens, il les obligerait à faire exactement ce qu’il veut, à dire ce qu’il veut qu’ils disent, à s’aimer, à souffrir, à se détester, à se battre… Certains ont essayé, mais ils avaient vu trop grand. Quand on s’attaque à six millions d’individus, forcément, il ne reste pas beaucoup de place pour la fantaisie et l’originalité. Il faudrait en prendre beaucoup moins, les décrire, les imaginer, les dessiner avant de les choisir, un peu comme au ciné, quand le réalisateur connaît l’histoire et que ses acteurs la jouent pour lui, dans de vrais décors. Mais on sait que ça reste du ciné, du chiqué. Ils se battent sans avoir mal, ils meurent sans mourir, et à la fin ils vont sur les plateaux de télé tout beaux, tout maquillés, pour ramasser le pognon.

Non, il faudrait qu’ils vivent vraiment ce qui est écrit, qu’ils tuent pour de vrai, qu’ils saignent pour de vrai, qu’ils pleurent pour de vrai, qu’ils baisent pour de vrai. Le mec qui ferait ça, il serait comme Dieu. Choisir Roméo et Juliette parce qu’ils sont jeunes, beaux, riches mais qu’ils ont des vieux encore plus cons que la moyenne, les faire se rencontrer, les aider à s’aimer, à se cacher, et puis leur donner du vrai poison à la fin, et de vrais poignards, et les enterrer dans un vrai cimetière. Là, je paierais ma place pour aller voir, je dirais Bravo, Chapeau, t’es un maître, un vrai.

Oui, je sais, ça existe déjà un peu. On enferme des petits jeunes dans un château, avec des caméras et des faux miroirs partout, ou sur une île, dans une ferme, ou dans un appart, une maison avec piscine et miradors tout autour. On a inventé l’histoire avant, et tout l’art consiste à bien choisir ses personnages et à les mettre en condition. Mais tout ça ne va pas assez loin. Ce n’est pas en direct live, ce n’est pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et personne n’est mort que je sache. Ça pleure et ça baisouille, ça se castagne un peu, mais bon… Rien de bien sérieux.

C’est de ce côté-là qu’il faudrait creuser. Et ne pas toujours choisir des gens jeunes, beaux et cons. On devrait mettre des vieux aussi, et des enfants, des pères violeurs, des gamins parricides, des profs sadiques, des flics pourris, des personnes qui sont en train de crever d’une belle maladie bien crade, des repris de justice, des toxicos, des dealers, des loosers, tous ceux qu’on rencontre à tous les coins de rue, et je serais fier d’être du lot. Juste se contenter de les mettre en présence, le joli petit garçon bien coiffé face au pédophile qui ne s’est jamais repenti, le dealer avec le toxico qui vient de décrocher, le skin head shooté à la bière dans la même chambre que le négro et le pédé. Filmer ou écrire ce qui se passerait, sans intervenir, sans rien arrêter, comme dans la vie.

Si ce Shakespeare-là existe, je dis oui, tout de suite, pour lui donner le prix Nobel et le Goncourt et le Pulitzer (ou est-ce le Sulitzer ?) et tous les autres prix, toutes les autres médailles.

Je ne désespère pas. On est sur la bonne voie, ça devrait finir par arriver. L’art véritable, le seul qui serait vrai et réaliste, et on pourrait enfin pleurer et rire pour de bon. Comme il y a quelques siècles, au temps des Romains, quand on voyait du vrai sang dans l’arène, avec de ridicules petits bonshommes qui se mettaient à genoux devant les lions et les tigres affamés. Dans le public, on riait et on pleurait, pitié, horreur et dérision mêlées. Ça oui, c’était de l’art et du vrai spectacle. On avait beau savoir la fin de l’histoire, on ne pouvait s’empêcher d’applaudir. Ils étaient là, des hommes et des femmes et même des enfants, riches et pauvres, debout, à crier, à battre des mains, émerveillés devant l’éternelle tragédie de la vie et de la mort. En attendant que l’Empereur qui était Dieu, ou bien la malchance, le destin ou le hasard, les envoie à leur tour jouer le rôle écrit pour eux.

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