L’homme au cerf-volant

Aurelia Jane Lee,

I turn my face to

From wherever the wind blows

Is it worth so much to try ?

Stina Nordenstam, Fireworks.

Un assemblage de triangles bleus et rouges, se découpant sur le ciel d’été : c’était tout ce que Jean-Louis voulait voir en ce moment. Cette restriction volontaire de son champ de vision était censée le distraire, mais à présent il lui apparaissait qu’il avait été bien naïf d’espérer oublier quoi que ce soit en se concentrant sur le ballet solitaire d’un cerf-volant. Ce foutu module de toile tendue n’avait réussi qu’à lui rappeler que bien des choses ne tiennent qu’à un fil.

Sur le moment, en constatant la disparition de Laure, l’idée de partir à la mer lui avait paru très bonne. Il s’était même étonné d’être capable d’une initiative aussi sensée compte tenu de l’état d’esprit dans lequel le mot de Laure l’avait mis. Mais maintenant qu’il était là, pieds nus sur le sable dur, serrant de toutes ses phalanges les poignées de ce cerf-volant comme s’il avait peur de le voir partir lui aussi, Jean-Louis se rendait compte que son départ pour la Côte n’était qu’une fuite déguisée. Et qu’il souffrait. Profondément.

Il était bel et bien parvenu à ne plus voir rien d’autre que cet objet qui tenait vaguement des mobiles de Calder, se disait-il, mais cet effort oculaire ne suffisait pas à mobiliser la totalité de son esprit dont une partie (qu’il n’osait qualifier de majeure, et pourtant) n’était occupée que par la pensée de Laure.

Sur la plage, si vous laissiez vos pas vous mener, vous en veniez fatalement à longer l’estran dans un sens ou dans l’autre. La mer était basse, et Mirabelle marchait en essayant d’éviter les étendues couvertes de coquillages brisés ou de ridules, laissées par les flots en se retirant, et qui faisaient mal aux pieds. Les yeux au sol, elle n’avait même pas remarqué le cerf-volant rouge et bleu. C’est l’homme qu’elle avait aperçu en premier : il avait l’air très concentré, le regard fixé sur l’objet bicolore qui planait dans le ciel serein, les doigts crispés sur les poignées qu’il maniait avec force et lenteur.

Mirabelle s’était assise dans le sable à quelques mètres de lui, les bras autour de ses genoux repliés, et avait tendu le cou afin de suivre également du regard les évolutions de cet oiseau géométrique.

Le soleil était encore haut à l’horizon, mais la chaleur et la lumière qu’il dispensait s’étaient adoucies. Cette double atténuation n’était pas malvenue ; Jean-Louis devinait, à la sensation de picotement qui lui tiraillait la nuque, qu’elle était brûlée. Sans même avoir à baisser les yeux de son cerf-volant, il pouvait dire aussi que la plage s’était peu à peu dépeuplée : les cotons et les lycras chamarrés dont se paraient les estivants avaient, durant tout l’après-midi, bordé de taches colorées son champ de vision, mais à présent ils avaient disparu, de même que les cris d’enfants. Ne restaient plus que les appels stridents des mouettes, et quelques rares promeneurs longeant le bord de l’eau.

Jean-Louis se dit qu’il devait être l’heure de rentrer à l’appartement, manger un bout. Mais il n’avait pas faim. Aussi loin que ses souvenirs remontaient, l’air de la mer lui avait toujours ouvert l’appétit ; mais dans les circonstances actuelles, se nourrir lui semblait être une occupation des moins essentielles. Pourtant, la vie avait appris à Jean-Louis que ce genre d’anorexie réactionnelle pouvait être dangereuse et devait donc être combattue. C’est pourquoi il décida de ranger son cerf-volant.

L’engin léger piqua du nez dans le sable fin, les fils qui le reliaient à son propriétaire se gonflant au souffle du vent, et c’est seulement à ce moment-là que Jean-Louis s’aperçut qu’une fillette l’observait. Elle pouvait être restée là longtemps sans qu’il ait réalisé sa présence, pensa-t-il, petite figure étrangement solitaire, dont seules quelques mèches de cheveux échappées de sa coiffure et qui s’agitaient au gré de la brise marine trahissaient la vie. Sinon, son immobilité était telle qu’on aurait pu la confondre avec une de ces graciles statuettes de bronzes ornant parfois les lieux publics. Elle portait un deux-pièces aux couleurs chaleureuses, et sa peau, aux derniers rayons du soleil, avait un aspect satiné. Tout bien considéré, Jean-Louis se dit qu’il ne s’agissait pas du tout d’une fillette ; elle devait déjà avoir quinze ans environ, comme son fils.

La pensée de son fils replongea Jean-Louis dans le douloureux état d’esprit dont la vision de la jeune fille l’avait distrait un court instant. Laure était partie avec Romain, et par moments il se demandait si ce n’était pas ce qu’il y avait de pire dans son départ. Il se demandait si Romain avait accompagné sa mère de plein gré ou si celle-ci l’avait emmené comme une sorte d’otage. Quelle que soit la réponse à l’alternative, de toute façon, Jean-Louis souffrait de l’absence de Romain, presque autant que de celle de Laure. Peut-être juste différemment… Mais tout autant, oui.

Il se mit à rembobiner les fils de son cerf-volant, en tentant de chasser ces pensées de son esprit. Son regard retomba sur la jeune fille, qui n’avait toujours pas bougé. Six mètres environ le séparaient d’elle ; c’était une distance trop grande pour pouvoir lui adresser la parole, et c’était une distance qu’il n’avait par ailleurs aucune envie de réduire. En fait, il n’avait eu envie de parler à personne, depuis la veille au soir. Sa décision avait été vite prise ; il avait bouclé sa valise et roulé en silence jusqu’ici. Depuis son arrivée à l’appartement, il n’avait vu personne et n’avait reçu aucun appel sur son GSM. Cela lui convenait. D’autres auraient essayé de joindre un ami pour lui confier leur malheur, ou se seraient empressés de trouver un barman compatissant, mais ce n’était pas le genre de Jean-Louis. Son cerf-volant replié, il remonta vers la digue sans plus accorder un regard à la gamine assise dans le sable.

*

Ils ne comprenaient vraiment rien. Mirabelle avait fui l’appartement sans même savoir où elle irait. N’importe où, pourvu qu’elle ne les entende plus, ne les voie plus, ne les sente plus. Ses parents étaient tellement bouchés, maladroits. « Mais qu’est-ce que tu as, Mirabelle ? » D’abord elle détestait ce nom ridicule, sirupeux, et puis ce n’était pas la peine de s’adresser à elle comme à un enfant de cinq ans qui se serait écorché le doigt. Et enfin, elle n’était pas obligée de leur raconter.

Mirabelle se retrouvait donc là, à marcher sur la digue, pleine d’une rage contenue qui ne faisait que lester son cœur déjà lourd de chagrin. Elle se sentait comme isolée en elle-même. Il y avait beaucoup de gens, pourtant, le soir, sur la digue. Mais personne avec qui elle puisse partager quelque chose.

Cherchant à refouler ses larmes, elle avala sa salive et fixa son regard droit devant elle. Elle se mit à observer les gens, pour se distraire. Les gens qui mangeaient des glaces, poussaient des landaus, roulaient à vélo, discutaient en marchant. Des enfants patinant, gambadant, criant. Et puis un homme, qu’elle reconnut tout de suite. Il était assis sur un banc, et il regardait la mer, le visage toujours aussi soucieux que l’après-midi où elle l’avait vu manier un cerf-volant au bord de l’eau. Lui non plus, semblait-il, ne participait pas à l’insouciance ambiante. Immobile, les yeux plissés regardant au loin, les épaules légèrement rentrées, il semblait absent au monde. À le voir, pendant un court instant, Mirabelle en oublia son propre désarroi. Et sans plus de réflexion, elle alla s’asseoir aux côtés de l’homme au cerf-volant, comme elle l’avait baptisé intérieurement.

Jean-Louis eut un léger mouvement latéral. Il avait senti les planches du banc ployer faiblement à sa gauche, indiquant l’arrivée d’un voisin. Son recul traduisait plus sa surprise qu’une réelle envie de s’éloigner, car il avait reconnu la jeune fille assise maintenant à côté de lui. Sa présence était intrigante. Elle était probablement l’effet du hasard ; pourtant, Jean-Louis ne pouvait s’empêcher de penser que cette gamine le suivait. Mais pour quelle raison ? Du coin de l’œil, il s’aperçut qu’elle regardait l’horizon et ne lui prêtait pas la moindre attention. Peut-être ne l’avait-elle même pas reconnu. Il refocalisa son champ de vision, toujours dans cet espoir qu’il avait de par là même rétrécir son champ de pensée, scrutant les nuages qui s’effilaient juste au-dessus de la mer décidément grise.

Par malheur, ce parallélisme visuel le fit immédiatement penser à la jolie phrase de Saint-Exupéry. Il se demanda s’il n’avait pas trop longtemps cherché l’amour dans les yeux de Laure, au lieu de suivre son regard. Peut-être n’avait-il pas su l’aimer comme il le fallait. Peut-être était-ce entièrement sa faute. Non, se consola-t-il, on n’était jamais seul en tort dans une relation.

Mirabelle ressentait une certaine sympathie pour l’homme au cerf-volant. Il était grand, brun, avec un corps un peu sec comme l’ont les gens nerveux. Son silence l’enveloppait tout entier, il était presque palpable. Cet homme-là taisait une douleur immense, se dit Mirabelle, et elle eut presque envie de glisser sa main dans cette paume étrangère, qu’elle devinait chaude et charnue.

Elle n’en fit rien, continuant à fixer des yeux le ciel qui se teignait à présent de rose et d’or. L’intensité lumineuse du coucher de soleil lui donnait les larmes aux yeux, et tout cela ravivait son amertume, mais par ailleurs la présence muette de cet homme qui semblait souffrir autant si pas plus qu’elle l’apaisait. Mirabelle se demanda ce qui pouvait tourmenter ainsi l’homme au cerf-volant. Peut-être la mort d’un proche, un licenciement, une dispute conjugale ; ou un simple malaise, une crise passagère. Elle se douta que, quoi que ce fut, elle ne pouvait sûrement rien faire pour lui. Au mieux, l’écouter. Elle tenta un regard dans sa direction. Il ne bougeait pas.

Alors Mirabelle se leva, un peu brusquement, et repartit. Avait-elle senti un regard dans son dos, ou était-ce le hasard ? À trois mètres du banc, elle jeta un coup d’œil derrière elle et croisa le regard de l’homme au cerf-volant. Et elle comprit que tout ce qu’elle pouvait faire, c’était être là.

*

Quand Jean-Louis vit la jeune fille arriver ce matin-là, il sut que ce n’était pas une rencontre de hasard. Elle l’avait sans doute guetté, depuis la digue, jusqu’à cet instant où il l’avait vue s’avancer vers lui à grandes enjambées. Et lui, pour une raison qu’il ignorait, s’était immobilisé sur le brise-lames, et l’avait regardée se rapprocher.

Lorsqu’elle était arrivée à sa hauteur, ils avaient tout juste échangé un regard. Pas un seul mot, même pas un sourire. Il y avait entre eux comme un accord tacite. Sans hésitation, ils avaient dirigé leurs pas, parallèlement, vers le bout immergé du brise-lames, et alors qu’ils étaient arrivés à mi-parcours, là où les rochers couverts d’algues vertes devenaient dangereusement glissants, Jean-Louis avait senti une petite main osseuse cherchant la sienne. Il l’avait serrée très fort, tant pour se stabiliser, lui, qu’elle – et peut-être pour d’autres raisons aussi. Et ils avaient continué ainsi, main dans la main, leur lente progression vers le large, leur regard balayant le sol devant eux en quête d’un appui sûr pour leurs pieds.

Puis ils étaient arrivés à destination. En ce moment et en ce lieu, le suicide était impossible. Jean-Louis s’étonna en comprenant que le suicide n’était qu’une question de circonstances. À quoi pensait la jeune fille à côté de lui pendant qu’il nourrissait de telles pensées ? Elle semblait triste, en tout cas. Il se fit la réflexion que cette tristesse durait depuis trois jours au moins, déjà. À cet âge-là, il fallait que ce fût grave. Ou bien non ; elle pouvait avoir tourné au tragique un événement somme toute sans importance. Cela arrivait à Romain.

Mirabelle, en l’occurrence, pensait seulement à s’emplir les poumons de senteurs marines, et s’était laissé assourdir par le fracas des vagues et le cri des mouettes. Elle avait peu dormi cette nuit-là, ressassant les mêmes pensées depuis onze jours, s’acharnant sur des conditionnels et butant sur des absolutismes. Il en résultait que son esprit, ce matin-là, était particulièrement brumeux et comme bourdonnant. En fait, si Mirabelle avait dû décrire en résumé son impression du moment, elle l’aurait qualifiée de « portuaire » : un adjectif qui contient à la fois l’idée de bruit, de grisaille, de déchirement… En tournant la tête à gauche, d’où ils se trouvaient, Mirabelle pouvait apercevoir le port de Zeebrugge, masse sombre et disharmonieuse, animée de mouvements lents, îlot froid et métallique dont s’échappaient sûrement – mais sans parvenir jusqu’ici – des sons discordants. Dégoûtée par cette vision, Mirabelle reporta son regard sur les vagues qui s’échouaient à ses pieds. C’était bon d’avoir une simple présence à ses côtés, quelqu’un qui restait là sans poser de questions, pas vraiment indifférent, plutôt discret, quelqu’un, au fond, qui reconnaissait sa douleur. Cet homme-là lui accordait le droit d’être triste. Un droit qui semblait parfois, aux yeux de Mirabelle, n’appartenir qu’aux adultes.

Au milieu du clapotis de la marée, du vrombissement des cerfs-volants et des cris aigus des mouettes, la version électronique d’une composition de Bach, qui émanait de la poche de Jean-Louis, tira Mirabelle hors de ses pensées moroses. Ils marchaient tous deux les pieds dans l’eau, sans rien se dire, couple atypique et muet, et sur leur visage grave on lisait qu’il ne s’agissait pas du tout d’un jeu où le premier qui parle aurait perdu. Ils revenaient du brise-lames, demeurant un mystère l’un pour l’autre et pourtant un peu apaisés d’avoir noyé leur regard dans la même direction. C’était une communion, comme aller poser les mains sur le mur des Lamentations.

Jean-Louis avait décroché, après quelques sonneries, et l’ombre d’un sourire contrastait à présent sur son visage tendu. La conversation fut de courte durée. C’était la première fois que Mirabelle entendait la voix de l’homme au cerf-volant, une voix chaude et rocailleuse qui sonna très rauque au départ, à croire qu’il n’avait réellement adressé la parole à personne depuis plusieurs jours. Et quand il eut raccroché, il prononça à l’attention de Mirabelle un simple alexandrin : « C’était mon fils, Romain ; il me rejoint demain. »

L’instant d’après, Jean-Louis se retrouvait seul, sans comprendre pourquoi. Il avait juste dit une phrase, et soudain l’adolescente lui avait tourné le dos, et était partie presque en courant. Et lui, victime d’une perplexité immobilisante, n’avait même pas réagi ; ce qui faisait qu’à présent il cherchait en vain une explication à ce brusque départ. Jalousie ? C’était bien les femmes, ça, se casser pour un oui pour un non, et c’était sans doute encore sa faute. Ramené à la pensée de Laure, Jean-Louis se rappela qu’il verrait son fils le lendemain, et que les choses s’arrangeraient peut-être. Romain voulait lui parler, il avait dit aussi « Tu me manques », et Jean-Louis se sentait à moitié consolé de savoir que son fils, au moins, n’était pas contre lui. Et soudain sentir le sable sous ses pieds et le soleil qui chauffait son dos parut fort agréable à Jean-Louis.

*

Au fond il y a bien des garçons qui portent ce prénom et il ne s’agit pas nécessairement du même Romain. C’est ce dont Mirabelle a tenté de se persuader toute la nuit. En se levant le matin, elle a pris la décision d’en avoir le cœur net. Après tout, si ce n’était pas lui…

Elle est à peine arrivée sur la digue qu’elle reconnaît le cerf-volant rouge et bleu. Il y a bien une seconde silhouette, au sol, mais elle est trop loin pour que Mirabelle puisse l’identifier. Il faut s’avancer, sur la plage, en évitant que les deux lucanophiles l’aperçoivent. L’idéal, pense Mirabelle, aurait été d’avoir des jumelles. Progressant le long d’une de ces barrières qui délimitent un pan de plage privée, elle garde les yeux rivés sur le père et le fils. Puis elle s’immobilise.

C’est lui. Il vient de se relever, tenant le cerf-volant à bout de bras afin d’en faciliter le décollage, et elle reconnaît la coiffure ébouriffée, le regard clair illuminant le visage basané, et surtout cette façon de se tenir qu’elle ne peut pas exprimer avec des mots mais qui n’appartient qu’à lui et qu’elle aime tant. Romain. Elle entend sa voix portée par le vent, ses yeux se brouillent et soudain elle ne supporte plus de le voir, d’être là, si près ; et quelque part elle le hait, même. Ils ont l’air heureux, père et fils, il n’y a plus qu’elle qui est malheureuse et tout le monde s’en fout. Et elle court, elle court, elle sent le sable dur et rugueux sous ses pieds qui la ralentit, et le vent qui siffle dans ses oreilles, tous les éléments sont contre elle, l’horizon tremble, ses yeux piquent et quelque chose bat dans sa tête ; oui, c’est son cœur, il va exploser, elle court toujours et tout lui fait mal, sa gorge est en feu et ses pieds nus heurtent le sol avec un choc sourd à chaque enjambée sur le sable inégal, elle va avoir un point de côté, mais elle ne veut pas s’arrêter, elle fuit, droit devant elle, il n’y a pas beaucoup de monde, elle cavale et elle n’a que deux syllabes en tête, Romain, Romain, Romain.

Au loin, le port de Zeebrugge.

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