En cinquième position sur le disque d’or de la sonde Voyager, établi par Carl Sagan et son équipe de chercheurs en intelligence extraterrestre, on trouve Johnny B. Goode de Chuck Berry. C’est un hit à faire swinger les spins des atomes d’hydrogène qui constituent la masse des nuages de gaz interstellaires que la sonde est en train de traverser. Peut-être en ce moment même.

 

Les mathématiques peuvent être définies comme une science dans laquelle on ne sait jamais de quoi on parle, ni si ce qu’on dit est vrai.

Bertrand Russell (1872-1970) 

Il arrive aussi que le signal soit brouillé.

*

Les deux amis sont penchés sur le manuscrit. L’aube arrive et le froid des derniers jours de décembre est intense. Par économie ils n’ont pas fait fonctionner le poêle à charbon. Dans la chambre à côté, un enfant est pris d’une quinte de toux. Marx prépare une bouilloire d’eau chaude. « Il reste un peu de miel » dit-il. « Et quelques brins de camomille. » Il soulève la cafetière, la secoue. 

— Garde-les pour le petit. J’irai en chercher chez l’apothicaire. Et du café.

L’homme, de forte stature, barbu comme Marx, habillé d’un manteau noir de bonne coupe, portant des gants, sort au matin. Son pas résonne sur les pavés de ce faubourg du nom d’Ixelles, il regarde autour de lui. La rue d’Orléans est vide. Avec son ami Marx ils ont prévu de rassembler les membres de l’association, le Deutscher Arbeiterverein et de fêter le nouvel an à la Grand-Place. « Au Cygne, tu verras, ce sera un grand moment. L’année 1848 restera dans les mémoires. » Ils y parleront sans doute du Manifeste en cours de rédaction. Karl est enthousiaste. L’homme secoue la tête. Part à la recherche d’un marchand. J’espère que le petit Edgar va passer l’hiver. Il est si fragile.

*

Le chirurgien-chef balaie la fumée de sa cigarette d’un geste bref. Il est fatigué, mal rasé, les lunettes rondes glissent sur l’arête de son nez. Il montre une fois de plus le dessin qu’il vient de tracer au dos d’un protocole :

— Vous comprenez Monsieur Marx, nous allons devoir couper d’ici…, il pose le doigt au début d’un gros fil torsadé… jusque… là ! Il tape du doigt deux fois sur l’extrémité du gros intestin rattaché à l’intestin grêle. Tout va partir… à droite. Tout l’intestin à droite. Ce sera propre. Ce sera du bon travail. C’est ce qu’il faut faire. Vous comprenez ?

— Je comprends, la partie est malade, alors il faut couper. Quel est le risque de tout perdre dans l’aventure ?

— Ce n’est pas une aventure ! tonne le médecin en pointant le doigt sur le dénommé Marx. Celui-ci retire son chapeau, se gratte la tête. C’est de la chirurgie et mon métier depuis trente ans. Madame Henriette va s’en sortir, continue-t-il d’un ton plus calme. J’en ai vu d’autres comme elle. Tout va bien se passer. Tout va raisonnablement bien se passer.

Marx se lève, il n’a plus grand-chose à dire. Il a fait le voyage depuis Bruxelles pour sa mère. Il a laissé Jenny et le petit Edgar, son nouveau-né, dans un deux-pièces mal chauffé aux prises avec les créanciers. Ses amis veillent sur sa famille mais sa mère ne peut compter que sur lui.

Marx fait pivoter la maquette du Mirage 2000 qui orne le bureau du chirurgien-chef.

— C’est solide ces oiseaux-là, j’aime beaucoup la voilure rigide, dure, stable, de l’aile delta. Vous avez de quoi tenir avec ces machines face… face à ceux d’en face, bredouille-t-il stupide.

— À condition d’avoir du kérosène pour les faire voler ! Le chirurgien frappe la table du plat de la main. Voilà où nous en sommes réduits ! Une armée de l’air qui ne vole pas ! Faute de carburant. Quand vous rentrerez chez vous, au « cœur de l’Europe », dites-leur, dites à vos collègues journalistes Monsieur Marx que ce ne sont pas des médicaments dont nous avons besoin, mais des armes ! Je suis certain que vous parviendrez à leur expliquer notre problème avec vos armes à vous, la dialectique.

Le chirurgien-chef se lève. Il a enchaîné trois interventions depuis ce matin.

— Tu m’excuseras dit-il d’un ton familier à son interlocuteur. Je dois manger un morceau. Tu as déjà goûté nos salades ?

L’entretien est terminé.

À l’entrée de la station Katehaki, un attroupement de réfugiés et de quelques personnalités du monde associatif. Une femme fait un signe dans sa direction :

— Karl ! Karl ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ? C’est incroyable… toi ! ici ?

Karl Marx danse d’un pied sur l’autre.

— Je suis ici… oui, pour… pour affaires !

— Ce doit être sérieux. Tu ne te déplaces jamais sans de bonnes raisons à l’étranger.

La femme blonde rit, elle a un rire merveilleux de blondeur, Karl la hume, elle sent la terre, une bonne terre généreuse.

— Tu prépares quelque chose ? Ah ! Karl, toujours aussi secret… mais je te comprends… je te comprends. N’en dis pas plus. Chut. » Elle met un doigt sur les lèvres sèches de Karl Marx, elle lui ferme la bouche avec autorité. « Plus un mot ! D’ailleurs… tu ne m’as pas vue. » 

Il s’éloigne de la femme avec regret. Elle est retournée s’occuper de quelques réfugiés, des Syriens probablement, ou des Afghans… l’a déjà oublié. Il aimerait plutôt l’inviter à prendre un café à une terrasse. Karl Marx descend lourdement dans la station de métro, se mêle à la foule cosmopolite pressée, aux touristes, aux mendiants professionnels, aux professeurs d’université. « Mais n’est-ce pas la même chose qu’un mendiant, se demande-t-il observant les voyageurs de sa place assise chèrement acquise à une grosse dame dans la rame de la ligne 3 qui file à grande vitesse vers le centre-ville, tous ces érudits, ces chercheurs à qui l’on fait l’aumône d’argent public, payés à faire quoi, raconter des sornettes pendant que le monde brûle. Pendant que je brûle. » Dans la rame du métro un homme explique qu’il vend des stylos pour payer les frais médicaux de ses enfants malades. Il y en a trois ou quatre comme lui en permanence sur la ligne. Plus sombre que jamais, Karl Marx essaye de s’abîmer dans la lecture d’un traité de métaphysique, en vain, rentre chez lui, ne dîne pas ou pense dîner d’une biscotte. Pense. Jusque tard dans la nuit. Ne dort pas ou si peu. Pense. Une vieille scie des années cinquante lui vrille la tête.

 

— Vous voulez travailler chez nous ? Gratuitement ? Pour nous remercier.

Le chirurgien-chef est intrigué par le bonhomme court sur pattes et ventripotent venu de Bruxelles. C’est qu’ils n’ont pas l’habitude de recevoir ce type d’individus depuis la pseudo-capitale, comme ils disent ici ; ils voient plus souvent débarquer les costumes trois-pièces que les vieux manteaux. « Un cousin de Cracovie qui lui a refilé son tissu » pense le chirurgien, quelqu’un qui n’a pas oublié d’où il vient. « Mais je crois comprendre : c’est pour un reportage ? » Il appuie sur le dernier mot avec mépris. « Je vous l’ai déjà dit, nous n’avons besoin de rien. Non ! sauf du fuel pour nos avions de chasse ! » Il rit.

Karl Marx contemple le sceau accroché au mur du bureau du médecin : un serpent enroulé autour d’un bâton trempe sa langue bifide dans une coupelle. Des ailes et la cocarde bleue et blanche des forces aériennes complètent l’allégorie. 

— C’est à cause de ce qui y est écrit. C’est pour cela. Parce que je suis ignorant. Parce que les livres ne suffisent pas, ne remplissent plus le vide. Parce que le poison est aussi ce qui guérit. Parce que la médecine militaire guérit aussi ceux qui ont pour mission de tuer. « Ωφελέειν και μη βλάπτειν »

— La médecine ne fait pas de différence. Vos raisons sont très honorables Monsieur Marx. Et il est vrai que nous nous y connaissons en pharmakon. Nous sommes les élèves d’Esculape et de Mars, le dieu des armées. Nous fouillons les chairs. Nous connaissons la matière des corps de l’intérieur. Nous sauvons et nous pouvons tuer. Un soldat est-il une arme ou bien le porteur d’une arme ? Je vous le demande Monsieur Marx, qu’en dit votre dialectique ? Je n’arrive pas à trancher cette question capitale.

Le chirurgien parle en allant et en venant d’un bout à l’autre de son maigre bureau. Par la fenêtre, Marx observe les toits de la ville. De l’autre côté du couloir, sa mère, Madame Henriette née Pressburg, contemple des champs, des arbres, des collines. La ville est flanquée à l’est par un mont légendaire. Quelques nuages caressent les sommets. La mer est derrière la montagne. En sortant sur la longue terrasse du huitième étage encombrée de fumeurs, patients et membres de leur famille, on peut apercevoir à l’horizon une ligne de navires qui se dirigent vers le port. L’esprit de Marx est rempli d’images de travailleurs. Mais les industries sont presque entièrement automatisées ou vendues à des étrangers. Que reste-t-il comme travail qui ait du sens se demande Marx ? Il faudra que je rédige un papier là-dessus à mon retour à Bruxelles. Que devient Jenny ?

— Oui, je souhaite travailler pour l’hôpital militaire, confiez-moi les tâches les plus ingrates, nettoyer les sols, changer les malades, tenir compagnie aux vieux que personne ne vient voir. Quels sont les besoins ? Je les accomplirai sans broncher. En échange, je demande le repas midi et soir et de pouvoir laver mon linge. Et du café. Travailler aujourd’hui cela signifie servir autrui ; la production n’a plus de sens. Je préfère servir les malades que les riches. Vous comprenez ?

Le chirurgien acquiesce sans broncher. Il prend la maquette du Mirage 2000 et lui fait faire un looping. Il ajoute, hilare :

— Et ceux d’en face n’auront qu’à bien se tenir !

La question du chirurgien trotte dans la tête de Marx penché sur son traité de métaphysique. Les rumeurs de la nuit entrent étouffées dans la mansarde. « Un soldat est-il une arme ou le porteur d’une arme ? » C’est en effet une question fondamentale, quel est le rapport des parties au tout ? À la lumière d’une ampoule nue, Marx remplit un cahier d’écolier d’une écriture serrée, remplit les marges de son gros livre de notes, de points d’exclamation, de résumés. Comment suis-je passé à côté de ces développements-là ? Une motocyclette démarre. Un homme crie dans une langue qu’il ne comprend pas. Les rumeurs de la nuit entrent étouffées dans la mansarde qu’éclaire la lumière jaune d’une ampoule nue. L’hôtel n’est pas fréquenté par des touristes. Longtemps, j’ai cru de bonne foi être l’héritier des idéalistes de ma patrie. Je me suis trompé. La dialectique nous a menti. Tous des imposteurs ! Je dois reprendre mes études à zéro, établir des bases, remonter la pente des connaissances ou tout abandonner. Logique. Linguistique. Dénotation. Référence. Classes. Fondements des mathématiques ! Himmel ! Je ne peux pas me le permettre. Jenny, les enfants… le loyer. Le pain. Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’a servi à rien. Je me suis drogué avec des lignes de dialectique. Ha ! Le vieux Leibniz et les conservateurs en perruque avaient-ils vu juste ? L’ordre de la nature est fondé en raison et il existe un autre ordre qui n’appartient qu’à Dieu. La grâce, la charité. Ce sont ces pauvres lumières-là qui nous restent, toute notre humanité tient dans nos gestes de douceur. Et Dieu pense juste. Fondements. Du sable, toujours du sable…

Karl Marx se prend la tête à pleines mains. Il finit par se lever, se dirige vers la fenêtre, respire les vapeurs de gasoil qui montent de la station-service au pied de l’hôtel, retourne à sa table de travail, déchire les pages blanches à la fin du cahier. 

« Lorsque j’ai entrepris ce voyage, j’ai laissé ma famille dans la situation financière la plus difficile et la plus désespérée. Non seulement ma femme et les enfants sont malades, mais ma situation financière actuelle est tellement critique que ma femme est littéralement harcelée par les créanciers, et elle se trouve dans un embarras d’argent tout à fait lamentable. »*

 

— Il faut trouver une nouvelle théorie, comprenez-vous ?

Le chirurgien–chef hoche la tête. Depuis que cet excentrique aide–soignant est arrivé dans le service, les patients se remettent sur pied beaucoup plus vite, ils sont pressés de partir, de « monter au front » disent-ils. Il allume une autre cigarette, écoute posément le discours de Karl Marx :

« L’ancienne dialectique est morte et nous avons perdu deux siècles à nous enivrer des illusions générées par notre orgueil. L’action est un mot creux, il appartient à la physique et non pas aux sciences sociales de décrire les forces. Le pharmakon sera toujours à double tranchant, c’est un glaive. Je crois que Mars précède Esculape et l’art de guérir suit l’art de la guerre. » Marx sirote son café, toujours le même, un double noir.

— C’est votre question qui m’a fait comprendre la nécessité de revoir les fondations du combat pour la justice : qu’est-ce qu’un soldat ? J’y ai épuisé mes nuits mais là, j’ai quelque chose de solide.

Marx tapote une liasse de feuilles qu’il dépose avec soin sur le bureau du chirurgien. Il déplace légèrement la maquette du Mirage 2000.

— Vous avez entendu les nouvelles ce matin ?

Le chirurgien tourne les pages du manuscrit.

— Vous avez écrit… ça ? » demande-t-il en pointant une formule composée de symboles logico-mathématiques. Il bouge la tête de gauche à droite. « Les nouvelles en provenance des îles » reprend-il en pointant l’index vers son interlocuteur. « Non ? Bien : on y est maintenant ! Je pars pour le front, il y aura beaucoup de parties à découper. Qu’allez-vous faire Monsieur Marx ?

— Je comprends. Marx dépose le café. Admettons que le soldat soit aussi une arme et pas seulement le porteur de l’arme. Dans ce cas, j’aurai l’occasion de démontrer ma théorie en étant sur place, au cœur de la configuration. Permettez que j’aille dire au revoir à ma mère. Pourrez-vous également envoyer ce paquet auprès de mes amis à Bruxelles ? » Il indique la liasse de papiers. « Je n’en ai malheureusement pas les moyens. »

 

* Karl Marx, Lettre à Annenkov du 9 décembre 1847. Cité en note in Jean Stengers, « Ixelles dans la vie et l’œuvre de Karl Marx », Mémoires d’Ixelles. Bulletin du Cercle d’Histoire locale d’Ixelles, n° 22, juin 1986, pp. [5-16].

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