Épisode méconnu

Yves Wellens,

« Oui, je sais, on ne va pas se raconter d’histoires, cela pourrait être le prélude à de sérieux ennuis », dit Marx en embrassant Jenny sur le seuil de la maison. Cet homme va sans doute me mettre en garde, me conseiller de me tenir tranquille… Mais je ne vais pas me dérober, ma réputation est faite : et peut-être cette rencontre me permettra-t-elle de sonder leurs intentions, ce qui n’est pas à négliger. Je devrai jouer serré, mais je me dis que cela pourrait en valoir la peine.

— Je ne te vois pas te contenter d’écouter son discours sans réagir, dit-elle, je ne puis donc pas te demander de me promettre de rester calme… De toute façon, je me suis renseignée, ce n’est qu’un subalterne, ce n’est pas comme si tu allais rencontrer le chef de la Police en personne…

— J’y vais, maintenant, lui murmura-t-il à l’oreille, sans parvenir à la rassurer tout à fait. Elle le regarda partir et tourner le coin de la rue,

L’éternel proscrit alla d’un pas ferme vers le lieu de rendez-vous, traversant à pied une partie de la ville, avant d’aboutir devant une maison modeste d’un quartier proche des faubourgs.

L’avant-veille, il avait reçu un billet par porteur, qui n’était revêtu d’aucun cachet officiel, signe que la rencontre serait avant tout informelle, comme une prise de contact entre deux adversaires irréductibles, qui tenaient à se flairer et à soupeser leurs forces respectives avant leur inévitable affrontement. Bien sûr, Marx n’était pas dupe : il se savait surveillé, ici comme partout ailleurs, c’était son lot : et les méthodes des divers « services » qui semblaient se relayer d’un pays à l’autre pour le cerner ne différaient guère entre elles : des inspecteurs le suivaient à courte distance et lui emboîtaient le pas sans se cacher, les rédactions des journaux auxquels il collaborait étaient régulièrement perquisitionnées, et parfois fermées, tous les exemplaires d’un numéro d’une publication étaient saisis ; on conseillait à leurs directeurs d’arrêter leur collaboration avec lui – et certains le faisaient. En marchant, Marx roulait des hypothèses dans sa tête : qu’est-ce qu’un membre de la Police pouvait bien attendre d’une entrevue avec lui ? Se figurait-il qu’il suffisait de recourir à des menaces pour le faire taire, ou même pour l’inciter à diluer une dose de prudence et de retenue dans sa plume incendiaire de pamphlétaire ? De ce point de vue, il jugeait la rencontre tout à fait inutile : et, en dépit de l’absence complète de considération qu’il portait à ces défenseurs d’un ordre inique et dont il mettait à nu tous les ressorts dans ses écrits, il ne pouvait croire qu’ils étaient assez stupides pour entretenir de telles illusions.

Pourtant, quand il arriva à destination, il ne put dissimuler sa surprise, ce qui ne pouvait que le contrarier.

Après avoir examiné les environs, il entra dans cette maison isolée, manifestement choisie pour cette vertu, il poussa lentement la porte entrebâillée et ne vit qu’un homme, qui l’attendait assis dans un fauteuil défraîchi au milieu de la pièce de séjour. L’homme, vêtu d’une veste de bonne coupe, l’invita d’un geste courtois à prendre place en face de lui. Il ne paraissait nullement perturbé par la pauvreté étriquée des lieux, alors qu’il œuvrait en général dans l’espace imposant d’un bureau décoré de lambris. Il avait une attitude parfaitement calme, presque discrète, sans chercher à lui faire prendre conscience de son importance. Le chef de la Police en personne prit la parole d’un ton serein, presque doucereux :

— J’ai trouvé le temps de remplacer mon adjoint… Ne m’en veuillez pas de cette petite mise en scène : je n’ai pas de motif à vous poursuivre, et je n’en cherche pas…

— Pour l’instant… siffla Marx.

— Oh, je suis un peu désolé que vous abordiez cette conversation sous l’angle de la méfiance.

— J’ai mes raisons, cela n’a pas dû vous échapper…

— Oui, sans doute, je vous accorde que nous pouvons nous montrer désagréables à l’occasion ; mais vous avez ma parole, je ne donnerai aucun ordre après que nous nous soyons quittés. Je ne puis simplement me permettre de vous recevoir de manière officielle, je ne tiens pas à m’attirer les foudres de vos libelles et de vos revues. Je vous assure, ce n’est qu’une simple conversation : aucun de nous ne rendra les armes à la fin, nous partirons sans avoir ni l’un ni l’autre abjuré nos convictions.

Non, ce n’est même pas pour mieux vous connaître, vous sonder, vous retourner, ou que sais-je encore : j’en sais déjà bien assez long sur vous, pas besoin d’en rajouter.

Je le dis quoi qu’il pût m’en coûter, j’ai de l’admiration pour vous, pour votre esprit rebelle et ce pouvoir de donner aux mots une force immense, capable de soulever des foules et de renverser des mondes.

— Ce n’est pas simplement un « esprit rebelle », qui serait comme un péché (non une erreur) de jeunesse et qu’on perdrait dès que les rangs de la conformité se forment. C’est avant tout une dénonciation réfléchie et méthodique, qui me sert d’abord à désigner vos faiblesses, que vous vous acharnez à montrer en toutes circonstances, et à les utiliser pour vous affaiblir et, de là, à vous chasser. Je ne cherche pas à vous transformer, vous et vos semblables… Vous finirez par mourir, et votre système de domination, s’il ne vous suit pas, vous personnellement, Monsieur le chef de la Police, dans la tombe, finira par disparaître. Il n’y a en vous aucune part d’aliénation qui puisse être inaliénable : votre organisme ne peut reproduire que des répétitions, et votre épiderme n’engendrer que des peaux mortes.

Et, dites-moi, chez vous, que suis-je censé admirer ?

— Oh, Monsieur Marx, je ne suis qu’un homme de dossiers, je n’ai pas grande importance, rien qu’un rouage, un pion sur un échiquier trop grand pour moi, même si, maintenant, je suis au sommet de mon pouvoir, qui est considérable. Mais ce pouvoir n’est pas grand-chose face aux puissances de l’esprit : et c’est pourquoi un homme tel que vous ne doit pas être ménagé. Non pour vous empêcher de penser, naturellement, c’est impossible : même pas pour vous réduire, ou au moins réduire votre influence : mais pour vous montrer que nous sommes encore là, et que vous ne triompherez pas sans combattre.

— Je sais, c’est la règle. D’ailleurs, de quoi vous plaignez-vous : dans le mécanisme que j’ai mis à jour, vous n’êtes qu’un automate qui n’a pas le moindre geste à soi…

— Je pense cependant que, si vous triomphez, vous devrez construire un autre système, et je ne pense pas d’abord qu’il puisse sortir tout fait du cerveau d’un seul homme, et qu’il faudra bien le stabiliser : alors vous devrez faire des choix douloureux, que je ne perçois que trop bien : l’autorité suprême qui produit le contrôle qui s’appuie sur la surveillance qui récuse toute critique et toute lecture non orthodoxe.

— Il faut prendre ce risque. Il est lié à l’émancipation des peuples, et pour moi cela doit passer par une rupture complète avec un ordre des choses dont il n’y a rien à retirer – je veux dire : rien à sauver. Mais vous le savez : et pourtant, en dépit de toute votre puissance et de toutes vos fines méthodes, vous n’avez en tête que des idées dépassées, qui se font une gloire de n’aller pas loin. Vos choix ne me concernent que dans la mesure où, les trouvant mauvais, et prouvant qu’ils sont nuisibles au sort de l’humanité et au devenir de l’homme, je les combats et les combattrai toujours.

— Je le sais, et je pense même que vous pourriez gagner. Mais je vous ai dit aussi que nous resterions sur nos positions, et que nos désaccords sont irréductibles.

— Pas de surprise, par conséquent.

— En effet. Je poursuivrai dans cette veine en vous laissant repartir sans problème.

— Je vous remercie. Ce n’est que partie remise, je suppose ?

— Je dois exécuter les ordres quand ils me parviennent… Mais celui qui vous concernerait ne viendra pas de moi : et je m’engage à ce que cela se passe dans les meilleures conditions, compte tenu des circonstances.

Marx se leva, et aussitôt le chef de la Police l’imita. Ils ne se serrèrent pas la main. Marx repartit sans attendre et rentra à pied, en notant que personne ne le suivait.

Quelques mois plus tard, Marx apprit que le chef de la Police avait été écarté, et qu’une procédure d’expulsion avait été prise à son encontre, suite à un l’un de ces articles où il s’en prenait ouvertement aux autorités, et que la censure avait interdit. Dûment avertis, Marx, Jenny et les enfants avaient eu le temps de passer la frontière.

Il ne put s’empêcher de penser que l’homme avait été écarté en raison de son manque d’empressement à se saisir de lui, lui permettant ainsi de filer sans encombre. Il apprit aussi que cet homme avait été contraint de quitter la Police, et avait végété quelque temps avant de retrouver un emploi d’avoué et de scribe dans une étude de notaire, bien loin de son statut tout-puissant et redouté d’auparavant.

Quand il apprit, quelques mois plus tard, par une lettre, que l’ancien chef de la Police avait été assassiné, Marx fit savoir à son entourage qu’il n’approuvait pas ces méthodes, qui ne pouvaient qu’entraîner un durcissement de la répression, et une augmentation de la menace qui planait en permanence sur lui.

Mais il ne désavoua personne.

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