Si tu restes avec moi

Élise Bussière,

Ils sont attablés face à face. Entre eux, une bouteille de vin. Autour, le bistrot où ils viennent clôturer chaque semaine, tous les vendredis depuis que Ghislaine est retraitée. Cela fait plus de vingt ans. Même leur chien n’a pas survécu à cette habitude. Ghislaine et Paul ne se posent plus la question. À midi, ils passent la porte de leur appartement et se rendent à pied au restaurant. Ils font un détour par la rue centrale pour regarder les vitrines et se rendre chez le marchand de journaux. Avant qu’ils n’aient à le demander, il leur tend le programme de télévision du week-end. Chaque vendredi, au bistro, ils commandent la formule qui propose invariablement un menu à trois services. Et déjeunent en silence, comme ils passent leurs jours. Le dos de Paul accuse les années. Ghislaine se tient droite, les deux mains sur la table. Dans le cou, un grain de beauté saillant que la chaîne de son pendentif vient chatouiller depuis d’innombrables printemps sans le détacher et ses boucles qu’elle n’a jamais pu dompter et qui aujourd’hui sont grasses. La nappe est immaculée. Pas même une miette de pain pour indiquer leur présence. Aussi blanche que leur ennui. Ils ne se regardent pas. Le nez pointé vers leur assiette, ils mangent avec application. Parfois, ils redressent la tête pour commenter le plat qui arrive ou un client qui entre, puis retombent dans le silence que leurs mastications scandent.

Certains vendredis, il arrive que Paul raconte au serveur l’anecdote jugée amusante de la veille. Ghislaine la ponctue alors de plusieurs « tellement drôle ». Le serveur sourit. S’il s’en va avant la fin parce qu’il n’a pas le temps ou l’envie, Paul se retrouve alors face à un silence encombrant et à sa vieille qui connaît l’histoire pour l’avoir entendue, depuis hier, contée au voisin, puis à l’épicier et, en partie, au serveur. Afin de le sortir de l’embarras, elle lui montre par un mouvement du menton et un regard insistant une blessure sur sa main.

— Oui, je ne sais pas comment je me suis fait ça, réplique Paul reconnaissant pour la diversion.

— Avec le tire-bouchon, l’autre jour.

— Ah, tu crois ?

— Oui, je l’ai vu.

— Ah bon.

Puis ils plongent à nouveau dans un silence qui se prolonge indéfiniment et que rien ne devrait venir perturber jusqu’au dessert. Il n’est presque plus pesant. Ils s’y sont faits. Ghislaine regarde par la fenêtre. Paul se sert de vin. Quand, discrètement d’abord, les notes d’une batterie suivie d’une guitare électrique le rompent. De l’enceinte fixée sur le mur derrière leur table, la voix rocailleuse de Johnny entonne :

Si tu restes avec moi

Si tu restes avec moi

Oh, mon amour

Paul s’anime. Ses yeux pétillent. Le coin de ses lèvres se soulève. Il bat discrètement la mesure avec ses doigts sur la table. Ghislaine commence à se dandiner. Ils se regardent. Ensemble, ils vibrent.

Et tu vivras à mes côtés

Le plus grand des contes de fées

— Tu te souviens ?

— Bien sûr.

— C’est avec cette chanson que je t’ai demandée en mariage. Le titre venait de sortir. Et pour exaucer tes désirs, Je serai prince des loisirs, chantonne Paul sans la regarder. Si celui-là s’en va, il ne nous restera vraiment plus rien.

Il baisse les yeux et regarde ses mains. Elles tremblent légèrement. Et, ensemble, ils attendent le dessert. En silence.

Partager