Silences au sommet

Alain Dartevelle,

Puisqu’il est de notoriété publique que des signaux dits forts et des démonstrations métaphoriques tiennent lieu de langage à la diplomatie, ce n’est pas pur hasard si Nikola avait rejoint Bruocsella en tête d’une cohorte d’Audi A8 blindées, alors que, de son côté, c’est en Airbus FSX qu’Angelika et son équipe pluridisciplinaire gagnaient la capitale de la Nouvelle Europe pour ce qui s’annonçait comme un des Sommets du siècle. Ainsi les deux chefs d’État qui depuis peu paraissaient décider à eux seuls — chiffres des PNB obligent — du sort des Vingt-Sept, renforçaient-ils aux yeux des médias leur franche complicité en choisissant chacun, pour mode de déplacement, un des fleurons industriels de l’autre.

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Avant de prendre place dans la vaste salle de banquet, au centre du palais de l’Euroconseil, un cocktail sans façon rassembla les décideurs et leurs gardes rapprochées, à l’occasion duquel Angelika et Nikola prirent place sur un podium, question de surplomber leurs pairs en leur rappelant sur un ton solennel, non dénué de sourdes menaces, que l’heure était critique. Et de fixer l’objectif à atteindre au finish : un règlement définitif de la question de la dette des Hellènes, leur Premier ministre Papendettou dût-il s’engager à mettre noir sur blanc, voire à recopier tel un mauvais élève, les bonnes résolutions qu’il serait tenu de prendre ! Plus, pour ce faire, la nécessité de décider les banques à cracher au bassinet, tout en rayant de leurs comptes un pourcentage appréciable de leurs créances sur la nation félonne.

De fortes paroles que Nikola serina en gesticulant, tandis qu’Angelika, la bouche en cul-de-poule, opinait compulsivement du chef.

Des déclarations que nul ne s’avisa de remettre en question, d’autant qu’elles restaient vagues.

Des affirmations que les représentants du gratin politique se contentèrent d’accueillir par un silence prolongé. Un des premiers silences de la journée, rimant avec prudence.

Auquel succédèrent, comme à contrecœur, quelques applaudissements mesurés et dont on ne saura jamais s’ils trahissaient de la politesse ou bien de l’appréhension.

Et pour les politiques, le temps était venu de passer à table, et pour leurs techniciens, celui d’entrer en conclave dans cet auditorium où attendait une escouade d’interprètes.

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Au menu du jour figuraient bien sûr des entrées typiques des différentes cuisines néo-européennes. Dans un beau mélange se côtoyaient donc une profusion de starters et d’antipasti, d’entrées, de tapas et de voorgerechten ainsi que de primi piatti aux couleurs chatoyantes. Autant de délices dînatoires propices à réitérer la croyance collective à l’unité dans la diversité, tandis que des mondanités s’échangeaient en tous sens, comme on taille le bout de gras.

Même si, en marge des propos de circonstance, les racontars et mesquineries allaient bon train, mezzo voce… Ainsi est-il piquant de relever que, n’en déplaise aux professions de foi collective, les lieux les plus communs et les caricatures les plus simplistes circulaient encore, envers et contre tout, sur telle ou telle nation de l’espace commun.

Il était donc acquis que les sujets de la République germaine étaient des bosseurs de première, mais tellement bornés, vulgaires, si frustes et si sommaires, façon choucroute et chopes de grès… Et que les Fransquillons, dont Nikola représenterait un prototype en réduction, n’étaient au fond que des hâbleurs supérieurement superficiels, de surcroît obsédés de la chose, qui croyaient tout savoir en se faisant avoir !

Tandis qu’indécrottablement, la population du Condominium hellène était un ramassis de tire-au-flanc et tricheurs éhontés. Et que les Italiotes — ces « macaroniches » dont un vieux barbon du nom de Merluchconi défendait les intérêts sans une extrême conviction — ne valaient guère mieux, question combinazzione… Sans parler des Spaniches et des Poliches, des Roumaniches, des Portuguèches… Tout en laissant provisoirement les Engliches en dehors du débat, comme eux-mêmes avaient si longtemps tenu à l’être…

Pour ne rien arranger, force était de reconnaître que le sommet du jour avait précisément pour objectif de parer à la débâcle boursière et monétaire que la gestion calamiteuse de différents États, en première ligne hellène et italiote, avaient clairement enclenchée… De quoi clouer le bec à ceux qui, timidement, auraient tenté de battre en brèche de tels préjugés.

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Alors qu’une armée de serveurs en habit et d’aidantes en tabliers de dentelle débarrassait les tables des reliefs des entrées, il y eut, telle une interruption officieuse et spontanée de séance, une demi-heure de battement : une pause informelle que la plupart des convives mirent à profit pour communiquer tous azimuts, question de prendre le pouls d’un monde du sort duquel ils décidaient.

Un moment de relâche extrême, où l’on se mit à pianoter spasmodiquement, qui sur son iPhone, qui sur son Blackberry, donnant sans façon au chœur des gens de presse un spectacle qui passerait à tout le moins pour celui de monomaniaques. Encore la plupart d’entre eux, soucieux de la confidentialité de leurs conciliabules, ne tardèrent-ils pas à s’isoler dans l’un des multiples alvéoles insonorisés équipant une salle adjacente à celle du banquet : question de prendre des nouvelles de la petite famille laissée au pays, indiquait-on à ses voisins, démontrant ainsi à demi-mot que, dans le cœur des puissants du monde globalisé, l’intime n’est jamais loin de l’universel.

Ainsi Angelika passa-t-elle d’abord pour n’avoir téléphoné qu’à son chimiste de mari, retenu à l’université Humboldt pour quelque conférence sur le théorème de Koopman, quand dans la foulée, elle s’était entretenue avec ce Vlad Putin plaisamment qualifié d’empaleur, et de saigneur de toutes les Russies. Nikola n’étant nullement en reste : s’il s’était enquis de l’état de santé de sa Karlotta d’épouse et de la petite fille qui venait de leur naître, lui non plus n’oubliait pas la nécessité d’harmoniser les points de vue à l’échelle planétaire. Aussi n’avait-il pas manqué de se livrer à une brève mais essentielle conversation à distance avec ce Barock Obamo que les médias internationaux avaient définitivement sacré Archange des États-Réunis…

Autant de prises de contact dont il ne serait pas longtemps fait mystère, et qui devaient, escomptait-on, atténuer peu ou prou les tensions monétaires.

À l’inverse, et on ne le découvrirait que plus tard, Nikola préférait que ses échanges récents avec Zhōngh Shǔxí, le président des Chinetoques, demeurent absolument secrets jusqu’à ce que le Sommet ait pris fin.

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Une information exaspérante lui étant parvenue, selon laquelle les experts germains, soutenus en cela par le lobby des nouveaux États membres, s’opposent farouchement à la transformation en banque du Fonds transnational de stabilité financière, le fougueux Nikola, sans un regard ni un sourire à Angelika qui mine de rien l’observe à deux tablées de là, Nikola a tôt fait de trouver un prétexte pour, de nouveau, déserter le banquet.

Il s’agit d’aller remettre au pas son chef de mission, ce conseiller personnel en matières financières et fidèle compagnon des luttes larvées qu’est Alex Monk. D’emblée, il le saisit par les revers du veston — ah ! cette manie qu’il a de toucher les gens, comme pour se les approprier ! —, il le menace et fait mine de le prendre à la gorge, l’abreuve d’insultes, laisse entrevoir son prompt limogeage, le traite d’incapable et piétine en hurlant ! C’est qu’il attend dans l’heure des démonstrations crédibles ! Un plan d’action qui tienne la route ! Faute de quoi, pan ! Que l’autre prenne une balle, et entre les deux yeux ! Avant de beugler encore, de menacer toujours !

Heureux de vivre, au fond, le petit Nikola, et comme ébloui de se retrouver pareil à lui-même.

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Interlude funèbre. Après les plats de résistance tomba l’annonce de l’élimination du Colonel Khifada, le dictateur de Tripolie. Une mort violente, et dont témoignait une brève séquence filmée par un des protagonistes de l’échauffourée, depuis son GSM. Une succession d’images chahutées et sanglantes, restituant par fragments et à-coups ce qui avait tout l’air d’avoir été un lynchage.

Des images qui laissèrent Nikola pensif, et pour un temps, indifférent aux autres nouvelles du globe qu’une voix chuintante débitait dans son oreillette

Revoyait-il la réception faite en l’honneur du Colonel moins de deux ans auparavant ? Se remémorait-il les caprices de ce fou, qu’il avait bien fallu satisfaire ? Ou bien se demandait-il comment négocier ce tournant d’une intervention dite de libération nationale, à laquelle il n’avait pas peu contribué à associer d’autres puissances majeures ? Incité en cela par un de ses plus fervents thuriféraires : ce néopenseur à chemise blanche ouverte de Bruno-Hector Livid qui, se donnant pour l’ultime incarnation de l’éternel Malraux, qualifiait à présent ses faits et gestes de malruciens, et de malrucienne la moindre idée lui passant par la tête.

Nikola rongeait son frein en suçotant l’une après l’autre, cuisinées tout spécialement pour lui, des cuisses de grenouilles à la sauce ravigote censées rendre culinairement hommage à son très beau pays. Même si elles provenaient, importation directe, de ce bourbier de l’Est où des pays frères ne savaient plus trop bien s’ils avaient fait le bon choix en demandant leur adhésion à la Nouvelle Europe…

Nikola, quant à lui, se demandait s’il était déjà temps de s’interroger publiquement sur le bien-fondé d’une révolution portée à bout de bras par des démocraties si friandes de pétrole. Devait-il tempêter ? Et mettre en garde, déjà, contre le danger de poussées intégristes ? Songeant aux contrats qui se signaient, en masse et dans l’urgence, il décida qu’il valait mieux temporiser.

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À l’heure des desserts, un grand silence avait envahi la salle traversée d’éclairs de flashs et balayée des pinceaux des spotlights, pour accueillir et féliciter Hector Vanromvanpaeyvan du travail accompli jusqu’ici, avant de peut-être lui confier un rôle plus important encore pour le devenir de la Grande Union.

Hector Vanromvanpaeyvan, Belgicain taciturne aux allures trompeuses d’éternel ahuri, à qui avait échu la responsabilité d’assurer la coordination des politiques économico-financières des différents frères ennemis de la Communauté en péril. Un artisan de l’ombre soudain mis en lumière, et dont les différents chefs d’État, avant toute déclaration publique nécessitant de l’évoquer, s’exerçaient péniblement à retenir son nom qui par nature, leur était imprononçable.

Hector Vanromvonpaeyvan, magicien de la communication dont tous savaient le jardin secret : la science des haïkus, lui-même s’essayant parfois à l’art de dire tant en si peu de syllabes, sur le mode allusif, poétique ou ludique. Faisant de chaque mot une image potentielle. Et d’une seule phrase, parfois, mieux qu’une fresque panoramique.

Et il advint que cet homme, après les compliments protocolaires, consentit sans trop se faire prier, intervention sublime, à honorer l’assemblée de la récitation de quelques haïkus de son cru.

À commencer par celui-ci, déclamé de sa voix de fausset :

Sous le mont chauve

De mon crâne grouillent

Tous les futurs, sauf le nôtre

Avant cet autre, sibyllin :

T’es-tu dit, toi

Que tu titubes et

Tombes en des gorges profondes

Pour terminer par cet autre encore, qualifiable de limpide :

Ce soir le monde

Sur le point de me dire

Quelque chose — se tait

Un nouveau mutisme général s’ensuivit, alors que l’assistance médusée tentait ou feignait d’apprécier, et s’imprégnait de l’idée qu’ainsi va la vie, à coups de haïkus…

Une sorte d’hypnose collective, de mise du temps en suspens, avant que ne crépitent des salves d’applaudissements plus mécaniques qu’enthousiastes et que l’on serve en masse, à ces convives pas mal repus, un autre genre de friandises.

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Ce furent évidemment les médias en ligne et les réseaux sociaux qui, les premiers, révélèrent l’intégralité des résultats du Sommet, ses engagements et ses promesses. Dont un effacement de 50 % de la dette hellène et, au niveau du Fonds transnational de stabilité financière, la constitution d’un trésor de guerre de quelque 1 400 milliards de dollars pour venir en aide à l’euro… Tout cela moyennant l’intervention du FMI et différentes synergies avec les nouvelles grandes puissances économiques, au premier rang desquelles l’Empire chinetoque…

Et donc, c’est comme pris à revers que chefs d’État et ministres, à l’heure du pousse-café, apprirent par leur tablette, et dans leurs moindres détails, les décisions qu’ils venaient de prendre. Celles-là même dont leurs staffs respectifs étaient sur le point de leur communiquer la liste, assortie des textes de déclarations à faire à la presse. Chez certains d’entre eux, un profond désarroi fut nettement perceptible.

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Lors de la séance de clôture, elle est vraiment touchante et révélatrice, cette manière qu’ont Nikola, Angelika, de se regarder de loin sans mot dire, tandis que leurs regards échangent des éclairs complices et que leurs lèvres esquissent au même moment une moue identique : cette manière qu’ils ont de réinventer sur le mode bouffon une expression qui veut qu’on puisse avoir l’air entendu sans prononcer un mot.

Après quoi les conclusions du Sommet font l’objet de leur annonce officielle. Des résolutions que chacun connaît déjà par cœur, mais que les deux ténors serinent à satiété, comme pour enfoncer le clou. Comme pour se persuader qu’ils tiennent le bon bout de cet écheveau d’intérêts divergents où des fortunes se font et se défont, où tout part en fumée ou bien tout s’améliore selon que leurs propres propos trahissent ou non une inquiétude, voire une simple hésitation.

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À l’heure des accolades d’au revoir, il n’avait pas échappé aux observateurs que les visages d’Angelika et de Nikola affichaient publiquement, plus que des sourires de commande, une profonde satisfaction. Soit celle d’un petit chef qui aimait tant se donner des airs de mauvais garçon et qui, à l’opposé de son Saint-patron, tenait à garder la réputation de ne pas faire de cadeaux. Soit celle, aussi, d’un petit bout de femme qui, forte de sa détermination à ne délier qu’avec une extrême parcimonie les cordons de la bourse commune, renouait en cela avec sa jeunesse studieuse en Germanie de l’Est, là où un mark était pleinement un mark…

Et pour le reste, de quoi demain serait-il fait ? On aurait été bien en peine de le dire… Car en ces temps troublés, tout n’était, par définition, que provisoire et imprévisible. D’autant que certaines mimiques de Cléanthe Papendettou et de Curzio Merluchconi, au premier rang des plénipotentiaires ainsi qu’au banc des accusés, certains de leurs regards fuyants laissaient diablement entrevoir qu’ils devaient, chacun de son côté, tramer qui quelque coup fourré, qui quelque coup de Jarnac…

Mais bon. Dans l’immédiat, Angelika Kelmer et Nikola Starkosi pouvaient se targuer d’avoir, une fois de plus, une fois encore, sauvé à leur manière le monde occidental, ou ce qu’il en restait. Avec cet espoir que les marchés, rassurés par leurs effets d’annonce, allaient se ressaisir, et que, par tous les continents, les cotations repasseraient dans le vert. Avant un nouveau choc, et un nouveau Sommet où il n’était pas du tout exclu que canard laqué et riz gluant figurent au menu !

À moins, bien sûr, que toute cette agitation, tombant dans les oubliettes d’une Histoire stoppée net, ne fasse subitement place à un silence définitif.

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