Au tour de François

Marc Lobet,

Pour la seconde fois en un demi-siècle, les œufs de Pâques, en sucre et en chocolat, ont fondu dans l’herbe. Les mains enfantines les palpent, dans la rosée du matin, comme les pneus plats d’une bécane.

Il fait très chaud en ce tout début de printemps. Une faible brise fait osciller les tiges de graminées recouvertes d’un fin duvet blanc. Ces plantes te rappellent les semaines de vacances passées, chaque saison, à Mélin, avec François ton frère jumeau, dans la grande ferme des Fortemps bordant la place du village garnie d’un canon, vestige de la guerre de 14-18, sous un monument dédié aux Morts pour la Patrie. Ce canon a vu défiler une ribambelle de pelotons de petites reines lors des courses dominicales. Mais c’étaient les princesses aux nattes dorées et aux fines gambettes qui attiraient avant tout nos regards.

Loin des haut-parleurs et des cris d’encouragement aux cyclistes ressurgit le souvenir d’un monde à la fois simple et enchanté. Celui de la forêt humide, à l’arrière de la ferme, où nous allions chercher, au point du jour, des champignons dans les futaies et les taillis, avec l’espoir de rencontrer un daim ou un chamois qui aurait échappé aux fusils de chasse.

Autant que par les sous-bois, nous étions fascinés par tout un concert de musique concrète : marteau du maréchal-ferrant sur l’enclume, scie à main du menuisier avant d’assembler en hâte les planches d’un cercueil, flonflons d’un bal de guinguette où le claquement des sabots sur la piste de danse massacrait une mazurka déjà bousillée par un orgue limonaire à bout de souffle, cris perçants d’un cochon égorgé, jets par saccades du lait de vaches traites à la main, tintements et vibrations de cloches sonnant le glas lugubre ou le pieux angélus du soir se répondant de paroisse en paroisse, bourdonnements d’insectes ou d’avions dans un ciel où les nuages glissaient dans le calme tout en déformant leurs contours, cliquetis d’armes blanches empruntées au Corsaire rouge ou à l’Aigle des mers découverts au cinéma de Jodoigne…

Toute une symphonie pastorale rythmée, dans la pièce de séjour, par les oscillations du balancier de la haute pendule capricieuse et poussive, battant la seconde, grignotant les minutes et les heures tranquilles dans un silence opaque, à peine troublé par le bruit des couverts au moment des repas.

Troublé aussi, mais rarement, par la voix de Luc Varenne, annonçant la victoire d’Ockers, d’Impanis ou de Verluysen, qu’Arthur Masson nous apprit à prononcer « ver luisant ». Celui-là ne devait, nous semblait-il, que rouler la nuit venue.

Dans une anamnèse, il arrive qu’on oublie que les sons viennent à égalité avec les images.

Tout comme dans un film. On imagine mal les Vacances de M. Hulot sans la bande sonore ou l’approche des chevaliers teutoniques sans la musique de Prokofiev.

Un soir, François et moi sommes retournés à Mélin. Ne reste plus aujourd’hui de cet éden terrestre — audio et visuel — que l’ombre lunaire d’un feuillage sur un mur où pend un cercle de tonneau rouillé. Accroché au calme nocturne.

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