Charowski quitta son appartement vers neuf heures quinze, ce matin-là. Il avait pris l’habitude de se lever tôt ces derniers temps, six heures moins le quart, de vaquer à ses occupations courantes, puis d’errer dans les rues de Paris. Il y cherchait l’inspiration qui marquerait la frontière entre la réalité qui scandait son travail et le rêve qui guiderait son premier roman. Écrire, bien sûr, il savait y faire puisqu’il était journaliste. Mais il ne parvenait pas à s’évader, à se distancier de cette sacro-sainte vérité que réclamait sa plume de reporter. Il avait beau essayer, rien ne l’emportait vraiment. Ce matin-là encore, il s’attela à observer la réalité pour qu’elle amorce son imaginaire. Mais, alors qu’il dévisageait avidement cette jolie femme en tailleur qui courait sur des talons hauts, la seule image qui lui vint à l’esprit fut celle de la dictature du bikini qui sévissait en ces premiers jours de printemps sur les couvertures des magazines féminins et pour lesquels il avait fini par accepter d’écrire quelques articles « fashion preppy chic ». Il fallait bien payer le loyer, surtout depuis que Julie les avait quittés, lui et son appartement. Le présent semblait donc bien décidé à n’ouvrir aucune brèche sur sa flânerie intérieure. Pourtant, dans la rue qui s’offrait devant lui, il s’obstina à chercher des âmes complices. Improbables muses. Il faut dire que l’aube, cette fois, l’avait occupé avec un sujet plus grave que les culottes Playtex : l’Europe. Il avait achevé un article qui balançait de droite à gauche les velléités de chacun à sauver la Grèce ou non de son désarroi financier. Ne fallait-il pas être solidaires puisque nous ne formions qu’un ? Oui, mais fallait-il aider ceux qui n’étaient pas à la hauteur de faire partie de la grande famille ? Et lui, Charowski, qu’en pensait-il ? Sa tête charriait des mots : union, standardisation, performance. Ceci n’arrangeait rien à ses troubles de fiction urbaine : l’homme en cravate marchant au pas de course ne lui suggéra que le mot « burn-out » et l’enfant joyeux qui venait de traverser devant lui, l’adjectif « hyperactif », triomphes du Prozac et de la Ritaline. À cet instant, Charowski aurait tout donné pour un peu de rêve, un peu d’amour, une contre-vérité. Charowski eut un sourire : il venait d’apercevoir le café où se terminait, comme à l’accoutumée, sa course stérile. Il en poussa la porte et se sentit soudain soulagé. Il vérifia d’un bref coup d’œil que tout était en place : le patron derrière son comptoir, sa femme qui fumait à l’entrée des cuisines, le petit groupe de septuagénaires qui l’appelaient « le Russe », lui qui n’avait jamais cherché à connaître l’origine de son nom. Puis cet homme sans âge, taciturne, coincé seul sur une banquette pour quatre, derrière un verre de lait grenadine. Les « vieux » le surnommaient « le fou ». Tout était là. Il pouvait s’installer à sa table, commander le premier de ses cafés, noirs, bien serrés. Et se mettre à griffonner sur son cahier. Les « vieux », comme d’habitude, interrompraient leur conversation, lui lanceraient un regard perplexe et ébaucheraient un sourire, persuadés que Charowski n’était qu’un jeune original de plus, prenant des airs de grand écrivain pour faire l’intéressant. Ils se trompaient. Et ils se trompaient encore lorsqu’ils s’imaginaient que cette matinée au bistrot ressemblerait à toutes les autres. Lire la suite →