Supermarché

Gérard Adam,

Ça y est, le revoilà derrière son journal ! Ça me fait tout drôle qu’il me regarde ainsi par-dessus la sale gueule de Dutroux. Marre de voir ce minable en première page, et leur baratin, complicités, dysfonctionnements, gestes forts, quand je pense aux enfants qu’on égorge en Algérie, si les ministres y démissionnaient à tous les coups, leur gouvernement tournerait si vite qu’ils pourraient l’utiliser comme ventilateur ! Allez, Yasmina, trois fois que tu reprends ton paragraphe ! Ce mec me perturbe, trop beau vraiment, j’ai rêvé de lui, comme dans les contes, un cheval nous emporte, moi blottie contre lui qui m’enserre, ses yeux bleus comme la nuit, pleins d’étoiles dorées, tout mon corps bouge au rythme de la croupe, doux, souple, puissant, vagues de la mer, de plus en plus… Rien qu’à y repenser, je me sens rouge comme du harissa.

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Pas croyable, elles me tombent toutes dans les bras et devant cette Beurette je reste comme un poireau ! La connaîtrai par cœur, cette putain d’évasion, pas banal faut dire, gonflé le Dutroux, et ces balèzes de flics, pas encore ce soir que je verrai le paternel, se grillent les méninges à l’état-major pour inventer des explications, c’est pas nous c’est les autres, mais ça ne prend plus, De Ridder va en bouffer son képi, devra tirer sa révérence. Ce serait marrant que Papa lui succède, un vrai poème, et rimé, deux gendarmes wallons dysfonctionnent, un général flamand démissionne, un Francophone de Bruxelles cartonne… ! Mais n’oseront pas, ce sera encore un Ménapien, d’office ! Puis maman qui vient de m’appeler, une soirée, poulet froid dans le frigo… ! Sais pas si elle l’a fait exprès, mais du poulet, par les temps qui courent… ! Si je pouvais inviter cette nana au Mac au lieu de bouffer tout seul, au moins Dutroux ne se serait fait la malle pour rien !

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Bizarre cette jeune fille ! Chaque midi elle vient se plonger dans un livre puis elle passe les mains vides à ma caisse et à chaque fois elle me sourit. J’ai cru qu’elle fauchait, mais non. Peut-être qu’elle n’a pas les moyens de s’acheter des bouquins, je comprends, quand je vois ce qu’a coûté la rentrée des deux miens, et ceux-là font des huit ou des dix gosses, pourtant elle est bien habillée, ça leur va bien ces tuniques de couleurs sur des pantalons, avec une peau et des cheveux pareils, moi je suis comme une aspirine, si je pouvais m’offrir quelques séances de banc solaire… ! Celle-ci n’a pas de foulard, scandaleux ces femmes que leurs mecs emballent des pieds à la tête ! Avant elles me faisaient peur, mais depuis la marche blanche, puis surtout la pauvre petite Loubna, j’avais emmené Jacquot, il a pris la main d’une fillette marocaine, sa mère était à côté de moi, une toute voilée, quand les parents sortent de la mosquée je me mets à chialer, du coup elle aussi, on se retrouve comme deux sœurs dans les bras l’une de l’autre…

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J’adore Dostroïevski. Je serai prof de français, que papa le veuille ou non ! Je le sens venir, dès que Farida est assez grande pour s’occuper du ménage et des petits, hop, nettoyeuse, puis me caser. Faut dire qu’avec son chômage et la mutuelle de maman… ! Depuis qu’il a perdu son boulot, et surtout que Mohamed est en tôle, ce n’est plus le même homme, toute la journée au café avec ces barbus qui lui bourrent le crâne. Mais s’il essaie, je fous le camp ! Je veux choisir mon mari, mon métier, ma vie ! Comme Nabela, ça, c’est une femme ! Pas question de ressembler à maman ! Elle a tout le temps ses crises de spasmophilie, même hier en pleine rue. Pauvre maman, l’histoire de Mohamed l’a déboussolée ! Elle n’a pas quarante ans et on dirait une vieille, quand je compare avec cette caissière qui me sourit toujours si gentiment, je parie qu’elle a le même âge et elle en paraît vingt de moins ! Elle est belle, des yeux myosotis, une peau si délicate, puis ces cheveux blonds, de la vraie soie ! Pour Mohamed, je savais que ça tournerait mal, c’était le petit roi, ton frère par-là, ton frère par-ci ! Pourtant, avec sa tête, s’il avait voulu… ! Mais la frime, épater les potes, alors on pique des baskets, puis des fringues, puis des bagnoles… Finira comme Dutroux ! En attendant, tout est pour moi, l’école, le ménage, mes trois sœurs, mon petit frère… Si je n’avais pas cette lecture de midi… ! Bon, un quart d’heure et je me sauve, juste le temps de finir mon chapitre !

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Une semaine, que je l’ai repérée ! J’étais venu acheter une carte Pay&Go, je l’ai vue de dos, une chevelure qui cascadait jusqu’à une taille de guêpe, un cul pas possible moulé dans cette longue robe fendue sur des guibolles de rêve. J’ai contourné le rayon. Le flash ! Une bouche des mille et une nuits, des yeux comme des charbons… Panique à bord ! Tout ça pour squatter le rayon des bouquins ! À l’heure pile tous les jours, une vraie Swatch ! Eh, mais ! Je le connais, son roman, j’ai dû me le farcir pour l’école ! Une espèce de Dutroux à l’époque des tsars, mais lui assassine une rombière et il tourne en rond pendant quatre cents pages avant que les flics ne l’agrafent, pas plus futés qu’aujourd’hui. C’était d’un chiant ! N’empêche, bonne idée pour l’aborder. Comment il s’appelait, le con ? Rastapopouloff, quelque chose du genre…

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De nouveau ce fils à papa qui la mate, fringues de marque, super-G à la ceinture… ! Elle n’a pas l’air de s’en apercevoir, ou alors elle fait semblant de lire et elle l’aguiche, je la comprends, sortir de l’esclavage, Allah et falbalas… Beau gosse, mais je n’aurais pas confiance, donne l’impression de mijoter un sale coup ! Sans doute à cause de la photo sur le journal, comment c’est possible des histoires pareilles, moi quand on me l’a raconté j’ai cru que c’était une blague, tu parles, une histoire belge oui, peut plus faire confiance à personne, flics, justice, politiciens, tous pourris, quand on voit les banques planquer des fortunes au Luxembourg et les petits comme nous qui bouchent les trous dans les caisses de l’État, puis notre clown de Premier ministre avec ses trois pour cent et son chapeau de cow-boy, si je retourne en Espagne cet été je n’oserai jamais dire que je suis Belge, d’ailleurs je n’irai pas, faudra rhabiller les enfants pour l’hiver, ça me ferait du bien pourtant, si j’avais le centième de ce qu’on dépense rien que pour ce Dutroux-Trouduc, moi aussi je m’en offrirais bien une, de petite évasion !

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Une jeune Maghrébine, princière dans sa tunique verte à ramages de sable, se détache du présentoir auquel elle s’adossait. Elle regarde avec tendresse la couverture de « Crime et Châtiment » puis le replace dans le tourniquet et se faufile entre les clients d’une caisse où la blonde vendeuse lui offre un sourire qu’elle rend avec bonheur. Mû par une décision subite, un beau jeune homme en jeans et blouson « Buffalo » replie fébrilement son journal et le jette sur la pile avant de s’élancer à sa suite. Les feuilles glissent et tombent. Distraite de la BD qu’elle lisait pendant que sa mère choisit des enveloppes, une fillette avise la photo de Marc Dutroux. Elle s’agenouille et se met à la déchiqueter, minutieusement, avec l’air grave et concentré de qui s’acquitte d’un devoir essentiel.

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