Sur la place

Elen Puinel,

« C’est quoi une vie d’homme ? C’est le combat de l’ombre et de la lumièreC’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur… Je suis du côté de l’espérance, mais d’une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté »

Aimé Césaire

Ce matin encore, il est là. À 200 mètres, je l’aperçois. Ou plutôt non, je ne le vois pas encore mais je sais que je vais le voir. Comme hier, comme avant-hier : un trait gris dans la nuit noire. Toutes jantes pressées, j’approche du carrefour.

Triangle sur pointe : freiner les chevaux vapeur, marquer un temps d’arrêt avant de m’engager dans le grand rond-point.

Je relance l’auto, elle obéit à mes gestes qui eux-mêmes obéissent aux injonctions qui transitent de mes nerfs au cortex. Merveille, nos petites mécaniques assemblées fonctionnent à merveille. Je ne me suis pas trompée de pilule ce matin.

Ma voiture s élance, décrit une longue courbe sur la place et me rapproche de la silhouette.

Oui, il est posté là, comme hier. Tout au bord du bitume, « Gris sur noir » se laisse mieux voir : Jean’s et veste. Gris sur noir, non, maintenant, bleu sombre sur gris sale. La nuit tire à sa fin.

Les soupapes travaillent bien ce matin, mes neurones aussi, bien graissés à l’Omega 3. La voiture bourdonne, mon cerveau ronronne. Mega mega forme.

Je ralentis légèrement en passant devant lui. Je ne change pas de vitesse, je lève le pied. C’est le premier homme du nouveau jour, et il m’importe de le regarder.

Veste brune pantalon bleu, mains le long du corps. Ce matin il n’a pas de sac plastique à la main. Il ne troue pas la nuit avec le point rouge d’une cigarette. Marron et bleu, dans la nuit nos regards se sont croisés. Il a vu ma silhouette comme j’ai vu la sienne. Comment me perçoit-il ?

Résumons : moi au chaud dans un habitacle mobile, lui statique dans le froid. Moi plutôt sphérique, lui plutôt vertical, moi 0, lui I.

Au petit jour, la première paire.

Je suis déjà plus loin, et la scène qui vient de se produire appartient déjà au passé. Ne pas regarder derrière moi. Mon GPS me dit : Si tu vises l’excellence, occupe l’instant présent de toutes tes forces. Colonise le présent, et lance tes vaisseaux vers demain. Magellan, c’est toi.

Regarde la route ! Concentre-toi, pousse-toi en ligne droite jusqu’au feu. Rouge toujours. Trois minutes te sont offertes par le ministère des communications. Et ton cerveau reprend le chemin des écoliers.

I est là-bas, 400 mètres derrière tes épaules. I est là-bas, le premier homme. Tu lui as inventé une chevelure noire. Est-il plombier polonais, zingueur letton, chaudronnier ukrainien, couvreur Slovène, tréfileur d’émotion ? demandeur d’asile ? rappeur sénégalais ? Tchétchène en voie d’expulsion ?

Vert : vas-y. Tu enfonces le pied gauche, de la main droite tu actionnes le levier de vitesse en formant un L renversé, tu relèves le pied gauche tandis que ton pied droit enfonce légèrement la pédale de droite. Délicatesse et fermeté, division des opérations, synchronisation des gestes.

Virer à gauche, passer sous le viaduc, marquer un temps d’arrêt, bien vérifier que rien ne vient sur la droite, reprendre le boulevard dans l’autre sens.

Ici l’horizon s’éclaire, le soleil crayonne déjà à l’arrière des immeubles. Le ciel ouvre ses jambes. Flèches orange, traits roses, nuée en émoi. La digue des peupliers vacille.

Zig zag, tu mènes ta voiture à droite et puis à gauche. Voici la barrière. La main droite quitte un instant le volant pour un salut à l’homme assis dans la guérite. La politesse est l’huile de la civilisation. Tu t’arrêtes, fourrages dans ton sac, et passe un rectangle de plastique devant une machine.

Double opération réussie : tu as fini par trouver ta carte d’accès, et ce jour encore la barrière se lève. Tu es In ! À cet instant, à cet endroit, presque chaque jour, tu repenses à ces centaines d’hommes et de femmes. À 7 kilomètres d’ici, ce jour de novembre 2001, le petit miracle magnétique ne s’était pas produit. C’est ainsi, dans l’intimité d’un geste machinal, que les Sabéniens comprirent ce qu’était un crash social. Tant d’autres à venir, pour qui nul avenir.

Reprends-toi, jugule tes pensées. Ne pense ni à l’homme immobile, ni à la beauté violente de l’aube, oublie les travailleurs du voyage, d’ailleurs il n’y a plus de travailleurs.

Ranger carte, relancer la petite voiture, la conduire à son emplacement habituel. Arrêt, extinction du moteur, prendre sac et mallette, chasser toute pensée parasite.

Je suis O.C, ouvrière du ciboulot, bac +6. Je vise l’excellence, j’offre à l’entreprise mes neurones scrupuleusement entretenus. En échange, elle me donne un salaire qui me permet de reproduire ma force de travail.

(Bigre, par Saint Charles, cela sonne comme le vieux refrain, Debout les damnés de la terre, et tutti quanti… Faut que je me surveille, sinon à quoi bon m’être débarrassée de toutes les cartes, hormis celle des Weight Watchers ?)

La ligne juste. Les peupliers saluent le jour neuf d’un froissement sonore. Je n’ai pas entendu d’oiseaux. Et l’homme là-bas, que fait-il ?

Est-il cavalier de la puzta, paysan de Chypre, gestionnaire d’infortunes, marathonien albanais, tisseur de mensonges, louangeur à façon, pêcheur galicien ?

Un peu plus tard, quand j’aurai accompli fini mon service neuronal, bu trois verres d’eau et trois cafés à piécettes, un peu plus tard, quand j’aurai offert à 1 entreprise deux pipis et un caca pleins de gratitude, je ferai le chemin inverse.

Sur la place, tourne et tournera le manège des voitures. Dans la clarté de la fin d’après-midi, aveuglée de fatigue, je ne verrai pas les passants, pas plus que l’homme de l’aube. Il n’est jamais là à cette heure-là. À qui aura-t-il loué ses mains ? Des mains d’homme à disposition.

Des mains d’homme intelligent, adaptable. Un homme de bonne figure, un petit point qui se déplace d’un segment à l’autre de la division internationale du travail.

Et ses yeux, est-ce qu’ils sont verts aussi ?

Amère place

Quoi, tu me dis que tu es en prison ? non, dis-tu, dans un centre fermé ? Mon fils, je ne saisis pas la différence, je ne comprends rien au gros français des Blancs. Chez nous, à Douala, au pays de notre vénéré président pour longtemps Paul Biya – béni soit son nom et louée sa politique –, on appelle ça une prison

Mon fils, tu me cries que tu es à Mer Place ? Là où l’an dernier, un de nos compatriotes s’est donné la mort pour ne pas être expulsé et rapatrié ?

Mon fils, je prie pour toi, je sais que tu ne feras jamais ce geste d’infamie, cette insulte pour nos anciens et nous tous qui t’avons chargé de tous nos espoirs il y a sept ans quand tu t’es embarqué pour cette nouvelle vie. Mon fils, tiens bon.

Mon fils, tu dis que tu es enfermé à Mer Place ? est-ce au bord de la mer ? Tu n’as pas pris la route de l’espoir, de la chance et de la honte, tu n’as pas fait la tête brûlée d’aller monter comme tant d’autres sur ces barques de la mort.

(en 2008, 67 000 personnes auraient embarqué sur les pirogues. 38 000 sont arrivées vivantes à Malte et Lampedusa. Estimations l’OIM et de l’UNHCR)

Mon fils, je revois ton premier départ comme si c’était hier. Tu avais fait le tour de la famille, avec ton passeport tout neuf. Tu as sur cette photo tes yeux d’enfant écarquillés sur cette vie neuve qui l’attend. J’avais peur moi aussi.

Mon fils, rassure-moi, dis-moi qu’ils ne te feront pas de mal. Que tu ne seras pas battu, insulté ? traité de menteur ou de tricheur ?

Il y a sept ans, tu n’étais qu’un enfant, un tout jeune homme, mais souviens-toi de notre joie, et qu’elle te soutienne dans notre épreuve.

Il y a sept ans, je les revois, l’un après l’autre, ton grand-père, tes oncles, tes tantes t’avaient serré dans leurs bras, comblé de vœux et de bénédictions. Oscar n’était pas encore né, mais tes sœurs et tes frères t’avaient chargé de demandes : Ophélie voulait un téléphone, Justin une moto, Coralie un correspondant, « si possible ressemblant à Brad Pitt », Joséphine voulait une paire de Jean’s, et Odile une poupée « longs cheveux, longues jambes ». La tante Alice t’avait demandé un frigidaire, pour son commerce de boissons au village. Moi je n’avais qu’un souhait « reviens-nous dès que tu pourras ». Avec ce diplôme et sans embûches.

Quoi ? tu me dis qu’ils ont voulu t’expulser par la force. Mais que le commandant de l’avion n’a pas voulu t’embarquer.

Tu dis qu’il a bien fait ? je ne comprends pas Parce que les passagers criaient : « non aux expulsions ».

Mon fils, qu’as-tu fait ?

Tu dis qu’ils disent que ce n’est pas la bonne photo ?

C’est vrai qu’à ton retour il y a un mois, ton père a hésité en te cherchant dans la file des voyageurs qui sortaient de l’aéroport Paul Biya, béni soit son nom et loués ses actes. Ton père a hésité, moi pas.

Je t’ai immédiatement reconnu, plus costaud, avec une assurance nouvelle. La fierté d’un homme en train de se construire.

Ophélie t’a taquiné « Ils t’ont bien nourri là-bas, au pays des frites et de la bière ». Derrière ces lunettes que je ne te connaissais pas, tu as répliqué « mais non, c’est le sport, mon footing au bois de la Cambre, et ma muscu à la salle de fitness ». Et puis tu as égrené le chapelet des bières belges. Et vous avez ri à n’en plus finir.

Mon fils, sois courageux à Mer Place, est ce qu’ils te nourrissent au moins ?

Comme tu étais beau quand tu es sorti de l’aéroport, bien vêtu, malgré la fatigue et le poids de toutes ces valises et sacs bourrés à craquer. Mon fils prodigue… Ophélie a eu son téléphone, Joséphine son jean’s, Justin des Nike Air pour sauter jusqu’aux nuages, Odile sa poupée Barby. Coralie a râlé : « Et mon correspondant ? Je parie que tu n’as pensé qu’à toi, à te chercher une correspondante locale en oubliant mon souhait. Tu ne vas pas me dire que les mecs là-bas sont tous ou moches ou engagés ? ». Je n’aime pas trop comme elle parle, cette délurée. Qu’elle se le tienne pour dit, elle, je ne la laisserai pas partir.

C’était il n’y a pas un mois. Chacun a reçu son présent, tu as promis à ta tante que tu irais avec elle acheter un frigidaire quand tu reviendras dans quelques mois, après la fin de tes études, le « blocus », la « sess’ » comme tu dis avec ces mots bizarres. Le blocus, c’est un mot de guerre, un mot de frontières fermées. Et tu dis que là-bas c’est le terme pour désigner cette période d’étude intense avant d’aller composer comme on dit chez nous.

Tu voulais t’enfermer pour étudier, et voilà que ce sont eux qui t’ont enfermé. Tu dis qu’à Mer Place, c’est là qu’on détenait les résistants pendant leur grande guerre, et même des anciens étudiants de ton université, de ce Groupe G dont on t’a parlé.

Sur TV5 Afrique, j’ai vu aux nouvelles les reportages où ils parlent de toi. J’ai vu aussi les images de ces hommes prêts à mourir pour des papiers. Des affamés d’avenir. Mon fils, tu n’aurais jamais fait cela, dis, partir avec un faux passeport ? ou une carte d’embarquement volée ? la police vient de démanteler un petit réseau à l’aéroport international Paul Biya, loué soit son nom et son amour pour notre peuple.

Tu dis que ton avocate se bat pour te faire libérer. Qu’un juge a ordonné ta libération, mais qu’un autre s’y oppose. Que la bataille juridique sera longue, mais que l’administration des étrangers veut aller vite ? Je ne veux pas imaginer ce retour entre quatre gendarmes. Je ne veux pas imaginer que tu nous reviennes menotté et sans le seul papier qui compte à nos yeux, ton diplôme d’ingénieur.

Ils se lamentent là-bas, à longueur de journaux télévisés, la crise, la crise, les banques auto-empoisonnées, les usines qui ferment… je ne comprends pas. Qu’ils viennent ici, il y a si peu que tout est opportunité.

Oscar chantonne et s’amuse avec la petite voiture rouge que tu lui as rapportée. Il dit qu’il va venir te chercher avec sa voiture. Nous pensons tous à toi. Mon enfant, mon aîné, je te serre dans mes bras.

Mon fils, je t’en prie, dans cette cellule, place amère, garde la foi que tu avais dans tes études, peut-être qu’un jour toi aussi tu seras président. Garde ton regard vif, ne regrette pas les efforts, les heures de solitude et de fatigue pour t’initier à la physique, aux mathématiques, aux sciences du commerce et de l’industrie… et quoi d’autre encore, le core business, la planification stratégique, et tous ces mots que je ne comprends pas. Quand tu as raconté, ton père hochait la tête, moi ces mots barbares m’ont échappé. Je n’ai pas été à l’école. Mais j’ai vu la joie dans tes yeux et ceux de ton père.

Et tes études alors ? Et l’argent que cela nous a coûté ? c’est le droit que tu aurais dû étudier, plutôt que Polytechnique.

Quoi ! Tu me dis qu’ils disent que ce ne sont pas les mêmes empreintes ? Qu’il faudrait un test ADN pour voir si tu es bien le fils de tes parents ? et puis quoi encore ? Pourquoi compliquent-ils tout là-bas ? Dis-leur qu’ils me fassent venir. Le cœur d’une mère ne se trompe jamais. Y’a pas photo.

Une nuée rouge au front

L’homme est vieux, il a une tache rouge au sommet du front. Il voyage beaucoup, il cherche toujours la troisième voie. Il regarde la cérémonie du 20 janvier à Washington. Il décide d’écrire à son jeune confrère.

Monsieur le Président,

Cher Barack Obama,

Permettez-moi tout d’abord d’adresser mes vœux de santé et de bonheur à votre famille et de succès à votre équipe. Paix et prospérité à tous les Américains.

Puis-je vous appeler « cher confrère » ? car je fus ce que vous êtes. Vous êtes le 44e président des États-Unis d’Amérique. J’ai un avantage sur vous, je fus le premier président élu de l’Union soviétique. J’admets que cela n’a pas duré longtemps. Premier et dernier.

Vous êtes à la tête d’une grande puissance, d’un pays inventé par des vagues d’immigrants et qui a su se bâtir comme nation en un peu plus de deux siècles. Yes we can, vous voulez rendre à cette grande nation le sentiment de sa dignité, de son juste positionnement dans le monde contemporain.

Nous aussi, nous pensions embrasser une opportunité historique, nous voulions réformer un système prisonnier de lui-même, faire plus de place à l’homme, à la diversité et à l’esprit d’initiative. Transformer l’économie en adaptant le système, et ne rien céder de l’espace territorial.

Mais nous, nous n’avions pas réglé la question du « vivre ensemble » comme on dit aujourd’hui. Chez vous, c’est votre élection même qui consacre qu’une étape a été franchie, même si Dieu et l’histoire, ce savoir des honnêtes hommes auquel vous semblez tellement attaché, ne nous permettent d’oublier ni les guerres, ni les Strange fruit, les corps suppliciés des nègres pendus aux arbres, ni la politique de ségrégation. Pardonnez-moi d’évoquer cela dans la légèreté d’une seule phrase.

La question des nationalités a été la plus difficile pour moi. Soulèvements à Talinn, à Vilnius, à Tbilissi, affrontements entre Azéris et Arméniens, autant de grenades qui nous ont explosé entre les mains. Cela n’eut rien de poétique. Difficilement, j’ai choisi d’envoyer nos soldats pour réduire les impatiences souverainistes, les menaces séparatistes et les conflits entre nationalités.

Ce furent des années d’épreuve, où tout s’emballait tandis que d’autres freinaient ou manœuvraient en coulisses. En été 91, Boris Nikolaïevitch, – paix à son âme –, et notre armée m’ont sauvé des putschistes. Mais il a fallu payer le prix. Début décembre, avec les dirigeants ukrainiens et biélorusses, il avait déjà décrété la dissolution de l’Union. Je voulais sauver notre modèle fédéral en l’adaptant, il lui avait déjà porté l’estocade.

Le 25 décembre, je n’avais plus d’autre choix que la démission. Je suis tombé, un soir de froide pluie sur la Place rouge, quand à l’Ouest ils dansaient sous les sapins étoilés. Ce soir-là, le drapeau soviétique a été amené, et c’est sans doute cela qui me vaut d’être tenu pour coupable de tous les malheurs russes. Le lendemain, je lui ai remis la valise avec les codes nucléaires.

Cher Barack Husseinovitch, pardonnez-moi ces longueurs. Mais ce bouleversement historique dont je fus le principal responsable, c’est précisément cela qui m’amène à vous écrire.

J’ai suivi vos interventions à la télévision, tout au long de votre campagne électorale et lors de votre investiture en janvier. J’ai été touché par la ferveur de vos admirateurs. J’ai compris que le hasard de l’histoire et de votre histoire personnelle vous a fait endosser un grand dessein. Je lis vos discours sur www. whitehouse.gov. À mon époque, nous n’avions que les telex, mais qui s’en souvient, d’avant 89 et CNN ?

J’arrête, vous risquez de me prendre pour un de ces vieux qui larmoient sur le passé, en buvant du thé dans leurs cerisaies à vendre.

Non, ce n’est pas cela.

Au-delà de toutes nos différences, il y a plus d’une similitude. C’est étrange.

Prenez l’Afghanistan. J’ai retiré nos troupes, elles sont rentrées le 15 février 1989, après dix ans de guerre. Et je comprends vos difficultés. C’est pire qu’à « notre époque ». 15 000 soldats soviétiques sont morts, les mères des soldats grondaient, la contestation montait, comme vous en Irak et peut-être un jour en Afghanistan. À partir de combien de morts une guerre devient-elle insoutenable aux yeux de l’opinion ?

J’ai fait tomber le Mur sans qu’un coup de feu ne soit tiré

J’ai libéré les derniers prisonniers politiques. Vous fermez Guantánamo, les prisons secrètes de la CIA, irez-vous jusqu’à cette enquête indépendante que réclament tant de vos concitoyens ?

J’ai téléphoné à Sakharov pour lui annoncer sa libération. Mis au chômage les policiers qui surveillant son appartement à Gorki (Nijni Novgorod). À la gare de Moscou, il a reçu un accueil triomphal. Par la suite, Sakharov et son épouse ne m’ont pas fait de cadeaux. Mais c’était cela aussi, prendre le risque de la glasnost. J’ai écarté 13 000 bureaucrates et cherché l’appui des scientifiques, des intellectuels et des artistes.

J’en viens à la plus lourde de vos tâches : reconstruire l’économie.

Des tours sont tombées, des bulles ont éclaté, et toute la planète jargonne et stockoptionne. Je vous avoue que j’ai de la peine à comprendre comment tout cela fonctionne. J’en suis resté aux « joint-ventures ». J’avais supprimé les magasins en devises, décrété l’autonomie comptable des entreprises, laissé s’ouvrir les premières coopératives. Ce Noël 91 qui vit ma chute et celle de notre pays, devant les magasins, les files étaient plus longues encore, les ménagères stockaient tout ce qu’elles trouvaient, dans la crainte des prix libérés du lendemain.

Vous héritez d’un empire fragilisé, d’un monde fracturé. « Nous sommes à un de ces moments uniques, un moment où notre nation est en guerre, notre économie dans la tourmente et le rêve américain est à nouveau menacé »

Des millions de femmes et d’hommes ont vécu à crédit et glissé anonymement dans la pauvreté. Vos télévisions n’ont parlé d’eux qu’après la crise financière. Entre le 4 novembre et le 23 janvier, j’ai guetté comme vous, les chiffres du chômage dans votre pays, macabre compte à rebours. J’ai imaginé vos sueurs froides, en ces semaines qui vous rapprochaient de l’investiture, chaque millier de chômeurs supplémentaire quotidien aggravant le poids du fardeau à relever.

Cher Barack Husseïnovitch, vous êtes en bonne santé, voilà déjà que vous venez de franchir le deuxième marathon, celui des cent jours. Les premières critiques fusent, du côté républicain, mais aussi du côté libéral. Joseph Stiglitz, le dissident du FMI, n’accorde aucun crédit à votre plan de sauvetage des banques.

Cent jours déjà. Les journalistes commencent à s’irriter de la taille de vos discours. Vous parlez longuement, ils s’impatientent. En 1986, au congrès du Parti, j’ai parlé sept heures, avec un verre de kéfir à côté du micro : « Il s’agit de perfectionner le système des relations sociales, avant tout économiques. Il s’agit aussi de perfectionner l’homme, d’améliorer la qualité des conditions matérielles de sa vie et de son travail, ainsi que sa moralité ». Vous avez un rêve, j’avais le mien.

Moi qui suis retraité, j’ai pris le temps de lire votre discours de Prague, devant cette foule enthousiaste, près du château. Comme vous, j’ai voulu commencer à débarrasser notre planète du plus monstrueux fruit de la guerre froide, l’arme atomique. Ce fut mon premier acte politique, dès mars 1985. L’année d’après j’ai proposé un plan de suppression des armes atomiques en quinze ans. Le dialogue a commencé. Nous avons eu quelques résultats. Conclu quelques accords-cadres qui restent une base de négociation. Vous voulez relever le défi, et contourner par la large bande l’impétuosité des dirigeants actuels en Iran et en Israël. Les éventuels coups de sang de l’un ou l’autre chef d’État mal conseillé. La folie de groupuscules artificiers de bombes sales.

Sur ce front-là, ce ne fut pas facile. En grinçant, nos généraux et les chefs des combinats ont suivi. Des usines de missiles se sont mises à produire des samovars. Mais d’autres se sont rempli les poches en revendant nos vieux stocks de RDA ou d’ailleurs.

Voilà qu’on m’apporte la confiture et le thé. Je le bois seul.

Ne croyez pas que je sois nostalgique.

Vous êtes, comme je le fus, propulsé à la tête d’un chantier immense et exaltant. Au début on se pense architecte. On va chercher dans le passé une continuité ou une discontinuité assumées. Forts des premiers « Hourra » et des vivats cathodiques, on se rêve pilote. Et on a le pouvoir. Mais pas longtemps. Les ennemis se démasquent vite. Et si l’on n’a pas d’ennemi organisé la réalité se charge de tisser les entrelacs des mille adversités. Méfiez-vous de l’Obamania, je ne me suis pas assez méfié de la Gorbimania.

Au Mexique, vous avez parlé des responsabilités partagées. Vous avez évoqué la difficulté d’interdire les fusils d’assaut américains qui arment les gangs mexicains. Vous voulez lutter contre la consommation de drogue chez vous. Ah, de grâce, cher Barack, ne vous avancez pas trop vite sur ce terrain. J’ai gâché ma popularité en interdisant les ventes d’alcool. Laissez les sniffer et se piquer encore un temps. Choisissez votre agenda, sous peine de vous le voir confisquer.

Avec les médias, les lunes de miel sont plus courtes qu’une nuit dans un cinq-étoiles, avec les peuples plus éphémères encore qu’avec nos épouses. Ou alors, il faut un peu forcer les choses. Promettre encore et commencer à mentir.

Voilà qu’on m’apporte ma robe de chambre. L’étoile du berger scintille, un petit point dans le silence glacé.

Cher Barack Husseïnovitch, soyez assuré de ma considération. Transmettez encore à vos filles et à votre épouse mes vœux de bonheur. Nous avons le même prénom d’archange. Que votre tâche ne gâche pas la félicité familiale et conjugale. Qu’elle ait, comme ma regrettée Raïssa, le temps de cultiver son jardin. Raïssa aimait les livres, et votre Michelle a le pouce vert. C’est de bon augure.

Votre dévoué Mikhaïl Sergueïevitch

Par la plume d’Elen Puinel

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