Arno, Sarah, Lilou, et… César

Isabelle Bary,

Arno

 

L’aube. Je crois.

Parce que Sarah vient de quitter le lit.

Et que, de sa place longue et vide, souffle du froid.

J’aurai beau tirer à moi les draps arrachés à son corps nu, son odeur, déjà, aura disparu. Par désenchantement.

C’est ainsi depuis des mois. Tout m’échappe.

Depuis que, dans la pléthore de mes chiffres (j’étais banquier jadis), se glissa une lettre, petit « c » malencontreux qui, couplé au premier « 4 » venu, me fit l’effet d’une éviction.

C4. Un nom d’astéroïde pour mieux envoyer l’homme sur orbite.

Car du vide, désormais, je saisis parfaitement le concept. Tout me fuit.

Le discernement d’abord. Ma fille Lilou, qui me prend pour le premier ministre des « cons ». Sarah, (ma) femme d’affaires « commise d’office », seule responsable à présent du remboursement des mensualités de l’emprunt immobilier. Puis ma voix, aussi. Parce que, depuis l’histoire de l’astéroïde, je suis resté muet. Et dans mon mutisme, je me plais à tourner en rond, le long d’une courbe que je me trace chaque jour un peu plus profond.

Aujourd’hui sera pareil à hier. Lilou, agacée parce que je ne serai pas levé pour la conduire au lycée, prendra le métro. Sarah, fâchée pour la même raison, claquera la porte et moi, sous la couette, étourdi par ma fureur larvée, péniblement je me débattrai.

Il sera tard quand j’émergerai enfin de la zone de combat, appelé par une corvée lessive qui dorénavant m’incombe ou par l’urgence soudaine de balancer ça et là quelques CV.

Puis j’allumerai la télé. Sans le son : les mots ont la couleur du désespoir.  Et devant quelques images animées, je redéfinirai le sens du masculin, au creux de ma faiblesse d’homme, de mon absence de père.

J’aurai besoin de Sarah, de son amour, de mes mains affolées sur elle. Mais, le soir venu, son épiderme restera froid. « Fatiguée », me dira-t-elle. Alors, quand elle dormira, doucement je caresserai des cheveux satinés. Et je rêverai à l’aimer.

L’aube, donc.

Seulement, cette fois, je n’ai pas entendu la porte me culpabiliser : Sarah n’a pas suivi Lilou hors de la maison. Elle est entrée dans notre chambre, tailleur lissé, escarpins chaussés et plantée devant le lit, en sanglotant, elle m’a dit : « Bashung est mort ! »

Je ne sais pas comment je me suis retrouvé contre elle. Debout. Nu. Mais je l’ai enlacée en soufflant de l’air chaud dans son cou mouillé de larmes. Depuis la cuisine, la radio évoquait en moi les bribes d’un air connu :

Qu’importe,

L’amour importe,

Qu’importe,

L’amour s’exporte…

Sur les morceaux brisés, on a dansé.

Les mots, subitement, venaient de changer de couleur.

 

 

Sarah

 

Le matin.

Je cours. Déjà en retard. Après la douche je mettrai la table pour trois, par habitude. Je déjeunerai seule ou avec Lilou. De toute façon, c’est pareil. Depuis le coup du météorite (je parle de l’effondrement qui a percuté nos vies), Lilou ne supporte plus le son de ma voix, chaque syllabe l’agresse. Elle m’inquiète. Sa distance, ses silences, sa maigreur, le rouge sur ses ongles, celui de ses lèvres trop peintes, celui de ses joues quand elle croise ce fameux Nicolas. D’ailleurs je vois du rouge partout ! Sur nos comptes bancaires, sur l’écharpe de la voisine ou la laisse du chien, au creux de mes colères, dans la robe du juge devant lequel je plaide, sur les roses qu’Arno ne m’a plus offertes depuis longtemps, dans le vin qu’il sirote un peu trop. Le monde entier porte cette couleur. Parfois je me dis que je devrais consulter. Je préfère les mots, transparents, alors, seule avec Lilou, j’allume la radio. Je bois mon café et je pense à Arno qui dort encore. Il vit le « météorite » comme la fin du monde. C’est juste un licenciement après tout. Je sais, moi, qu’on va s’en sortir. Je travaille dur au Palais, puis j’organise des ventes « Tupperware » le vendredi soir, et je surveille les dépenses. Je ne lui demande pas de m’aider, juste de continuer à m’aimer. Mais inlassablement, il se tait. Même son corps ne me parle plus. Le soir, parfois, il tente une caresse. Je ne bouge pas. J’ai envie, un moment, de lui rendre les rênes mais déjà il s’est retourné.  La nuit, quand il dort, souvent je me blottis contre lui et je rêve à me laisser aimer.

Ce matin, enfin, j’ai senti que quelque chose allait basculer. J’ai allumé la radio, comme toujours, et dans l’indifférence de Lilou, je me suis installée. C’est alors que l’animateur a dit : « Alain Bashung est décédé » et je me suis mise à pleurer.  Maman ?  Lilou doucement s’est approchée. Ça va, maman ? Elle m’a embrassée. Pourquoi tu pleures, maman ?

Et mes doigts de palper,

Palper là cet épiderme,

Qui fait que je me dresse,

Qui fait que je bosse,

Le lundi,

Le mardi,

Le mercredi,

Le jeudi,

Le vendredi,

De l’aube à l’aube…

J’avais besoin de danser.

Le monde, soudain, venait de changer de couleur.

 

Lilou

 

7 heures du mat. Ou le milieu de la nuit. Same same !

Si je fais vite, je pourrai passer un peu de temps avec César avant le lycée.

César a 15 ans, comme moi. Sauf qu’il va mourir bientôt. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il ne parle pas. C’est apaisant. Parce que les adultes, eux, veulent toujours des explications sur tout. Pourquoi tu ne racontes jamais rien ? Pourquoi papa a perdu son boulot ? Pourquoi maman s’esquinte ? Pourquoi c’est tombé sur eux ? Pourquoi j’ai des mauvaises notes depuis la rentrée ? Ça me fatigue, à la fin ! Bon, pour les notes d’accord, le rouge, c’est de ma faute ! Le pire c’est qu’ils ne s’en doutent même pas. Je me donne tant de mal pour attirer leur attention. Vous croyez que c’est facile de faire semblant qu’on n’a rien compris ? Je veux juste les réapprivoiser, c’est tout. Comme j’ai fait avec César. M’asseoir dans le rouge, à côté d’eux et attendre. Attendre que quelque chose se passe. Ne plus grandir. Pas si simple avec un père qui zone et se fiche pas mal de mes joints écrasés exprès sous le lit et une mère qui, après quinze ans de permissivité, balise ma vie comme un despote. Une peur soudaine les a terrassés et ils encensent aujourd’hui ce qu’ils dénigraient hier. Je fais quoi moi, au milieu de tout ça ? Les écouter ? A quoi bon ! Ils ont vécu trop vite et je paie ces écarts. J’ai des rêves, moi. Je mesure mon destin, j’irai jusqu’au bout de rien.

Alors, je glande et j’attends. Les parents, c’est comme le capitalisme : une réalité à gérer !

Je voudrais juste leur manquer.

Le soir quand la maison dort en entier, je descends voir César et je me dis que la beauté n’a pas de couleur.

Bon, 7 heures du mat. Je tombe du lit. À la cuisine, maman termine de mettre la table pour trois. Faut pas chercher à comprendre ! Je pique du nez dans mes céréales. Pour une fois, je n’ai pas branché mon iPod. À la radio, ils ont parlé de la mort d’un chanteur : Alain quelque chose. Connais pas ! Et maman s’est mise à pleurer. D’abord je suis restée à ne rien faire (technique d’apprivoisement), puis, comme elle ne s’arrêtait pas, je me suis approchée. Et j’ai senti qu’elle pleurait beaucoup de choses. Qu’après, tout irait mieux . Ça m’a donné envie de danser. Dans l’escalier, j’avais des ailes :

Ma petite entreprise,

Connaît pas la crise,

Epanouie elle exhibe,

Des trésors satinés,

Dorés à souhait,

Puis, avant de partir au lycée, je suis allée voir César.

 

César

 

J’ai 15 ans, comme Lilou.

Sauf que je vais mourir bientôt.

Que je suis daltonien de type trois, comme tous ceux de ma famille.

Que, par conséquent, je ne vois pas le rouge ce qui, vu l’effet très contradictoire de cette couleur primaire, se présente comme un avantage !

Je remplace cette sorte de cécité par une sensibilité extrême qui ne plaît pas à tous. Je sens l’amour, par exemple, la mort, la haine, la passion, l’échec, la puissance, le goût du pouvoir, la vie aussi, toutes ces choses bien différentes qui pourtant évoquent ce fameux rouge que je ne perçois pas.

Cela me permet de voir la vie de façon plus claire, avec plus de recul.

Ma vision en est plus périphérique, moins nombriliste sans doute.

Je crois que je vois « plus » du monde. Même dans l’obscurité.

En réalité, tout dépend de la manière dont on voit la vie.

Voilà pourquoi on s’aime Lilou et moi ! Mon monde n’a pas de couleur, il a un sens !

Elle, elle bouge dans un monde qui vire et ça lui donne un de ces tournis !

Elle veut juste y voir clair.

Ce matin, en venant vers moi, Lilou dansait.

C’est peut-être la seule chose qui me différencie vraiment d’elle. Ce tangage dans lequel les humains mettent tout leur amour et qui les rend heureux.

Alors, je l’ai regardée danser sur les morceaux cassés.

Je l’ai regardée être libre, débarrassée de ses entraves stériles où elle risquait de s’enfoncer de peur qu’on l’oublie.

J’ai agité les oreilles et j’ai remué la queue. Elle m’a caressé.

Je vais mourir bientôt et, à la race humaine, je n’envie qu’une seule chose : danser !

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