Sur la route d’Edo

Jean-Luc Wart,

Trempé jusqu’aux os par la giboulée, Ioshida Dosumaru pressait le pas. La route d’Edo avait bien changé depuis le temps des shoguns, mais point le triste sort du marcheur solitaire. Simplement, au lieu de se retrouver projeté sur le bas-côté par l’escorte d’un prince qui hurlait de faire place, il se faisait éclabousser par les automobiles qui le frôlaient à la vitesse du vent.  C’est dire que le jeune novice n’avait pas le loisir de contempler le reflet des nuages dans les flaques d’eau. Même le mont Fuji se perdait dans ce déluge. Un haïku transi de froid se posa sur ses  lèvres.

Sur la route d’Edo

Bain forcé

Fuji-san prend sa douche

Il aurait dû se réjouir de fusionner ainsi avec les éléments. Mais il n’était pas encore moine accompli et l’apprentissage du zen s’avérait laborieux chez ce jeune homme que le feu de la vie illusoire dévorait. Il pesta donc tout son soûl lorsqu’une giclée traîtresse, lancée par un bolide hurlant, l’aspergea d’une boue rougeâtre alors que l’embellie montrait le bout du nez.

Il s’en fut se sécher dans un bosquet de pins. Son grand chapeau de jonc, qui ressemblait à un wok retourné et lui descendait jusqu’au nez, n’avait pu protéger que le haut des épaules. Son kimono blanc et son kolomo noir étaient à tordre. Il se mit nu et étendit son linge sur les branches qui s’égouttaient. Un soleil frileux, tout juste surgi, le vit gesticuler comme un danseur fou pour chasser l’eau glacée qui perlait sur son corps. Il en faudrait du temps pour que tout cela sèche et les aiguilles de pin ne l’invitaient guère à s’asseoir sur le sol. Au bout d’une courte recherche, il trouva pourtant une souche moussue où poser son fondement jaune pâle.

Il resta ainsi longtemps dans la position d’un penseur  occidental, à se remémorer ce qui l’avait amené jusqu’ici.

Le Maître Oshita qui présidait aux destinées du dôjô où le jeune apprenti s’était retiré dans un grand élan d’abnégation, lui avait ordonné de prendre la route afin qu’il parvienne aux territoires du non-deux, où il ne ferait plus qu’un avec le flux de l’univers. Car il avait beau faire zazen face au mur blanc du monastère, le moindre insecte, le moindre picotement troublait sa méditation. On a toujours envie de se chatouiller le nez quand les bras sont occupés, c’est bien connu. Mais si le nez vous démange quand le corps s’offre dans la position du lotus, vous n’êtes plus qu’un nez, votre esprit tout entier s’engouffre dans vos fosses nasales et vous demande pitié d’une voix nasillarde. Allez humer ainsi le souffle de l’énergie suprême !

A vrai dire, une autre partie de son corps chatouillait Ioshida Dosumaru. Son cœur alors se mettait à galoper, au lieu de battre au rythme des fontaines de bambou qui basculent et s’épanchent dans un claquement sec. Il pensait à Shikéko. Il voyait Shikéko. Son sourire enjôleur. Ses deux boutons de rose posés sur ses petits bols à thé. Son orchidée au parfum de miel, éclose en son gazon ébouriffé. Il la voyait comme le pêcheur guette la truite qui se faufile dans l’onde transparente. Il était le pêcheur, la perche, le fil et l’appât. Il aurait bu toute l’eau du torrent, Ioshida.

Mais Shikéko ne lui avait rien montré. Jamais. Ni ses boutons de rose, ni ses petits bols à thé, ni son orchidée sauvage. Elle le dédaignait au point qu’elle serait souvent passée à travers lui s’il ne l’avait esquivée au dernier moment. Pourquoi s’était-il entiché de cette gamine futile qui teignait sa chevelure en rose, s’habillait comme une héroïne de manga et marchait tel un échassier sur des cothurnes à semelles compensées qui avaient pour effet secondaire de lui cambrer la croupe ? Ses préoccupations se résumaient à la mode et aux acteurs de cinéma, de préférence musclés et occidentaux, dont les posters décoraient sa chambre. Elle pleurait pour un rien, se roulait en boule comme un hérisson à la moindre contrariété, tapait du pied quand ses désirs butaient contre un obstacle, se cabrait à la moindre critique. Qu’est-ce qu’il lui trouvait, lui qui vivait parmi les livres, s’adonnait à la poésie et ne fréquentait que les cinéclubs où l’on projetait des films d’auteur lents et profonds, de préférence coréens ?

La réponse tenait en un mot : Shikéko était belle à damner un Bodhisattva. L’ennui, c’est qu’elle le savait.

Ioshida était tombé amoureux d’elle. Eperdument. Au point d’en perdre l’appétit et le sommeil. Il s’était arrangé pour le lui faire savoir, à mots couverts, en l’entourant de petites attentions. Elle avait fait mine de ne rien voir et de ne rien entendre.

Le soleil de midi se montrait chaleureux. Ses vêtements étaient presque secs. Il se rhabilla, remit son chapeau en forme de wok qui cette fois le protégerait des rayons brûlants, endossa son bissac et se saisit de son bâton de voyageur. Il quitta la route et s’enfonça dans la campagne.

Bulles blanches

Eclatant au soleil

Cerisiers en fleur

Il fallait bien qu’il se l’avoue : il était entré au monastère par dépit amoureux. A d’autres il expliquait tout autrement sa vocation. Il prétendait avoir reçu, comme un coup de bâton, la révélation :  le visible ne valait pas l’invisible, Ioshida s’était jusque-là égaré parmi des leurres et ces leurres n’étaient que les cent facettes d’un même œil de mouche. Désormais, il ne s’incrusterait plus, il se laisserait porter par le courant dans un monde flottant.

« Tu n’es qu’une goutte d’eau parmi des milliards d’autres, lui disait son maître, mais ensemble, ces gouttes fragiles font la rivière et la rivière rejoint l’océan. Renonce à ton moi périssable, sors de toi-même et tu seras l’océan, tu participeras de sa puissance, tu respireras au rythme de ses marées. »

Il suffisait de renoncer à ses désirs. De comprendre que la libellule était complice de la montagne, que le pin retenait la lune dans ses branches, que l’argent de la truite reflétait à la fois le ciel et le torrent, qu’il y avait du soleil dans la pierre chaude sous la main. Et une force infinie s’offrait alors à celui qui se laissait happer par le moyeu vide de la grande roue. Ce n’était pas un leurre, cette force : le Maître cassait des briques du tranchant de la main. Crac.

Crac ! Ioshida venait de marcher sur des sarments morts. Dans le champ, un homme penché sarclait avec entrain. Il avait bien besoin d’allant, vu ce qui lui restait à faire. Pour dire vrai, le paysan chevauchait un tracteur qui traînait une herse, mais le sens poétique du voyageur solitaire ne s’accommodait pas d’engins aussi prosaïques. Oserait-on jamais écrire :

Dans le champ silencieux

Un tracteur chemine

Dragon hurlant

Quoique…

Ioshida cheminait par les sentiers mais de loin il semblait immobile. Sans doute parce qu’il n’allait nulle part, n’ayant nulle part où aller. Maître Sosan disait depuis des siècles : « Pénétrer la voie n’est pas difficile mais il ne faut ni amour, ni haine, ni choix, ni rejet ». Ioshida, justement, voulait se passer de l’amour : on l’avait rejeté. Les premiers temps furent prometteurs. Il parvenait à penser sans penser, à atteindre cet état de parfaite disponibilité qu’on appelle ishiryo. Après zazen, le sutra du Cœur, chanté par les adeptes, le transportait de joie. Il oubliait Shikéko. Elle s’effilochait comme un nuage dans le vent, jusqu’à disparaître tout à fait.

À présent le sentier se dirigeait vers la montagne. Le ciel était bleu comme la corolle d’un volubilis. Il faisait chaud. Ioshida transpirait. Il avait la gorge en feu. On voyait à peine le sommet de son chapeau qui dépassait des hautes herbes.

Chaleur de printemps

Le silence

Piqueté de cris d’oiseaux

Le voyageur atteignit un petit ermitage où il décida de passer la nuit. Assis sur le seuil de la bâtisse déserte, il grignota quelques biscuits en contemplant la plaine qui s’étendait à ses pieds, lumineuse et tranquille. Son esprit volait comme les oies sauvages. Les champs formaient un damier multicolore pour une gigantesque partie de go. Maître Ushita aurait tancé vertement son novice s’il l’avait vu voler ainsi en esprit par-dessus la plaine. Décidément, Ioshida se laissait encore subjuguer par le foisonnement des couleurs et la diversité des manifestations. Un damier ne comporte que des cases régulières, noires et blanches. Il faut tordre le cou aux illusions ! Les boutons de rose, les petits bols à thé, l’orchidée sauvage : illusions ! Les cheveux fous de Shikéko : illusion ! Il n’y a que le vide.

Ioshida dormait déjà quand un fantôme de lune apparut dans le ciel toujours  bleu, alors que le soleil s’y attardait encore. Le novice rêvait de Shikéko.

Il l’avait revue peu après son entrée en religion. Il mendiait dans Ginza, un quartier chic de Tokyo, s’exerçant à l’humilité. Cela faisait longtemps que Tokyo ne s’appelait plus Edo. Et nettement moins longtemps que lui-même avait troqué son nom contre celui que tous les moines ringaï se partageaient : Unsuy, Nuage et Eau.

Shikéko s’était approchée de lui sans qu’il la voie – le couvre-chef du novice limitait sérieusement son champ visuel. Elle lui avait fait l’aumône et il s’était prosterné machinalement.

− Ioshida, tu ne me reconnais pas ?

Il tressaillit.

− Shikéko !

Elle avait baissé les yeux et, d’un coup de tête, remis en place une mèche rebelle et rose.

− Tu me manques, Ioshida. Tu ne peux pas savoir comme tu me manques.

Il en avait vacillé de surprise et lui avait répondu, stupide :

− Moi ?

− Oui, toi, espèce d’empoté ! De qui crois-tu que je parle ? Tu ne comprends donc pas ?

Et aussi sec, elle s’était mise à sangloter et à taper du pied.

− Tu ne comprends donc pas que je suis folle de toi ?

Il avait reculé de quelques pas, effrayé par cette révélation brutale. Elle lui aurait tordu le nez qu’il en eût été moins effaré. Il avait bafouillé :

− Je…je ne savais pas ! Je croyais que…

− Eh bien, tu sais maintenant.

− Je suis au monastère, Shikéko. Au monastère !

− Justement, benêt !

Elle bouillait de colère plus qu’elle brûlait d’amour, Shikéko. A moins que ce soit le contraire. Allez savoir ! D’un mouvement rageur, elle avait tourné les talons et s’était enfuie aussi vite que le lui permettaient ses semelles compensées. Il en était resté bouche bée, oubliant le reste du temps de tendre son écuelle aux passants.

Puis il avait repris ses esprits. Tout ce cinéma, c’était du Shikéko tout craché. Du feuilleton télévisé, genre « Les Oiseaux se cachent pour mourir ». Elle le dédaignait quand il mangeait dans sa main. Elle le désirait à présent qu’il lui échappait. L’attrait de l’interdit la titillait. S’il avait accepté de devenir son jouet, elle se serait bien vite désintéressée de lui. Tous les tamagushis de Shikéko étaient morts de faim : game over. Il aurait inévitablement connu le même sort. Non, vraiment, Ioshida et Shikéko n’avaient rien en commun. Le jour et la nuit, se disait Ioshida.

L’aube du lendemain le vit émerger de la brume en même temps que la crête noire des pins. Il marchait d’un pas décidé. Il savait désormais où aller : à Tokyo. Sa quête avait à présent un nom : Shikéko. Ioshida avait longuement réfléchi, au réveil. Il en était arrivé à quelques conclusions péremptoires. Un : il se trouvait trop jeune pour le renoncement. Deux : les illusions peuvent donner du plaisir et il aurait bien tort de s’en passer si tôt. Trois : l’amour est nécessaire à l’homme.

Maître Sosan disait : « Si nous demeurons aux deux extrémités, comment pouvons-nous en comprendre une ? »  Il fallait que les extrêmes se touchent, que le soleil rencontre la lune, que le jour caresse la nuit. Shikéko le ramènerait sur terre à chaque fois qu’il s’envolerait. Il l’élèverait, l’aiderait à prendre de la distance pour qu’elle voie les choses d’un peu plus loin, d’un peu plus haut. Il mettrait un peu de yang dans son yin. Ils auraient un enfant qui réaliserait l’équilibre parfait entre ces deux pôles qu’ils étaient. Un polisson à la tignasse noire, avec une discrète mèche rose dans le cou.

Ioshida Dosumaru marcha jusqu’à la grande ville qui croissait comme une tumeur au pied du Mont Fuji. Il se dirigea droit vers la demeure de Shikéko. Il y trouva des parents éplorés. Cela faisait des mois qu’elle les avait quittés, l’insulte aux lèvres. Elle téléphonait de temps en temps, pour demander quelque argent, mais ils ne savaient même pas où elle logeait. Avaient-ils mérité une telle destinée ? Elle avait tout ce qu’elle voulait, on lui passait tous ses caprices.

Il fallut chercher du côté des copines de classe. Peut-être que sa « meilleure amie » en savait un peu plus ?

− Tu veux vraiment rencontrer Shikéko ? Tu vois le parc de Yoyogi, derrière la gare de Hurajuku ? Oui, là où les groupes de rock amateurs te cassent les oreilles. Elle devrait normalement y être. Sinon, interroge les gens que tu verras allongés sur les bancs. Et surtout, ne prends pas sur toi. Tout cela n’est pas de ta faute. Il lui est arrivé plein de trucs, à Shikéko. Pour sûr, les trucs, à force de les chercher, on les trouve…

Ioshida erra dans la ville jusqu’à ce qu’elle s’emplisse de néons et d’images grimaçantes. Alors, il pénétra dans le parc de Yoyogi en contournant le sanctuaire Meiji. Il interrogea longtemps les gens allongés sur les bancs, en haussant la voix pour couvrir les sanglots interminables de minables guitares électriques. Il allait de l’un à l’autre comme un pion de go saute de case en case. Puis, à contre-jour dans le feu d’un projecteur, une silhouette gracile.

La branche du pécher

Ses petites faux

Dans le soleil rouge

Shikéko était là. Il faudrait dire : l’ombre de Shikéko. Vêtue d’habits râpés qui sentaient mauvais. Elle tenait une canette de bière en mains. Ses manches trop courtes cachaient mal les ecchymoses qu’elle avait aux bras. Elle ne le reconnut pas. Elle se contenta de le dévisager d’un œil vide.

Pauvre héroïne au regard perdu ! Ses cernes mauves, ses pupilles qui se rétractaient sous la lune noire de l’iris. Comme la mer en se retirant vous attire, juste avant le tsunami. Le néant n’a pas de cœur, Ioshida !

Maître Sosan disait : « Si nos yeux ne dorment pas, tous nos rêves s’évanouissent »

Partager