Un peu de rêve et d’aventure

Liliane Schraûwen,

Selon les dernières estimations, 160 000 personnes auraient péri lors du désormais fameux tsunami que le père Noël — ou serait-ce le petit Jésus ? — a offert à la planète médusée en guise d’étrennes.

Je n’ai jamais été très douée en calcul mental, mais je voudrais tenter de me faire une idée précise de ce que cela peut représenter, une masse de 160 000 morts, à la lumière de quelques cataclysmes relativement récents et dont aucun ne fut aussi naturel que celui dont il est question ici.

Six millions de morts dans les camps dont nous venons de commémorer la libération. C’était il y a quelque soixante ans.

37 000 morts à Hambourg, sous les bombardements alliés de 1943, et 120 000 blessés graves.

330 000 habitants à Hiroshima, dont 45 000 qui ont eu la chance de connaître une mort instantanée et 75 000 autres qui moururent après quelques jours ou quelques semaines. Sur la population de Nagasaki, qui s’élevait à 250 000 âmes avant la bombe, 31 000 personnes succombèrent aussitôt et 49 000 dans les semaines et les mois suivants. Ce qui donne un total, pour ces deux seules villes, de 200 000 morts.

Un million de morts environ au Cambodge, entre 1970 et 1975.

Un million de morts au Rwanda, voici dix ans à peine… en deux mois de temps.

Plus ou moins 100 000 morts, chaque année, en France, à cause du tabac, de l’alcool et des accidents de la route.

10 000 morts, chaque mois, au Darfour décimé par la faim et la guerre, et depuis combien de temps, et pour combien de temps encore ?

Et que dire de tous ces autres points du globe où règnent la violence, la guerre, la faim ?

Et que dire du sida ?

 

Voilà pourquoi, sans doute, un tel mouvement de solidarité nous a tous jetés en avant, vers les survivants de la catastrophe asiatique. Parce que, pour une fois, personne n’était coupable, ou alors le destin. La planète elle-même. Dieu… Comme pour le déluge, comme à Sodome et Gomorrhe. Dieu qui peut-être a décidé une fois encore de punir l’homme. Bien naïf, ce Dieu, s’il imagine qu’un châtiment ou un avertissement pourrait être d’une quelconque efficacité. Souvenez-vous du premier déluge : une famille fut sauvée, de quoi repeupler le monde, et que s’est-il passé ensuite ? À peine avait-on retrouvé la terre ferme que l’on s’est saoulé, et le père, dans sa beuverie, a perdu toute dignité, et voici que le fils l’a raillé, se trouvant du fait même maudit jusqu’à la fin des temps avec toute sa descendance. Et tout a recommencé. Non, ce ne peut être Dieu cette fois, il a dû comprendre, à force, depuis tout ce temps.

C’est juste le hasard, la conjonction de la géologie et du destin. Personne n’est responsable, et surtout pas nous, les hommes.

Nous aurions donc tort de nous priver de larmes et de bonne conscience. Pour une fois que nous pouvons pleurer ouvertement et sans honte, pour une fois que nous ne sommes pour rien dans le drame ! Pour une fois qu’il n’y a pas les bons et les méchants, ceux qui sans doute ont bien mérité leur sort et les autres, c’est-à-dire nous, qui sont là pour remettre de l’ordre, et tant pis pour ce qu’on appelle les dommages collatéraux, même si ces dommages-là se chiffrent en millions de morts. Pour une fois qu’il ne faut pas réfléchir, mais seulement mettre la main au portefeuille. D’ailleurs, il faut bien les reconstruire, ces hôtels de rêve… Où irions-nous, sans cela, chercher le dépaysement, l’exotisme et le soleil pour fuir la grisaille de nos pays de brume et de pluie ?

 

Alors, oui, je pourrais inventer dans ces pages la mort ou le sauvetage d’un enfant d’Indonésie ou, mieux, d’un quelconque people ou présentateur télé venu oublier au soleil un audimat chancelant. Je pourrais créer pour vous un personnage de vacancier, de retraité qui s’offre enfin le séjour de ses rêves, de jeune épousée en voyage de noces, de touriste en mal d’exotisme ou de sexe facile. Je pourrais vous raconter leur découverte émerveillée des plages de sable fin avec barques échouées et cocotiers garantis d’origine sur fond de soleil couchant ; je pourrais vous dire la transparence des eaux vertes et bleues qui balancent leurs vaguelettes douces au pied des hôtels de luxe ; je pourrais vous parler de la température estivale et si propice à la sieste, à l’amour, au rêve. Je pourrais vous décrire les ruelles exotiques de ces endroits lointains, leurs boutiques à front de rue où l’on trouve des étoffes chatoyantes, des épices parfumées, des souvenirs de toute sorte. Je pourrais vous dire les vitrines illuminées de quartiers où la nuit n’est jamais noire, et ces femmes aux longs cheveux qui portent la jouissance et la mort dans leur ventre tiède, et ces fillettes et même ces gamins prêts à se vendre au monsieur qui aime la chair tendre. Je pourrais vous parler de l’aube laiteuse et rose sur une mer d’opale et de turquoise, je pourrais évoquer pour vous les coraux au fond de l’eau, les poissons lents et silencieux, la danse des algues languissantes.

Qui choisirai-je pour en faire le héros de mon histoire qui, forcément, finira mal, sinon pour lui, du moins pour ses 160 000 compagnons d’infortune ? Il se promène sur la plage, caméra ou appareil numériques à la main, il filme toute cette beauté qui l’éblouit, et aussi la vague qui, au loin enfle et grossit. Puis l’eau déferle, emportant tout sur son passage, elle entre dans les maisons, dans les temples, les hôtels, les mosquées, les boutiques, elle envahit les rues d’un flot boueux dans lequel se débattent, pêle-mêle, riches et pauvres, touristes, petits commerçants et mendiants. Que devient-il, mon personnage, dans ce déluge d’épouvante ? Imaginons-le accroché au tronc d’un palmier providentiel, qui continue de filmer. Il est sauvé, il sera l’un de ces miraculés dont les journaux télévisés nous raconteront l’odyssée. Il aura tout perdu, sa femme, son enfant, ses bagages, ses papiers d’identité, tout… hors le caméscope qui continue de tourner. Ainsi sera-t-il le seul témoin de toute l’aventure, de son début aux allures de carte postale à son terme, quand on viendra le décrocher de son arbre. Son film se vendra à prix d’or. Paris-Match en publiera les meilleures images, celle où l’on voit une petite fille agrippée au cou de son chien, qui tente de surnager mais se noie sous nos yeux tandis que le chien survit, juché sur un improbable radeau de meubles démantelés. Celle où l’on aperçoit une jeune femme qui hurle au spectacle de son bébé emporté par le flot. Celle…

Ou bien je choisirai de vous raconter l’aventure de cet homme qui, pour une journée, avait décidé de quitter la plage et ses plaisirs et de s’en aller vers l’intérieur, sur les collines, histoire de voir les choses sous un autre angle et de plus haut. Il a laissé là sa femme acariâtre et ses gosses braillards, en se disant qu’il a bien droit à un moment de paix et de silence. Il a pris des rues montueuses puis des sentiers à peine tracés, il s’est piqué au jeu, il a grimpé, grimpé, essoufflé, en sueur, mais fier de son effort. Autour de lui, il y a des bruissements d’animaux dans les broussailles, et il joue à se faire peur. Si un tigre apparaissait brusquement, comme dans les livres d’aventures de son enfance, ou une panthère aux yeux d’or ? Ce n’est plus une colline mais une vraie montagne qu’il gravit, étonné de tous ces animaux qu’il aperçoit par moments, silhouettes furtives mais aussi chiens domestiques, et  quelques bœufs incongrus. Que font-ils là, perdus dans la montagne, à se précipiter vers les sommets ?

Je pourrais…

À quoi bon, dites-moi ? 160 000 morts, c’est bien suffisant, inutile d’en créer d’autres, même imaginaires. Pourquoi d’ailleurs vous parler de ceux-là et pas de tous les autres, ces milliers de millions de milliards de morts qui sur la terre nous ont précédés et nous suivront ?

Femmes violentées et éventrées, enfants au visage de vieillard, le ventre lourd d’une inextinguible faim, soldats et civils apeurés, victimes et bourreaux, sains et malades, blancs, noirs, Indiens d’Amérique… Ceux qui meurent dans les hôpitaux de chez nous, maigres à faire peur, avec seulement les gestes professionnels d’une infirmière pour les rattacher à la vie. Ceux qui s’enfoncent dans l’absence et le silence, vieillards oubliés des hommes et d’eux-mêmes. Ceux qui crèvent de froid dans le ventre de nos villes, en hiver, sur un trottoir, dans l’encoignure d’une porte fermée. Ceux dont un couteau déchire la chair, ceux qui sombrent dans le coton de l’alcool qui leur ronge le foie et le cerveau. Et ceux de jadis, parqués comme des bêtes malfaisantes dans ces camps dont on nous parle trop après n’en avoir pas assez parlé, ceux que l’on extermine comme de la vermine, rien de tel que le gaz, c’est rapide, net, sans bavures. Ceux sur lesquels se lève la machette d’un ami, d’un voisin. Ceux que l’on torture pour connaître la vérité, ou tout simplement pour leur montrer qui est le plus fort et qui a raison. Ceux qui tombent dans les rues de toutes ces régions où l’homme ne sait plus ce que c’est que la paix, ceux qui se font exploser dans un grand cri rouge qui répand la mort autour de lui…

Pourquoi ? Pourquoi inventer tant d’horreurs, quand la réalité toujours est pire ? Pourquoi écrire, pourquoi raconter des histoires, pourquoi donner aux autres un peu de rêve et d’aventure ? Puisque l’issue est pareille pour tous, à la fin.

Six milliards d’individus sur la Terre, six milliards d’inconnus, d’ennemis peut-être. De temps à autre, un soubresaut de la planète qui s’ébroue comme pour secouer d’elle cette poussière humaine, tel le chien couvert de puces qui, d’un mouvement d’échine, tente de se débarrasser de ses parasites. Un petit coup de tsunami par-ci, une vague de sida par-là, une guerre, un tremblement de terre, mais les hommes continuent de croître et multiplier. Jusqu’à ce que…

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