Sur les ailes d’un ange

Véronique Bergen,

À Annick B.,

Réapprendre à accueillir la clarté du jour, à sentir l’air libre courir sur sa peau, à esquiver les bêtes féroces dépêchées par l’ange bleu, à lire entre les lignes des propos disgracieux, réapprendre à s’ouvrir en toute confiance, à laisser les doigts de Michèle vagabonder dans les cheveux, à faire de sa bouche un nid de myrtilles, relire Une Saison en enfer et Faulkner, délier les nœuds qui étouffent la gorge, repasser en accéléré les estocades de l’irrémédiable, la musique funèbre du coup de grâce tout en s’efforçant de calmer une mémoire qui saigne, faire une étude sur les concepts de mal, de sincérité, de conscience, de sensibilité, de cruauté, d’indifférence chez les protestants calvinistes dont se réclame l’ange bleu, lancer des yeux révulsés au passage des pseudo-anges sans aucunement y inclure l’ange bleu à qui on laisse toutes ses chances, retrouver le nord, surtout le sud pour danser avec des vahinés, enduire son corps de lait de noix de coco et ramener la lune au bout d’un diapason… Convalescence, retour dans les cercles de la vie, pansement apposé aux blessures, travail de cicatrisation, la femme revient à la lumière, à cloche-pied, une jambe, guettant l’aurore, prête à s’élancer vers le nouveau, l’autre, prisonnière des glaces du passé, attendant un signe de la femme-ange.

La non-rencontre de Paul Celan et de Heidegger continue à briller de son énigme, coquillage fossile dont elle n’a réussi depuis à faire parler les lignes. Rescapée d’une guerre à sens unique qu’elle avait redoutée sans pouvoir y croire, la femme répertorie les sites en ruines, les zones les plus touchées par l’extermination et échafaude d’immenses fresques où se rejoignent tragédie individuelle et carnage collectif, déchaînements de mort à petite et grande échelles. Et le silence de l’ange entrave cette remontée vitale déjà si peu sûre d’elle-même. Et la dureté de ce silence l’agresse, la renvoyant au royaume des morts. Silence pourri sur fond d’été calamiteux. L’ange bleu endosse le rôle de Napoléon et sacrifie les troupes qu’il méprise, ces troupes composées d’une seule personne à l’égard de qui on manie encore un peu le scalpel, question de tester sa résistance. Et le scalpel qui bute sur cette femme osseuse repart de plus belle à l’assaut afin de se ficher dans les régions fragiles. La femme tend néanmoins le cou pour sortir de ces terres marécageuses, et elle collectionne les couteaux décochés par la femme-ange. Elle a aussi conservé les messages de celle-ci laissés sur son répondeur et veille jalousement sur cette patère renfermant une petite musique de nuit. Une musique où se rencontrent tous les climats, tous les tons, des grondements de la montagne aux lys dans la vallée, des condensés d’émotions aux rappels à l’ordre fermes et autoritaires, des enthousiasmes primesautiers à une retenue étrangère à toute spontanéité. Ce fétichisme qui s’honore par l’archivage des voix, des coupes du passé serre le poing sur ce qui lui reste de l’ange, crispé sur ces traces qui sont une partie de lui-même, une partie de la femme abandonnée. Certains jours, la petite musique de nuit se met en mouvement dans cette patère sentimentale comme elle tourne, sans version orchestrale, dans la tête de la femme.

« Je continue d’anger celle qui m’a tant mésangée, syndrome de Stockholm, syndrome d’angélite ? Serrez la main d’un ange et vous êtes contaminés, entraînés dans une passion de forme asymptotique. Pas de traitement connu à ce jour. Avanie, inconscience, coups de gueule, rejet, expulsion, inimitié, rancune, froideur, dédain ne défont l’attachement à l’ange qui s’indigne de cette persévérance. » Une seule explication se présente. Thalès,

Anaximandre, Anaximène se sont trompés : tout est ange. Si tout ce qui est est ange, aimer quelque chose, c’est toujours aimer l’ange, et l’on ne poursuit de sa passion une partie du tout que pour s’élancer en réalité vers l’ange. Croyant aimer un élément séparé, discret, autonome, on est amoureux de l’ange. « Traversez le règne des apparanges, et vous tombez sur l’ange ».

Assise à sa table, la femme s’écrie à tue-tête : « combien l’ange bleu doit être heureux maintenant, sans plus d’indésirable accrochée à ses ailes, combien, léger, il court un monde duquel la bannie s’est retirée, combien son charme turquoise doit envoûter les femmes qui se cambrent à son passage ! ». Et elle joue aux cartes avec les photos de l’ange tandis qu’une pluie fine dessine des barreaux qu’elle n’a pas le courage de limer. Elle n’a plus été contempler Le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico, elle déteste l’air du temps qui pousse les auteurs à parler d’anges jusqu’à les loger dans les titres, elle n’a plus vu depuis des jours les mèches rebelles, les yeux excédés-exaltés-furieux-charmeurs-rieurs-malicieux-ombrageux-inquiets-perdus de l’ange bleu. Quand elle plonge dans le massif des souvenirs, elle s’électrocute aux fils qui ceignent son tombeau, son exil. Même les mots avec qui elle ne cesse de jouer ont l’apparence exsangue des grands déshérités.

Et elle se répète, mezza voce, qu’elle n’a plus vu depuis des jours les mèches rebelles, les yeux excédés-exaltés-furieux-charmeurs-rieurs-malicieux-ombrageux-inquiets-perdus de l’ange bleu. « Tout Ange est terrible » écrivait Rilke. Tout lui est agression. Les trajectoires obliques des rais de lumière qui se heurtent à son corps et l’aveuglent de tristesse, les sourires empaillés des voisins embarrassés par cet étalage d’une débandade, les panachés de sorbets que l’on fait fondre comme un chagrin dans sa bouche, les conversations animées des passants qui montent comme des nuages d’insectes ou des disques passés à une mauvaise vitesse, les sonneries de téléphone qui ne sont jamais celles de l’ange…

Plus personne n’habite à cette adresse, seule la souffrance hante ces murs sans plante vivace, attaqués par les pleurs de la femme. Assise à terre, elle attend que, corrodés par l’humidité, ils s’abattent comme de vieux chênes et l’engloutissent avec son scénario d’apocalypse, sa tristesse. Chaque jour, elle accélère leur effondrement en prélevant de-ci, de-là, des morceaux de plâtre, des croûtes blanches et crémeuses, des chairs immaculées contentes de tomber à terre. On lui a bâti des châteaux en Espagne, elle s’installe au cœur d’un château de cartes. Sans espoir aucun de passer du parjure au paradis, de l’élégance du meurtre à la chaleur de l’être, sans espoir aucun de s’arranger avec la vie.

La nuque plaquée au sol, la femme laisse le piège du chasseur des forêts équatoriales se refermer sur elle ; elle resserre même le collet avec l’émotion de qui a reçu un éclatant cadeau nuptial. Quand elle passe les doigts sur ce lacet d’amour, elle rougit, ftère de porter l’extravagant bijou offert par cette Diane chasseresse. Merci, mon ange, je me dynamite à ton diamant, merci. Vingt-deux carats, vingt-deux cartouches, vingt-deux long-rifle, merci.

Et elle attend que les murs s’effondrent sur elle comme de vieux chênes déracinés par le désespoir. Elle craint-redoute espère que l’ange activera ce travail de sabordage. Elle ne mange presque plus : l’ange-Napoléon ayant entreposé ses canons dans sa bouche, chaque bouchée est un feu d’artifice. Tout se passe déjà au royaume des ombres, sans plus de corps à l’horizon.

Merci, mon ange, pour les vingt-deux carats, les vingt-deux cartouches ornant mon cou, merci, mon ange, pour les vingt-deux mousquets, les vingt-deux canons placés entre mes lèvres, pour ce baiser exquis en vingt-deux dimensions, de vingt-deux minutes, au vingt-deuxième ciel. De façon inédite, tu m’embrasses : j’aime entendre le bruit des canons crépiter dans ma bouche ; non, vingt-deux suffiront, oui, ils mordent mes lèvres, non, ce n’est rien, je sais que ça t’amuse, oui, tu peux lancer sous d’autres cieux la formule que j’affectionnais tant et que prononçait Ariane dans Belle du Seigneur, « tvaïa gêna », oui, tu as raison d’utiliser en permanence tes canons sinon ils risquent de rouiller, mais non, je n’avale pas en douce certains d’entre eux pour avoir la bouche plus libre, oui, tu fais ce que tu veux, je suis en zone occupée, bien sûr que tu peux stocker des flottilles de sous-marins, des escadres de bombardiers dans d’autres de mes cavités, oui, tes canons font exploser « tvaïa gêna » en neuf lettres qui donnent tout autre chose, oui, même disséminées en tous sens, coupées les unes des autres, ces neuf lettres ne forment à mes yeux que la magie d’un « tvaïa gêna », non, je n’ai rien compris à la mort infligée, oui, j’aurais dû la voir venir de loin ou être vaccinée, toute ma famille côté maternel ayant péri à Auschwitz, oui, tu m’as massacrée, non, je ne me drape pas dans l’étoffe du martyre, non, je n’oublie pas d’aligner tes canons comme de féroces hirondelles dans une bouche qui n’est plus que leur entrepôt et leur cible, oui, je pourrais les actionner pour en libérer, envers et contre tout, un chant, un thème en canon psalmodiant « tvaïa gêna », non, mon amour ne périt pas d’une avitaminose, d’un scorbut, d’un rejet malfaisant, oui, il est incorrigible, oui, je me répète, mezza voce, que, depuis des jours, je n’ai plus vu les mèches rebelles, les yeux excédés-exaltés-furieux-charmeurs-rieurs-malicieux-ombrageux-inquiets-perdus de l’ange bleu.

Lorsqu’elle se jette à corps perdu dans l’écriture, elle voit ses mots osciller entre officiants de la paix et soldats hystériques, entre chantres d’amour et arbalétriers survoltés, comme si, dans cette traversée d’une douleur semblable à une longue agonie, les mots ravivaient les plus extrêmes analogies entre un décret de mort individuelle et les victimes de l’holocauste. Et le mal s’enchevêtre avec le mal, et une souffrance fait se lever la mémoire de l’autre, et la cruauté se plaît à arborer différents visages que confondent les larmes des assassinés. Toutes les douleurs se rencontrent au point où, se heurtant au degré ultime, il n’y a plus personne pour témoigner. Les mots courront-ils tout seuls sur la page, mettront-ils en forme tout ce gâchis, ce jeu de massacre, cet acharnement nécrologique ? Tiendront-ils le coup face aux riot-guns de la pensée, à l’artillerie lourde dont se bardent les affects de l’ange ? Vers où doivent-ils se dépasser pour ne pas tomber sous le coup d’une sentence de mort ? Et la femme se rassure en se répétant « mots et amour : seuls éternels, à l’abri des ravages » et en recourant à un spinozisme étriqué « seules l’essence des vocables et l’essence de l’amour sont éternelles en ce qu’elles échappent à toute décomposition venant du dehors ». Elle écrit dix fois, vingt fois le mot « mot » et le mot « amour » et sourit, rend hommage à leur résistance ; elle mêle les deux inscriptions l’une à l’autre et s’effare devant un « amourmot » qui est presque « amourmort ». Elle maintient, parquée dans un coin de sa tête, une formule qui jaillit par intermittence comme un coucou « le mot est le meurtre de la chose, c’est pourquoi il est éternel ». Et un tourbillon de pensées vient frapper à sa porte : « les gens qui agissent comme des mots gagnent cette éternité, l’ange bleu est donc éternel, “tout Ange est terrible”. Écarte les mots pour voir ce qu’il y a derrière, écarte les ailes de l’ange pour voir ce qu’elles recouvrent ». Mais la femme sait que la mort se fait toute petite, s’avance masquée et laisse le devant de la scène aux fascinantes ailes de l’ange.

Vingt-deux canons dans la bouche, disposés par l’ange, vingt-deux volumes, vingt-deux kilomètres de papier, vingt-deux hectolitres d’encre pour dire l’ange, la mort repliée entre ses ailes. Vingt-deux brasses pour couler, vingt-deux degrés de plus pour se calciner en enfer, vingt-deux sourires avant de partir, vingt-deux gouttes d’arsenic pour se lignifier, vingt-deux mètres sous le sol pour pourrir, vingt-deux bits pour dire « je t’aime ».

Dans cette pièce aux persiennes le plus souvent baissées, il ne pleuvait que des larmes et des mots, les premières mélangées aux seconds, et larmes et mots coulaient dans le respect de l’absence qui s’était abattue sur les lieux. Des pantalons noirs s’entassaient sur une chaise, tristes de ne plus avoir de jambes à gainer, des journaux s’empilaient, indiquant que le temps s’était arrêté un beau dimanche, les poussières dansaient sur les étagères, french-cancan, slows langoureux, charlestons, la chatte n’était plus là pour chasser les pigeons, le téléphone, saturé de messages, rêvait d’endroits où on en ferait meilleur usage, les murs, imbibés de pleurs, tenaient bon, tardant à s’effondrer. La femme bénissait l’air chaud qui lui faisait un bouclier. Elle allait droite, elle allait sans désirs, dans cet appartement clos, elle se blessait aux portes, aux objets, au silence lisse qui l’enveloppait, se murmurant à chaque entaille « qui se cogne à quoi alors qu’il n’y a plus ni qui ni quoi ? ». Elle polissait le temps comme Spinoza polissait ses loupes et lentilles, si bien qu’il en venait à prendre la physionomie de Michèle et de l’ange.

S’il existait vingt-deux livres pour ne pas crever ? Sans trop d’hésitation, la femme retient Le Bruit et la fureur. Les Frères Karamazov, Différence et répétition, L’Homme sans qualités. Être et temps, La Phénoménologie de l’esprit. Fureur et mystère. Le Rivage des Syrtes, Belle du Seigneur, les Poésies de Rimbaud, Le Château, Le Pavillon d’or. Le Procès-verbal, Le Livre des nuits. Les Séquestrés d’Altona, Phèdre, Madame Bovary, les Poésies de Mallarmé, À la recherche du temps perdu, la Métaphysique d’Aristote, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, la Critique de la raison pure. Elle ne s’estime pas sauvée pour autant et continue à polir le temps sous la forme de Michèle-Ange.

Des après-midi entières, elle découpe dans des revues sans importance des mots qu’elle glane après maints critères de sélection, et elle aligne ces mots de différents formats, de couleurs variées en des phrases sibyllines qui forment des guirlandes collées sur des feuilles blanches. Elle perfectionne ses inventions de codes, affine les rébus déposés en ces collages, elle donne à voir un texte qui peut être pris en deux sens différents, selon qu’on le lise en respectant sa linéarité ou en trouvant la combinaison adéquate (sauter une lettre sur deux, retenir les premières lettres de chaque mot tantôt en partant du début, de la gauche, tantôt en remontant depuis la fin, ne retenir que les majuscules qui équivalent à la lettre plus un, ne relever que les lettres colorées en bleu, diviser le texte en colonnes verticales en prélevant la première lettre de chaque premier mot des quatre colonnes…). Rien à voir avec le corset de contraintes formelles de l’Oulipo : elle joue à Matahari, joue avec ce qui est perdu, retrouve la saveur des billets enfantins échangés en catimini lors des cours. Un jour, elle décide d’épingler ces papillons bigarrés sur un immense rouleau, langue blanche continue prête à accueillir tous les messages secrets, à héberger l’écriture de tous les désespoirs, de toutes les envies. Parfois, en se relisant, elle ne trouve plus le procédé qui permet de déchiffrer le texte, aucune clé ne convenant à la serrure. Elle prend désormais soin de noter dans un petit carnet damasquiné les formules présidant à la lisibilité de chacun des passages.

Elle colle les lettres extraites de magazines de mode et placarde ces montages sur les murs qui ne se sont toujours pas écroulés. Elle colle les mots les uns aux autres pour que rien ne puisse plus les séparer et se dit qu’elle aurait dû faire de sa vie un collage. Elle démembre des textes pour en confectionner d’autres, ne cessant d’augmenter les difficultés dans le déchiffrage. Elle colle l’oreille à la fenêtre pour entendre l’improbable battement d’ailes de l’ange bleu. Elle soumet ce qu’elle nomme ses bas-reliefs à Michèle qui perce de mieux en mieux leurs secrets et espère que l’ange en prendra connaissance un jour. Dans cette mathématique ludique des lettres, aucun mot n’est a priori exclu, la valeur ne venant que des relations entre lettres, de leurs permutations, de leurs règles de composition. Cette arche de Noé des animaux linguistiques accueille tous les caractères – bêtes estropiées, de trop grande taille, de contrées étrangères, de peau lisse et glacée ou recyclée -, et tous se combinent à tous, en des syntaxes inédites non assujetties à l’ordre sujet-verbe-complément, et l’anglais côtoie l’italien que borde le français, et les lettres collées dansent, immobiles, pour l’absent, pour l’ange.

Ciseaux de couturier pour taillader des découpes méticuleuses ou sauvages, tube de colle que l’on répand comme un rouge à lèvres de séduction, appariant les mots les uns avec les autres afin de dire l’amour en langage crypté. Cisèle-moi que je me colle, taillade-moi que je sois épinglée… les pages blanches, le rouleau vierge sont les ailes de l’ange sur qui chutent ces lettres de la désespérance. La femme se murmure : « ma souffrance se rassemble en des paquets de vocables chiffonnés, exilés, pillés, ma souffrance squatte tout et explose dans ces coïts de lettres arrachées à l’anonymat ».

Paysages de lettres à perte de vue, jardins calligraphiques suspendus aux murs de la douleur, portraits de femmes privilégiées, rideau alphabétique couvrant les lambris et s’élevant jusqu’à la cimaise, couronnement de l’ange dans la galerie des non-officielles, posters d’adolescentes revus par Matahari.

Pour composer une phrase, en fonction de la règle de décryptage adopté, il faut une à quatre pages de mots collés. Les lettres « pour rien » sont majoritaires et affichent la même importance extérieure que les lettres décisives pour l’intelligibilité. En raison de cette disproportion entre la foule des mots requis pour l’élaboration du message et les quelques lettres signifiantes, des dizaines de mètres de collages ont déjà pris possession de l’appartement. Disproportion, tout est disproportion, l’écriture, l’élan amoureux, la mort subie, la chaleur de l’été, les volte-faces de l’ange.

À la relecture de certains des collages, ce n’est souvent plus l’oubli du code qui taraude l’esprit mais le lever d’une autre possibilité de sens qui anéantit l’officielle. Par cette grâce qu’offrent d’autres chemins de sens, l’intention est retournée en son contraire, l’ode amoureuse devient machine de guerre, l’appel à l’azur se métamorphose en rigole de sang, la trêve n’est plus que traque, le rire est rire de rage. La femme tente alors d’évincer ce retour du refoulé, s’obstine à prendre en défaut cette nouvelle règle de lecture, surgie de nulle part, qui irradie un sens non voulu, indésiré. Elle fait barrage à cette ambivalence des sentiments qui refait surface, à ces courants souterrains qui cessent d’être en filigrane pour monter à l’air libre. Mais elle se réconforte en se disant que tous les chemins mènent à l’ange, chemins pour pieds fourchus, chemins allant en deux directions, chemins dont l’anarchie des sentiments est à hauteur de celle de l’ange. Et elle se réconforte en murmurant : « On m’a tout enlevé, sauf mon double amour, mon double amour blessé mais intact. On m’a tout retiré, en plusieurs étapes, la chatte Fifille d’abord, le chat Havane, la chaleur des nuits, leurs rires, leurs orages, le bonheur des complicités, les élans de tendresse, la vie des émotions, la joie de la présence, le partage des secrets, les tours de garde et attentes du petit soldat d’amour, les échanges épistolaires, les petits-déjeuners frugaux, les récits interminables, les promenades à la mer, on m’a tout retiré sauf mon double amour, mon double amour blessé mais intact ; dans ce désert de glace, je caresse ce qui me reste, mon double amour poignardé mais plus fort, mon double amour bâillonné mais, seul, vivace ».

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