Casser Dieu

Luc Dellisse,

Ainsi donc, j’ai eu deux sœurs. Elles étaient déjà là à ma naissance. Entre les internats et les prisons plus sérieuses, elles n’ont pas eu beaucoup de temps pour côtoyer la vie. L’aînée exerce, depuis vingt-cinq ans, ses redoutables talents de pharmacienne. Elle est agressive et cultivée, un mélange qui a fait fuir ses maris successifs. La seconde est plus irrémédiablement enfouie que dans une tombe. Celle-là, j’aurais pu l’aimer.

Elle n’avait pas encore dix ans quand mes parents ont décidé qu’elle était vraiment trop malade et qu’il fallait la faire soigner. Je ne savais pas de quelle maladie il s’agissait et quand j’interrogeais la principale intéressée elle me regardait de ses grands yeux lointains – le silence même. Le mutisme, le goût pour les cachettes où l’on baigne dans l’ombre, les convulsions le soir quand on allumait les néons, l’habitude de s’enfoncer des bâtonnets dans tous les orifices, le dégoût de la viande et des laitages, la constipation volontaire, sont certainement les symptômes d’une grande méfiance à l’égard de la vie. Mais cette méfiance était le comble de la lucidité. Fallait-il pour autant mettre Nathalie en observation prolongée dans la clinique du docteur Quinard ? À Notre-Dame-au-Bois ?

Au début nous allions lui rendre visite chaque semaine, et après cette rencontre pénétrée de réticences et de monosyllabes, mes parents emmenaient leurs autres enfants manger une tartine de fromage blanc et radis dans une guinguette au bord de la route. Ma mère disait pour la forme que l’état de Nathalie lui avait coupé l’appétit. Ensuite elle regardait avec consternation sa tartine finir entre les mâchoires de belette de mon père. Ma sœur aînée demandait pourquoi je n’étais pas moi-même en observation, puisque j’étais aussi bizarre que Nathalie. Je devenais tout rouge. Ça se voyait donc ? Ma mère répondait que Nathalie était beaucoup trop intelligente : c’est pour ça qu’elle n’allait pas bien. La menace s’éloignait de moi. Ma bêtise me préservait de la folie.

La clinique du docteur Quinard était une vieille villa recouverte d’une peinture blanche écaillée. Un tout petit parc accoté à l’immense forêt de Soignes lui donnait l’air mesquin. À l’arrière, une bâtisse en rectangle, genre garage préfabriqué, où Quinard faisait réaliser sa spécialité pharmaceutique, le calcygénol. Il y a quelque temps j’ai appelé ma sœur pharmacienne pour lui demander si on en trouvait encore. Elle était en pleine dispute avec son quatrième mari et je tombais mal. Mais elle a eu le temps de me dire que j’affabulais à mon habitude, que le calcygénol n’avait jamais existé. Elle en avait pourtant bu comme moi, des litres. Il y en avait dans tous les coins de la maison, mes parents en achetaient par six bouteilles pour se faire bien voir du docteur. C’était un liquide blanchâtre, une espèce de lait de chaux, fortement sucré pour masquer son goût de moisissure. Il fournissait aux enfants malingres le calcium nécessaire à leur développement. Quinard avait constaté que la plupart de ses jeunes patients souffraient de carences en calcium. Il ne croyait pas que ces carences expliquaient les troubles psychiques. Mais à partir du moment où il possédait le brevet exclusif du produit miracle il aurait été inhumain de ne pas soigner aussi le corps décalcifié des anorexiques, des mythomanes et des schizophrènes.

Le docteur Quinard avait environ 70 ans. Il était lisse et chauve, obèse pourtant, avec des ongles jaunes : non pas le jaune de la nicotine mais celui du vieil ivoire des éléphants centenaires. Dans son bureau il y avait des diplômes suspendus au mur et rédigés en allemand.

Close up sonore. Voilà la voix du Dr Quinard, vibrant d’une acoustique rudimentaire : le gramophone des années. « Nathalie Dellisse est un cas difficile. Elle a certainement un culte érotique de la mort (cette hypothèse faisait frémir mes parents). Elle ne souhaite pas mourir mais vivre une histoire d’amour avec la mort. Vous me suivez ? »

— Mais docteur, elle n’a jamais eu que de bons exemples.

— Elle ne voit que ce qui corrobore ses fantasmes, vous savez (il prononçait : corpore).

Selon Quinard, ma sœur présentait un cas d’inadaptation radicale à la vie. J’avais beaucoup de mal à me formuler une idée puisque j’étais bête. Quand même je ne voyais pas pourquoi Nathalie aurait dû s’adapter à la fréquentation des enfants fous et aux cuillerées de calcygénol.

Close up visuel. Au premier plan, sur leur chaise en tubes, mes parents font face au docteur Quinard. Leur dos monstrueux, primitif, se courbe sous le poids des mauvaises nouvelles. Ma sœur aînée et moi sommes sur un canapé, au fond. Le regard rôde pour échapper à l’ennui.

Il y a sur le bureau de dentiste de Quinard une photo dont j’ai pensé par la suite qu’elle était le fruit de la paramnésie – l’illusion d’un souvenir qui n’a pas d’objet réel. Mais en refaisant mes calculs récemment, j’ai dû admettre que la mémoire n’invente presque rien. Si la scène se passe quand j’avais sept ans et que nous sommes donc au début des années soixante, Quinard pouvait parfaitement être né vers 1890. La photo qui le représente, plus jeune et plus mince mais déjà dégarni, en compagnie d’un faune coupé en deux par son cigare, n’est donc pas du tout impossible – terriblement probable au contraire.

Étrange photo. Je ne l’ai jamais vu reproduite dans aucun livre et pourtant l’essence même de la psychologie moderne s’y marque : c’est la magie blanche. Une conduite raisonnée des rites et des incantations, pour renvoyer le diable à ses ténèbres personnelles.

Sans connaître le nom ni le roman de Sigmund Freud je ne voyais que lui sur cette photo prise au seuil de quelque congrès. Les charmes du personnage y éclataient comme des marrons grillés : sa bague (une chevalière de grand travailleur peu soigné), ses lunettes rondes, sa bouche mangée par un rictus. Sûr de la victoire, il s’avance vers la fenêtre, le photographe, la légende.

Après le sombre diagnostic du docteur Quinard sur la malade, on nous faisait sortir pendant que mes parents signaient le chèque hebdomadaire (c’était un compte à double signature). Je me hâtais d’aller revoir une dernière fois Nathalie qui me regardait avec ses yeux de pluie. Elle marchait en général de long en large pour ne pas laisser les petits patients l’approcher. Sans quoi, disait-elle : « Je deviens les gens ». Les maladies des autres pensionnaires envahissaient ma sœur dès qu’elle restait immobile.

Nous étions interrompus par mon père qui tenait à photographier ses trois enfants en profitant de la belle lumière. Michelle, Nathalie et Luc dos au parc en attendant le déclic inspiré. Les seules photos où nous figurons ensemble.

Ici se place une encoche dans le temps, une sorte de coup de griffe d’un diable pince-sans-rire. Mon père donne le signal du départ. Nous regardons Nathalie rentrer dans l’ombre. En petite troupe de canards, nous marchons sur le gravier du parc. Voilà la grille, entrouverte et comme soudée dans la terre. Faute de pouvoir la pousser il faut se faufiler dans sa faille. Les barreaux rouillés passent très près de la bouche.

On se rapproche de la voiture, luisante comme sa version idéale sur l’étagère d’un collectionneur de Dinky Toys. Mon père a un pardessus à chevrons, avec une martingale. Il pose l’appareil photo sur le toit de la voiture le temps de chercher ses clés. Ce temps est trop long, il n’en finit pas. Les mouchoirs, les paquets d’Amiral filtres, les clés de la maison, les clés du bureau, le porte-monnaie en forme de talon de chaussure, ressortent indéfiniment, comme jaillissant d’une loterie détraquée. Mon père se comporte en acteur qui cherche à gagner du temps, qui fait du remplissage en attendant le drame. Le voilà.

Un coupé Fiat très pointu et très jaune descend l’interminable série de boucles qui partent de l’église du village en cercles concentriques. Avec la sérénité transcendante des martyrs le conducteur décide de ne pas amorcer le dernier virage. Il passe tout droit au-dessus d’un terrain vague, attaque en angle droit la paisible route nationale désertée par l’hiver, et qui protège sa candeur par une barrière en métal. La hauteur de cette barrière est calculée au millimètre par l’ingénieur infaillible qui a conçu l’orbite des planètes. Ajustement exact d’un métal tranchant sur le milieu du cou d’un automobiliste libéré des contraintes de la pesanteur. Il y a eu un faible cri astral tandis que la lame de la barrière faisait sauter le pare-brise, la capote, la tête.

J’ai vu comme je vous vois les pulsations du sang très rouge au-dessus d’un col roulé spongieux. Je n’ai pas vu la tête. Elle avait roulé hors d’atteinte du souvenir.

Et tout ceci remonte à quarante ans ou presque. Nous sommes repartis sans attendre la police, dont mon père se méfiait depuis que des gendarmes belges l’avaient remis aux mains des autorités allemandes, en disant avec un gros rire : « On vous ramène une brebis égarée ». Ce n’est qu’une fois rentré à la maison qu’il s’est rappelé l’appareil photo posé sur le faîte de la voiture. Perdu, perdu !

À cause de l’accident macabre et de ses suites, mes parents ont raréfié leurs visites à Notre-Dame-au-Bois. Surtout ils y allaient en bus, désormais, et n’emmenaient plus leurs deux enfants normaux. Ils nous confiaient pour l’après-midi à Madame Baillot, la voisine impériale.

Elle nous bourrait de crêpes et de dictons. Ses crêpes sentaient toujours un peu le rance. Ses dictons étaient bien choisis, mais il y manquait une nuance d’exactitude.

C’est elle qui nous offrait une fois par an un verre d’eau de Lourdes. Elle avait pour la Vierge une prédilection pétulante. « La Vierge aime ceci, la Vierge craint cela. » J’admirais ces informations si précises. Elle aimait Dieu aussi mais elle disait à son propos des choses terribles. Je l’entends encore, dans sa cuisine, en parlant de la mort de son mari, qui avait coïncidé avec son retour à la foi mariale : « On ne fait pas d’omelette sans casser Dieu ».

Longtemps plus tard, après la mort du docteur Quinard, ma sœur est revenue vivre avec nous. Elle a même fréquenté une école classique mais tout de suite on a su qu’elle avait fait des avances à l’aumônier et elle est repartie dans une institution à Rochefort. Le choix d’un aumônier idiot comme initiateur sexuel est certainement une nouvelle preuve d’inadaptation psychique ; mais en ces temps qui précédaient de peu la mixité scolaire même Dieu aurait eu du mal à tirer un coup.

Aujourd’hui 20 avril 2001, dans le train qui va à Bruges, je lis Le Vicomte de Bragelone pour m’étourdir et tout me ramène à ma perplexité. Inadaptée, ma sœur ? En conflit avec le réel ? C’est une façon de voir les choses. Comme le Masque de Fer dans sa prison de Pignerol : dira-t-on qu’il était claustrophobe ? Oui. À la rigueur.

Gare de Bruges. Je descends. J’ai peur. L’embêtant quand on a cassé Dieu c’est qu’il faut faire tout le travail soi-même. Marcher dans la rue, longer les canaux, interroger les gens dans une langue plus rouillée que les grilles du Dr Quinard. Je ne dirai pas de mal de Bruges. Ma haine du Moyen Âge et de la scolastique y trouve son autre scène, son incident déclencheur. Je n’ai jamais cru à l’inconscient. Je sonne. La porte met longtemps à s’ouvrir. Un visage net, souriant. Ni cornette, ni surprise. J’explique qui je viens voir. On m’introduit dans un parloir. C’était quand ma dernière rencontre avec Nathalie ? 1969.

Un bruit de pas. Non, ce n’est pas encore elle. Trop grande. La supérieure. Elle me dévisage d’égal à égal. J’incline la tête, je l’appelle « ma Mère ».Tout va bien. Elle me dit que la chère sœur Lucie sera contente de me voir. J’avais un peu oublié ça, ce nom de robe. Luc, Lucien, Lucie, il y a un certain bégaiement des noms. La supérieure me dit qu’elle a lu un de mes livres, elle précise le titre. Pas de chance c’est le moins moral.

Voilà sœur Lucie. La supérieure lui fait un signe et sort. Nathalie est très abîmée évidemment. La folie, la religion, les rayons noirs de Bruges. Mais enfin c’est elle des pieds à la tête, surtout la tête, le regard fixe. On s’assied. Moi, très intimidé. Je lui demande si elle se souvient du calcygénol. Elle ouvre un peu plus grand les yeux, c’est tout. Ni oui ni non. Je lui dis que je possède un grand appartement à Bruxelles, vide la plupart du temps. Si elle veut. Sa vie n’est pas finie. Elle pourrait encore. Son regard est tellement opaque que quand elle ouvre la bouche, je crois que c’est pour bâiller. Mais non. Elle parle. Elle dit :

— J’aime Dieu, Luc.

Elle m’ennuie. Elle m’a toujours ennuyé. Ça m’était sorti de la tête depuis tout ce temps mais ça me revient au galop. De loin, sa vie avait l’air romanesque, et elle, victime d’une loi occulte, je la plaignais. Mais son gros visage boudeur, fermé, sa voix impatiente, et ces yeux peints sur le vide… Je me lève. Je lui tourne le dos. Au mur à côté de la porte il y a un miroir dans un cadre en bois. Au moment où je sors, j’aperçois sœur Lucie qui s’est levée et qui me décoche, d’un revers, le regard le plus perçant que j’aie jamais vu.

Partager