Synopsis pour un docu-fiction

Michel Voiturier,

On voit en gros plan Régis, l’ancêtre, le roi qui entre en agonie après un règne exceptionnel de cent cinquante années. Il a convoqué ses deux fils engendrés de deux souveraines différentes mais successives. Il leur parle à voix basse. À chacun, voici déjà plutôt longtemps, il a donné la moitié de son royaume pour qu’ils puissent y vivre et y prospérer. L’un a installé sa famille et ses descendants sur les Ambivalents. Le cadet s’est construit sa demeure et celle des siens sur l’Amphibie. Restait, secondaire, le fief de l’aire des Entredeux, qui a droit à l’existence mais guère à la parole parce qu’accordé à la sœur cadette, femme et bâtarde de surcroît.

On observe en flash-back que le pays vit de la sorte depuis un temps quasiment immémorial. Il lui a fallu trouver un modus vivendi afin que des deux côtés le développement fût harmonieux. L’accord a été rapidement scellé entre les princes : par peur de sombrer dans les dégradations de la consanguinité, il fut décidé que les Ambivaliens iraient chercher leurs épouses au sud des frontières, tandis que les Amphibiens remonteraient vers le nord. La fertilité de ce duo fut telle qu’en quelques décennies les populations se répandirent à travers toutes les terres disponibles.

On évalue dans de savants traités socio-historiques que la conséquence des unions issues des rencontres à l’extérieur a mis en place deux langages distincts, majoritairement utilisés. Ceux-ci coexistent et les habitants se débrouillent vaille que vaille. Quand ils ne connaissent pas un mot du vocabulaire des voisins, ils communiquent au moyen de gestes ou de mimiques, comme en témoignent nombre d émissions télévisées à haut pouvoir d’autodérision.

On filme les échanges entre les régions. La langue est secondaire. La compréhension naît de la présence de similaires structures culturelles : cortèges de géants, processions religieuses, carnavals, plats gastronomiques et nourriciers, festivités bibitives liées aux saints protecteurs de métiers divers, épreuves sportives cyclistes ou footballistiques voire tennistiques… Seule l’activité économique diffère : d’un côté on construit ; de l’autre on restaure.

On entend à la radio des rumeurs au sujet de la disparition du souverain. On entend aussi des prévisions à propos des langages minoritaires du monde, voués à l’effacement face aux parlers internationaux. En zappant d’une station à une autre, on auditionne des plaidoyers de politiciens qui cherchent à lier territoire et langue. Leur rhétorique semble de plus en plus virulente au fur et à mesure qu’ils prennent la parole.

On suit sur une carte les tracés successifs des bordures linguistiques. Ils forment des lignes colorées qui sinuent et séparent. L’Ambivalie et l’Amphibie sont assez nettement délimitées, encore qu’il y ait l’une ou l’autre poche de l’une enclavée dans le territoire de l’autre. L’Entredeux est complètement encerclé. Il a l’air d’une île. C’en est une car ses panneaux routiers, contrairement à ceux des deux autres régions, sont multilingues.

On assiste de part et d’autre à des contrôles rigoureux. Nul ne peut franchir une démarcation s’il n’a sur lui des documents (identité, journal, livres, tract publicitaire…) rédigés dans l’idiome du voisinage. À plus forte raison, s’il ne possède pas la connaissance du jargon des lieux, il est refoulé. Seuls les allochtones ont droit de franchir les bornes, à la condition expresse qu’ils ne feront que transiter et ne s’installeront pas à demeure. Une séquence s’intercale pour montrer un hélicoptère dispersant les cendres du roi Régis au-dessus des trois régions principales.

On accélère le déroulement de l’image pour montrer la prolifération de réunions à chaque échelon administratif et judiciaire où sont formulées les demandes d’acceptation de l’adéquation entre contrée et langue parlée. Se multiplient à grande vitesse la formation de sous-régions, de circonscriptions particulières à chaque dialecte local.

On zoome avant, tandis qu’apparaît la planche multicolore d’un atlas où chaque centimètre carré du royaume est identifié par une couleur distinctive. Ce sont les morcellements innombrables des portions de pays où s’affirme un langage spécifique. Le montage laisse fugitivement se profiler l’image de la tour de Babel.

On suit au moyen de trois travellings successifs le départ des deux fils princiers et de leur cadette appareillant en mobile-home afin de se réfugier à l’étranger vers des continents où ils seront autorisés à utiliser le parler de leur choix. La plaque d’immatriculation est diplomatique et aucun signe distinctif n’est apposé sur les véhicules.

On regarde, à l’intérieur de chaque parcelle, la métamorphose progressive de chacun des citoyens : ils se replient peu à peu sur eux-mêmes, se recroquevillent, de plus en plus maigres, balbutiants, hagards. Ceux qui en ont encore la force tournent en rond dans leur terroir ainsi que des poissons rouges dans un ex-bocal de cornichons. Ils sont bientôt figés dans des poses rappelant les découvertes de corps ensevelis sous la lave à Pompéi (79 après Jésus-Christ). Un long silence s’étend sur un fondu enchaîné brumeux.

On enregistre sur la bande-son le discours du guide assis à côté du chauffeur du car. Il explique aux touristes, armés de jumelles et d’appareils photo, l’attraction et l’intérêt historique que constitue cette réserve naturelle où sont conservés tels quels les vestiges de la démocratie. Ses paroles sont transmises à chaque voyageur en sa langue, par l’intermédiaire d’implants transistorisés, dont le rôle est d’envoyer directement à travers les tympans une traduction automatique de tout ce qui se dit alentour.

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