Une nuit après l’opéra

Michel Claise,

La musique repose sur l’harmonie entre le ciel et la terre, sur l’accord entre l’obscurité et la lumière.

Les États décadents et les gens mûrs pour le déclin n’ignorent pas la musique, il est vrai, mais leur musique manque de sérénité. Aussi, plus la musique est bruyante et plus les gens deviennent mélancoliques, plus le pays est en danger et plus son prince tombe bas. De cette manière la musique se perd jusque dans son essence.

Le Printemps et l’Automne, de Lu Bou WÉ, cité par Herman Hesse dans Le Jeu des Perles de Verre

— Cet opéra, tu le trouves vraiment bon ?

Celui qui posait cette question s’appelait Antoine Van der Noot. Professeur de littérature et critique d’art, il couvrait les grands événements culturels de la ville. L’homme à qui il s’adressait tourna la tête et lui sourit. Hadrien Delstanches, avocat, était aussi administrateur de la Monnaie, l’opéra de Bruxelles. Ils occupaient, seuls, deux sièges au milieu du cinquième rang.

— Quand je l’ai découvert à Paris, il y a deux ans, je t’avoue qu’il ne m’avait pas fait vibrer. Mais quand notre directeur nous l’a proposé pour fêter le 59e anniversaire de l’empereur Guillaume, je dois bien reconnaître que ce choix m’a fait sourire. Daniel François Auber ne sera jamais l’égal de Mozart ou Monteverdi, mais sa Muette de Portici me paraît de circonstance.

Des cris jaillirent de la fosse d’orchestre. Le chef invectivait copieusement le directeur Joseph Langle, qui se tenait sur l’avant-scène. Le rideau venait de tomber sur le premier acte, et rien ne tournait rond. Le décor et les costumes étaient à la mesure de l’histoire : lourds et imposants. Les artistes gênés par l’encombrement de leurs accessoires rataient systématiquement leurs entrées. Tous dégoulinaient de sueur, en ce mois d’août caniculaire et pluvieux. Et comme cela ne suffisait pas, le ténor en charge du rôle principal de Masaniello, Lafeuillade, avait un chat dans la gorge. Antoine et Hadrien ne manquaient jamais une générale, car il s’y passait toujours quelque chose. Aujourd’hui, ils étaient gâtés.

C’étaient de vrais amis, quoique si différents. Antoine était catholique, et plutôt conservateur. Mais ses articles étaient appréciés pour leur indépendance d’esprit, surtout lorsqu’il critiquait la censure et ses conséquences dans les milieux de la création artistique. Hadrien était un avocat engagé dans le combat libéral. Libre penseur, rationaliste et athée, il se partageait entre Paris et Bruxelles, répandant des idées révolutionnaires que les autorités hollandaises réprouvaient. À deux, ils avaient participé à la rédaction des griefs portés à l’encontre de Guillaume Ier par les factions réconciliées des catholiques et des libéraux.

— Je dirais que jusqu’à présent, la révolte gronde plus parmi les musiciens que sur scène, dans ce village de pacotille, dont les habitants italiens sont pourtant censés bouter hors de leur pays l’envahisseur espagnol.

L’histoire de La Muette de Portici reposait sur deux axes assez traditionnels de la dramaturgie : une société en crise secouée par des passions politiques exacerbées, opposant un tyran à ceux qui le combattent, le tout saupoudré d’un amour impossible, qui permet aux barytons et ténors d’amener les cantatrices au triomphe du lyrisme. Comme dans Le Couronnement de Poppée, sauf que Naples remplaçait Rome et que son despote était un Néron espagnol.

Antoine ne se lassait pas de contempler les lambris du théâtre. « Quel lieu magnifique », pensa-t-il, se remémorant les travaux récents de restauration. Le directeur quitta la scène en vitupérant et le rideau se leva sur la suite des malheurs de Frenella, séduite et abandonnée par le duc d’Arcos, ce que son frère Masaniello n’appréciait que fort peu.

Mais décidément ce soir-là, les dieux protecteurs du spectacle étaient ailleurs. Deux morceaux furent même recommencés, fait exceptionnel pour une générale. Antoine et Hadrien sentaient monter en eux un début de fou rire, tant la maladresse de la mise en scène conduisait les artistes sur la douce pente du ridicule. Puis survint Lafeuillade, le ténor, qui, dans le rôle de Masaniello, devait servir à son ami Pietro le clou du livret : l’air de la Liberté.

Il se mit au-devant de la scène, s’adressant le torse bombé au public absent, et poussa de la voix.

Amour sacré de La patrie

Rends-nous L’audace et la fierté

À mon pays je dois la vie

Il me devra sa…

Le dernier mot se perdit dans un couac d’anthologie.

Le ténor, abattu, tourna les talons et quitta Portici pour regagner sa loge. Frenella, qui attendait sagement de poursuivre, tenta, pathétique, de le retenir, mais sans succès, et s’effondra en larmes.

— C’est ainsi qu’elles font toutes, murmura Hadrien.

La générale reprit néanmoins, quelques minutes plus tard. L’opéra se terminait par la violence de l’éruption du Vésuve, reconstitué au fond de la scène. Un pyrotechnicien déclencha les feux de Bengale, dont l’effet de catastrophe fut si efficace que, sans l’intervention du pompier de service, la Monnaie entière partait en cendres.

Les deux amis se levèrent discrètement, laissant chacun des protagonistes régler ses comptes, et quittèrent très rapidement les lieux.

— Je te propose de noyer cela dans la bière, suggéra Hadrien.

— Une visite à L’Aigle d’Or s’impose, surenchérit Antoine.

C’était un estaminet de la rue de la Fourche, à deux pas, tenu par Cantoni, indépendantiste et poète affirmé.

La pluie avait cessé, mais elle était tombée en abondance, faisant monter les eaux de la Senne et ses odeurs, aidée en cela par la touffeur de l’été. Les deux amis se mirent à marcher d’un bon pas, croisant des jeunes gens qui criaient des slogans hostiles aux Hollandais, porteurs des cocardes françaises. Il est vrai que quelques jours auparavant, le 27 juillet, une révolution avait éconduit Charles X pour le remplacer par Louis Philippe, ce qui échauffait les esprits jusqu’à Bruxelles. Les murs de la ville étaient recouverts d’affiches provocatrices, telles que :

Samedi : Illuminations

Dimanche : Feu d’artifice

Lundi : Révolution

Les amis pénétrèrent dans la taverne et furent accueillis par Cantoni de manière bruyante. Antoine le salua chaleureusement, et Hadrien l’embrassa fraternellement. Le serveur leur apporta un grand pot de faro et deux chopes. Antoine se carra le dos contre le mur et étendit les jambes sur la banquette, allumant une pipe bourrée de tabac provenant des rives de la Semois.

— Je refuse, dit-il en tirant nerveusement sur le bec, de me fournir encore chez les tabagistes hollandais. Mais celui-ci est rude, je te l’avoue.

Il fixa son ami, qui vidait goulûment sa chope et se resservait déjà.

— Non mais, tu y crois, toi, à une action populaire qui jetterait nos Bataves hors de nos provinces ? Et pour faire quoi ? Nous ne sommes pas si mal traités, diront certains. Guillaume ne nous saigne pas, les impôts sont supportables. Certes, c’est un protestant intraitable. Mais ne vaut-il pas mieux avoir la tête un peu baissée plutôt que coupée ?

— Tu sais bien que le débat n’est plus situé sur le terrain du bien-être, mais se tient en termes d’idéaux. La révolution américaine, puis la française ont changé le monde, et en favorisant la classe bourgeoise, elles ont créé de dangereux intellectuels progressistes qui ne se contentent plus d’une vision de l’humanité tournée vers leur seul confort.

— Je te sens venir encore avec tes mots lancinants Liberté, Égalité, Fraternité, mais conviennent-ils à tout le monde ? Et Dieu, tu l’oublies ?

— Mais Dieu est présent dans ces valeurs. La Liberté est plus qu’un droit, c’est une obligation. Elle s’apprend, il faut que ceux qui s’en revendiquent soient éduqués pour son partage. Ainsi la Liberté est-elle naturellement celle des cultes, tous les cultes, sans exception. Et même la Liberté de ne pas en pratiquer, à condition que chacun reste chez soi, et n’impose rien à l’autre. Ceci implique que cette valeur s’étende aussi à la Liberté de l’enseignement, de la presse et d’association. On peut en parler jusqu’au matin, mais tout est déjà dit dans le contexte actuel : la Liberté ne peut convenir à ceux qui refusent les différences et cherchent à imposer leur vision par la violence, non seulement celle des armes, mais aussi celle de leur intransigeance.

— Et l’Égalité ? Nous ne naissons pas égaux. En richesse, mais aussi en force, en intelligence. Faut-il s’attarder à cette utopie ?

— Parce que tu la décris comme un état, et non un but. Qu’importe la naissance, si chacun se voit reconnaître le droit d’être lui-même, comme les autres, et de disposer des mêmes chances de réaliser sa vie et d’exprimer ses opinions. Et le jour où peut-être nous aurons nos élus à choisir, il faudra bien que nous admettions que tous ont le droit de vote. Même ceux qui ne savent ni lire, ni écrire, et même les femmes. Oh ! Je te vois sourire dans la fumée de ta bouffarde, et ce sourire prouve à quel point il est difficile d’accéder à l’Égalité et que le chemin est long encore.

— Jolie diatribe. Reste la Fraternité. Devons-nous tout partager ?

— N’est-ce pas là une vertu chrétienne que le partage ? Je te taquine. Tout à l’heure, sur le chemin de la taverne, tu t’es arrêté près d’un mendiant, un homme mutilé qui tendait la main. Tu lui as parlé et tu as glissé plusieurs pièces dans sa sébile. Il t’a remercié d’un regard triste, et tu t’en es allé, avec sans doute au fond de toi le sentiment d’un devoir accompli. Moi, je n’en ai rien fait et n’éprouve pourtant pas de regret. Car la Fraternité n’est pas la charité. Elle est le combat individuel et collectif de tout être pour que l’humanité puisse être fière de garantir à chacun sa dignité. Il faut que ce mendiant puisse être soigné, ses enfants éduqués, sa femme respectée, qu’il marche à nos côtés sans rougir de son état et, surtout, qu’on mette fin aux guerres qui ne sont que les jeux des puissants qui se moquent bien, à la limite, de les gagner.

Hadrien avait haussé le ton. L’estaminet s’était rempli et les conversations éclataient à toutes les tables. Antoine avait commandé leur troisième pot. Il prit la parole.

— Tu sais que je t’approuve sans réserve, et que mes remarques sont celles de ceux qu’il nous faudra convaincre. Mais de manière plus pratique, nous parlons d’un nouveau pays. J’ai réfléchi à ses frontières. Il paraît évident que les provinces de Liège et du Hainaut en feront partie. Au nord, il faudra se battre pour Anvers. Pour la Flandre aussi. Mais quelle différence ! Quelle pauvreté connaissent-ils dans ces régions, quelle inculture ! Alors que les industries du Sud se développent de manière incroyable. Et puis, il y a cette langue du peuple…

— Oui, et alors ? Nous sommes de ceux qui pensent que les différences sont la source de toutes les richesses, à condition que les mains qui se tendent l’une vers l’autre deviennent les ponts qui franchissent les gouffres de l’ignorance et de l’intolérance.

— Hadrien, deviendrais-tu poète ?

— Je préfère la langue aux armes. Je partage aussi ton avis. Il est temps de tracer les frontières. Mais je t’avoue ne pas aimer les nations, car elles sont source de l’orgueil de ceux qui les habitent.

À une autre table, un client passablement éméché se mit à entonner une vibrante Marseillaise, reprise en chœur par les autres tables, tous debout, la main sur le cœur. Le chant patriotique se termina par une salve d’applaudissements.

Hadrien se resservit de faro. La tête lui tournait un peu.

— Antoine, je suis sensible à ce chœur de gens sincères, mais quelles paroles ! C’est à nouveau la guerre, la vengeance, un sang impur… Tant qu’on vantera les nations, on chantera la violence. Mais je suis conscient qu’il faudra passer par là. À l’unique condition que tous les actes que nous poserons soient tournés vers un seul but : le progrès de l’humanité entière et non simplement l’unité de quelques provinces rassemblées.

— Hadrien, il nous faudra une constitution. Un texte fort, universel, pour que la petite voix de ce nouveau peuple se fasse entendre dans le concert des nations par sa pureté qui ne pourra que couvrir les fausses notes des imprécateurs. Alors qu’importe que ce soit une monarchie ou une république.

Il leva son verre et l’entrechoqua avec celui d’Hadrien. Celui-ci avait des larmes dans les yeux. La fumée, sans doute.

— Tu crois que ce pays aura de l’avenir ?

— Tout ce qui se crée peut se défaire. Mais si cela se fait au détriment des principes fondamentaux, alors, cela voudra dire que les générations futures auront décidé d’ignorer les sacrifices de leurs aînés.

— Ou simplement leur bon sens. L’égoïsme du pouvoir rend aveugle et sourd, comme Guillaume Ier qui ne se rend pas compte de ce qui se passe ici.

— Je me suis toujours méfié de l’Orange, qu’importe sa couleur.

Ils prirent encore quelques chopes avec Cantoni, apostrophèrent ceux qu’ils connaissaient du journal ou du parti, discutèrent de la journée du lendemain et profitèrent, dans l’impasse de la Fidélité, d’un réverbère pour se soulager du trop-plein de liquide de la nuit. La nuit qui faisait place à une aube claire, un nouveau jour.

Ils s’embrassèrent encore et encore sur les pavés rugueux de la ville, se fixant rendez-vous au théâtre, en riant déjà de la prestation de Lafeuillade.

Mais ce soir-là, 25 août 1830, à la Monnaie, le ténor Lafeuillade dans le rôle de Masaniello chanta juste.

Partager