Tango funèbre

Xavier Campion,

Quelque part dans un royaume improbable, perdu dans l’univers.

Ce sapin est vraiment limite. Je suis certain qu’à l’écran on doit voir que les boules sont les mêmes chaque année. Au fond tant mieux, ils penseront que les économies ont commencé. J’ai chaud. Cette étiquette me gratte. C’est quand même scandaleux, ce costume que je n’ai même pas choisi et qu’on m’a facturé le prix d’une Alfa Roméo. Alfa Roméo que je n’aurai jamais d’ailleurs. Il y a des choses qu’on ne choisit pas. Une vie par exemple.

Soupir chargé.

Ce prompteur est chaque année un peu plus loin, un peu plus petit. Ils doivent le reculer exprès, pour me faire sentir le poids des années. Le poids de la charge. Chacun se venge comme il peut, je ne peux pas vraiment leur reprocher.

Oui, les coûts, les frais, l’effort du contribuable. Cette mesquinerie obsessionnelle du peuple. Mais personne ne s’imagine le prix vertigineux de la sobriété. La neutralité, la quintessence du politiquement correct. Ça, c’est vraiment impayable.

Sans compter les frais de chauffage. Transformer un palais en sauna n’est pas spécialement bon marché aujourd’hui. La reine a froid. Mais là elle dépasse les bornes. Mes vêtements collent. Je crois que je suis en train de m’évaporer. Comme un vieux souvenir.

Un temps. Trois personnes entrent. Quatre ressortent.

Et puis, est-ce que la vie d’un homme a un prix ? Finalement, je ne leur ai pas tant fait payer mon renoncement à une vie de bûcheron ou de dermatologue. Oh, cette étiquette. Je vais finir par en avoir des tics nerveux. Condamner quelqu’un par sa naissance, c’est quand même assez inhumain dans une démocratie. Cette étiquette lacère mon épiderme jusqu’au sang. Et je n’ai aucune marge de manœuvre. Le moindre coup d’œil sur ma nuque rougie suffirait à leur faire entendre que la compensation est faible.

Trois caméras et des mètres de câbles. Tout ce flou, toute cette agitation. Je me sens déjà en dehors de mon corps. Encore une couche de maquillage. Je dois suer plus que d’habitude. Ça parle dans toutes les langues autour de moi. Et ce chauffage à bloc. Le sapin va en déverdir.

Ça s’excite méchamment. Les bêtes sont en rut. Ils doivent penser que c’est la dernière fois. Il y a beaucoup plus de gardes que d’habitude à l’entrée. Je pense qu’on ne me dit pas tout. Je suis sans doute trop âgé pour ça. Ils doivent se dire que ça me dépasse. À juste titre. Pourquoi Jacques a-t-il demandé si on faisait comme d’habitude ? Il n’y a pas mille et une façons de faire, je reprends plus ou moins le discours de 2002 et tout le monde est content. Pas de vague, 500 grammes de mollesse, une pincée de morale, et des tonnes de poncifs. Bon, je ne vise pas très haut, c’est vrai, mais c’est dur de garder l’ambition quand on est déjà roi. Et puis cette étiquette… ça ne me donne pas vraiment envie de me donner plus de mal. Je mettrai au cachot ce couturier ! Voilà ce que je vais leur dire. Ça va être leur scoop. Ah, je les entends, déjà… On ne met plus au cachot Majesté, et surtout pas une multinationale.

Un temps

Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent, bon sang. Ils brassent de l’air en me regardant comme si je faisais un infar depuis dix minutes. Je ne comprends rien aux signes étranges qu’ils se font. Bon Dieu, qu’on en finisse, ou qu’ils balancent l’enregistrement de l’année passée. Pourquoi parlent-ils à mon médecin ? Ils pensent peut-être que je vais m’écrouler en public. Ils devraient faire l’économie de leur mise au pilori. Pas certain que ça les arrange…

Ah je les vois déjà… compassés et frileux…

— « Majesté, vous pouvez faire un essai micro ? »

— « La-lalala-la-lalala »

Pourquoi changent-ils de place les tableaux au mur ? Ils ont l’air fébriles. Et maintenant ce silence.

Un silence qui sent déjà la fin. Je sens leurs regards braqués sur moi. On attend et on ne sait même pas quoi. Peut-être que c’est moi. Je suis en train de m’attendre moi-même ?

J’étais roi, puis bouffon, je mourrai bouc émissaire. Soit. Grand Martyr invisible d’un pays fantôme qui ne demande qu’à fondre dans sa propre graisse.

Un temps

Je vais m’insurger. J’ai du sang royal, ça devrait quand même me servir à quelque chose un jour. Je vais leur dire qu’on ne peut pas lyncher une œuvre d’art. Un monument. Je suis une statue vivante, qu’ils me gardent au moins pour leurs visites du patrimoine. Après tout, je suis bilingue, je peux bien être le guide de ma propre personne.

Encore ce coup de peigne. Elle a vraiment des seins très généreux. Et très chauds. Je ne me souvenais pas que les poitrines de mes sujets étaient si chaudes. Je me sens comme un bébé. Je commence peut-être une nouvelle vie…

Ils se répètent partout la bave aux lèvres que je ne mérite pas ce qui m’est arrivé jusqu’ici. C’est sans doute vrai mais je ne sais pas si je mérite vraiment ce qui va suivre non plus. Ils me disent que je suis le passé. Je leur réponds que je suis l’Histoire. Je les emmerde. En France, ils claquent beaucoup plus pour leurs musées. Ils dégoulinent avec leur vengeance imbécile mais ils n’ont pas la moindre conscience de mon quotidien.

Se réveiller tous les matins pour incarner l’Histoire avec un grand H, à l’heure de l’iPhone 3G. Se laisser beurrer sa tartine, puisqu’on a toujours fait comme ça. Je dois faire tout cela avec une perruque dans la tête et un iPod dans mes oreilles. Pas un ne s’imagine la playlist de mon iPod. Je suis devenu l’objet de mes sujets. Oh, et puis, tant mieux finalement, qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? Faut être un peu maso quand même.

— « Bonjour »…

Un petit signe de la main. Comme le pape, hop. En toutes circonstances, rester digne. Je suis quand même un vrai professionnel. Ce licenciement est injuste.

— « Bonjour… bonjour… »

Pourquoi vient-il chaque fois celui-là ? On dirait qu’il vient voir si je tiens le coup en espérant le contraire. En tout cas, les courtisans ont traversé les siècles. Ce champagne qu’ils ont mis au frais. Ce devoir de fêtes… ça m’étouffe chaque année un peu plus. Ils me gavent comme une oie et personne n’est là pour brandir des pétitions. Mon foie ne passera pas l’hiver.

Ils vont bien se délecter en tout cas. Cette presse va pouvoir faire un dernier grand coup avant de disparaître à jamais. Je leur coûte trop cher ? Tout ça va se terminer pour une histoire de gros sous ? Je ne croyais quand même pas qu’on en arriverait là. Ce divorce se joue vraiment au ras des pâquerettes. De toute façon, je m’en fous. Je me suis fait un parachute doré chaque année. Autant l’utiliser.

Un temps. D’autres personnes ressortent. Un technicien se mouche.

J’entends déjà ma voix qui tremble. Encore un petit four. Si j’ai une miette collée sur une dent, je ferai au moins la une sur Youtube. Une couche de maquillage et une couche de seins. C’est la seule chose encore agréable dans cette agonie. Je crois que je vais provoquer ma sueur pour foutre en l’air le fond de teint. Je commence à perler dans mon dos. Mon caleçon a beau être royal, il risque d’être trempé. Heureusement qu’on me filme toujours de face.

Ils vont me lyncher pour exécuter sommairement ce qu’ils sont. Couper la tête à cette identité dans laquelle ils n’ont jamais cru. Et l’on a l’brave culot, d’oser me demander, de crier vive le roi… lallalalalla…

— « Majesté » ? … « Majesté » ? … « Majesté » ???? « Le prompteur est prêt majesté. Nous pouvons commencer. »

— Mesdames et messieurs, La reine et moi, et notre famille, vous souhaitons, de tout cœur, un joyeux Noël et un heureux nouvel an. Dames en heren, de koningin, ikzelf…

Partager