C’était l’été, nous avions emménagé dans la maison pour les vacances. Il y avait cinq ou six familles avec de jeunes enfants. Ils étaient arrivés quelques jours après nous, c’était un couple heureux. L’endroit était sauvage, quelques hectares d’herbes et de broussailles entièrement ceints de murs. Il faisait chaud, nous dînions sur la terrasse le soir, entre les lavandes et les cyprès dans le chant des grillons.

La première fois que nous avions noté un changement dans son attitude, c’était à l’occasion de son anniversaire. Elle portait une robe simple, courte, d’un bleu intense. Elle avait maquillé ses yeux et relevé ses cheveux en chignon. Elle était belle, elle riait, au centre de la tablée où elle était assise en face de lui. Il y avait beaucoup d’allées et venues pour le service. Il y avait du vin. Il la regardait tout le temps et buvait trop. On ne lisait plus dans son regard la même fierté que celle qu’il y avait eue. Il était monté se coucher avant la fin de la soirée, en pleine animation quand il y avait encore de la musique. Elle était restée avec nous dans le jardin, un long moment après qu’il soit parti. Plus tard, quand elle l’avait rejoint, il y avait eu des éclats dans la chambre qui avaient traversé le corridor. Seule une courte phrase émergeait régulièrement de son discours.

— C’est abject ! Répétait-il à voix haute, avant de le crier.

Ils avaient peu dormi, cette nuit-là. Des pleurs avaient passé les portes malgré ce qui avait été tenté pour les réduire. Le lendemain, elle avait un visage défait. La splendeur en elle avait été abîmée par un choc imprévu. Il venait de voir les toiles.

C’était une surprise pour quiconque le connaissait un peu. Il ne s’était jamais intéressé à la peinture. Il ne connaissait pas l’art et souriait lorsqu’il était question du travail accompli par sa femme lorsqu’elle était modèle. Il s’était passé huit années sans qu’il ne lui demande rien. Il était resté dans l’ignorance de ce qui avait été, aussi bien que des œuvres, jusqu’au coup de téléphone qui avait précédé d’une semaine leur départ au soleil.

Elle avait été contactée par un journaliste, au moment de faire les bagages. Il travaillait pour un magazine et préparait un dossier pour les dix ans des Anthropométries (1). Il voulait son témoignage. Elle n’avait pas pris ça très au sérieux. Elle l’avait reçu chez elle en présence de son mari, pendant que les enfants s’égosillaient dans la cuisine. L’interview s’était prolongée au-delà de deux heures où il avait examiné des dossiers posés sur ses genoux et il n’avait pas réagi à l’écoute de ses réponses. C’était d’abord l’éclat dans sa voix qui l’avait interpellé. Elle éprouvait une joie manifeste à parler d’une période dont il ne savait rien. Elle était exaltée par le dialogue. Les mots lui sortaient de la bouche, venant des tripes. Si longtemps contenus, ils s’exposaient avec puissance.

Au départ, disait-elle, il voulait seulement nous voir marcher. Nous étions deux ou trois. Nous avions l’habitude. Être nues ne nous gênait pas.

Ce n’était que le début de la confession. Une déambulation de femmes avait eu lieu dans l’appartement transformé en atelier dont il ne sortait que des monochromes. C’était comme si la chair donnait texture à la matière. La perception que l’artiste avait des corps était transmise à la couleur. Le bleu (2) auquel Yves Klein avait donné son nom dans les années cinquante était une substance qui avait sa propre respiration. Ce n’était pas mystérieux mais limpide. L’attirance pour la couleur était devenue une réalité pour tous ceux qui assistaient au travail de l’artiste, bien avant qu’il n’ait l’idée d’utiliser comme pinceaux celles qui lui servaient de modèles. Le passage au contact relevait de l’évidence. Il fallait que la chair se rapproche du support, que les femmes tombent dans le bleu. C’était l’aboutissement d’un processus par un accouplement dont on attendait une naissance et il n’y avait pas eu de déception.

Il y avait une forme de délectation dans la manière dont elles se peinturluraient au moment de devenir des pinceaux vivants. Des séquences avaient été filmées, d’autres photographiées, d’autres encore s’étaient déroulées en public où l’on avait fait venir des musiciens qui jouaient une partition écrite par l’artiste pour la circonstance. Le peintre était aux commandes, les modèles obtempéraient à ses directives. Elles se couvraient de bleu de la poitrine aux genoux, avant de se coucher au sol où avaient été étalées des feuilles de papier de grand format ou de la toile. Malgré l’apparence aléatoire que révélaient leurs gesticulations, chacun de leurs mouvements avait été anticipé. L’objectif initial était de réaliser un monochrome dans lequel le peintre n’intervenait que de façon transitive. Les modèles se traînaient littéralement à ses pieds, obéissant aux ordres, jusqu’à recouvrir entièrement le support par la multiplication des passages et l’accumulation des traces. L’exercice était spectaculaire. Des questions fusaient dont toutes n’étaient pas relatives au procédé artistique mais faisaient allusion à la sensualité de la démarche. La peinture pénétrait les femmes qui allaient toujours plus loin dans le corps à corps avec la toile, tandis que l’artiste se retirait. La gymnastique était éprouvante, mais l’excitation ressentie par le public pour la performance gagnait les modèles. L’entreprise d’abord technique prenait une autre dimension et le peintre, tout occupé à sa composition, l’ignorait.

En faisant abstraction du processus, on peut exclure la chair de l’interprétation des Anthropométries et n’y voir que du bleu.

Car il faut opérer à la lentille pour faire apparaître dans le pigment ce que les pinceaux vivants y ont laissé de poils, de sucs, de fèces et de corpuscules. D’imperceptibles atomes se trouvent ainsi fixés pour la postérité. Des résidus de femmes, le plus souvent offerts aux flux des grands musées, sont à jamais figés dans un bleu qui a durci en formant une croûte à la longue craquelée.

Autant d’efforts physiques, pour en arriver à dissoudre ses modèles dans un magma, aussi proche soit-il d’une évocation de l’absolu, eurent vite fait de rendre à Klein cette partie de raison dont on supputait qu’il l’avait égarée. L’omniprésence de la matière le ramena aux formes comme s’il changeait de focale. Les empreintes de corps étaient moins contraignantes à réaliser que les monochromes et l’effet remarquable. Les modèles au préalable bleuies s’étalaient sur le support vierge sans bouger. Elles y restaient quelques instants, avant de se relever sans y mettre les mains, pour y laisser l’impression exclusive de tout ce que leur féminité présentait de rondeurs. Seins, ventres et cuisses se juxtaposaient ainsi grandeur nature, sur des toiles géantes qui étaient ensuite accrochées aux murs. Le travail était sans cesse repris. Chaque mise en place constituait une œuvre à part entière autant qu’une étape conceptuelle et dans un troisième temps, l’artiste utilisa les filles comme silhouettes pour en faire des pochoirs. Aux aplats bleus s’ajoutèrent bientôt l’or et le rose, avant que Klein ne livre à la langue des flammes l’entrejambe des femmes, dans une caresse brève qui les enfumait.

Il n’était pas besoin d’explication supplémentaire, à l’aube des années soixante-dix, pour admettre que l’œuvre de Klein comptait plusieurs niveaux de lecture. Aucune personne normale ne se serait livrée à ce cirque reptilien. Les hommes en faisaient l’examen avec des yeux exorbités, pendant que les épouses s’en allaient offusquées. Les femmes ainsi trempées avaient laissé sur les supports autant de particules que de grandeur, en acceptant d’être réduites Au moment de se sentir désarçonné, il voyait défiler les événements majeurs de ces dernières années dont il ajustait sa lecture. Il se découvrait en marge, là, à ces grouillements de croupes. La bête avait détrôné l’humaine au sein d’identités à jamais défalquées. Son mariage n’avait été que la résultante d’un mirage, dans un monde où l’incompétence rattrapait maintenant celui qui s’était laissé berner.

La découverte des toiles lui avait valu un frisson général où l’érection des follicules, sur toute la surface de son épiderme, avait donné lieu à la constitution d’un espace entre son corps et ses vêtements. La répulsion l’avait fait tituber. Son œil, quoique normal, ne pouvait s’empêcher de fouiller la matière et d’y localiser, dans un fatras anonyme mélangé de poussières, les restes anatomiques abandonnés par son aimée. Au sublime se substituait une vision plus terre à terre, où elle s’apparentait au contenu hebdomadaire d’un sac d’aspirateur.

Il ne fait aucun doute qu’un repérage à rebours soit nécessaire pour examiner la pertinence de sa réaction. Aucun amateur même avisé n’était encore expert en ce qui concernait l’art et son rapport aux déchets, aux excréments et à la putréfaction. Le sujet divisait. Outre sa dimension affective, ce regard novateur posé sur le travail d’Yves Klein donnait aux Anthropométries une consistance qui n’était pas sans intérêt. Encore fallait-il être prêt pour une confrontation qui supposait d’avoir assimilé des mises à jour, là où il n’avait accumulé que du retard.

Le déplacement en train, ainsi que les premiers jours d’installation dans la maison, avaient servi d’incubateur à un conflit qui lui paraissait inévitable mais qu’il pensait pouvoir résoudre, au moins partiellement, par une rencontre avec l’artiste. Il aurait voulu trouver sa place, dans un processus créateur moins pénible à admettre, dès lors qu’il y aurait été intégré. Ce n’était pas possible, évidemment. Le peintre, dont le décès inopiné à l’âge de trente-quatre ans avait laissé sans voix une bonne partie de l’intelligentsia, n’avait consenti à aucun écrit susceptible de le rassurer. Au choc de l’appréhension se superposa celui du vide. L’un et l’autre en se heurtant, firent en lui l’effet d’une bombe.

Au moment de se sentir désarçonné, il voyait défiler les événements majeurs de ces dernières années dont il ajustait sa lecture. Il se découvrait en marge, là où il supposait être le cœur et subissait l’effet retard de ce qu’il envisageait dès lors comme une injuste concurrence. C’est d’avoir trop rêvé qu’on devient malheureux. Et la maison de nos vacances fut prise dans le désordre avant d’être aspirée par la vrille d’un cyclone. Les scènes se succédaient entre les murs où il n’avait d’égard pour aucun d’entre nous. Les enfants atterrés se cantonnaient au jardin pour leurs activités, ayant intégré à leur réalité les rixes incessantes pour mieux s’en éloigner. La confusion ayant atteint le groupe, chacune de ses interventions l’isolait davantage et on le vit bientôt errer dans la propriété, où ponctuellement adouci, il traînait en silence.

Elle avait déserté la couche conjugale, s’installant sous les toits dans une chambre de bonne, pendant que nous subtilisions dans le décor ce qui aurait pu servir de projectile. L’alcool n’aidait pas au calme et dès le troisième jour elle prit ses premiers coups.

— Du bleu ! Hurlait-il en présentant ses poings. Tu veux du bleu ?

Elle n’avait pas de mot. C’était comme une valse, entre eux, qui s’achevait en un tango où il glissait en l’écrasant. Elle reculait alors qu’il se ruait sur elle, retenu dans son élan par ceux qui étaient présents, ce qui n’empêchait pas qu’il y ait des ecchymoses. La situation ne faisait que s’aggraver, à mesure qu’il s’enfonçait dans le médiocre. On ne supporte pas toujours l’aura de ceux qu’on a soulevés. Les démolir console, quand on se désolait d’y être comparé. D’idolâtrer nous coûte. Être dans l’ombre donne à la longue un sentiment de condamné d’où se dégage le hideux. Il était submergé par ce qu’il éprouvait en lui de ridicule.

La blessure générait un saccage où chacun sacrifiait ce qu’il avait connu de l’autre en se désagrégeant. Tandis que le mâle traduisait par le pire ce qu’il avait en lui de plus fragile, nous n’avions rien pu faire que de précipiter l’internement. Il y avait eu concomitance, entre des éléments dont un au moins nous échappa cet été-là, tandis que nous le regardions partir encadré de blouses blanches. Ce n’était que plus tard, en rangeant ses affaires pendant l’hiver, qu’elle avait retrouvé dans ses papiers sa lettre de licenciement.

 

(1) Yves KLEIN (1928-62), Anthropométries (monochromes, empreintes, pochoirs) 1958-62

(2) IKB, International Klein Blue 1956

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