Terra ex tumulo

Roger Foulon,

On avait viré Pierre et Nicole Debart de l’hôpital où ils travaillaient tous deux au service des urgences. Ils avaient donc dû chercher un autre emploi. Ce ne fut guère facile. Mais, finalement, ils furent réembauchés par la clinique Saint-Joseph, un établissement de soin, sis en bordure de Sambre. Le couple se mit aussitôt en quête d’un logement proche de son nouveau lieu de travail. On était en 1997. Toute la région était encore terriblement traumatisée par l’affaire Dutroux et par la découverte, l’été précédent, des corps de Julie et Mélissa, deux des petites victimes du prédateur, enlevées, séquestrées, torturées, puis mortes de faim dans des conditions horribles.

Les Debart avaient une fille, Lise. Elle accompagnait volontiers ses parents qui, en voiture, parcouraient toute la région en vue de trouver une maison modeste, mais confortable.

Le pays était calme. De vastes horizons balisés de paisibles villages. Parmi les calcaires et les schistes, la Sambre y avait creusé sa vallée sinueuse et sauvage. Il fallait se rendre à l’évidence, les habitations à vendre n’étaient pas légion. À croire que chacun protégeait au mieux ses biens où vivre donnait du bonheur.

Un jour de printemps, après avoir parcouru Fontaine-Valmont, Leers-et-Fosteau et Hantes-Wihéries, on franchit la rivière et on commença à grimper la route en direction de Sars-la-Buissière. Quelques boqueteaux, une exploitation agricole, un terrain de football. Dès le plateau, on entra dans le village, un gros bourg aux murs chaulés, aux toits de tuiles et d’ardoises. Les Debart connaissaient le nom de cette localité. Tous les mass-média avaient parlé d’elle à suffisance. C’est là qu’on avait déterré les cadavres des deux fillettes martyrisées par Dutroux. Jamais encore les Debart n’avaient visité ces lieux. Une atmosphère lourde semblait envelopper le village. Personne en vue sauf, dans les champs, des cultivateurs juchés sur leur tracteur.

Ici, contrairement à l’habitude, trois ou quatre maisons portaient une affiche annonçant leur mise en vente. Les Debart s’arrêtaient souvent pour les observer. En bordure de la place, ils tombèrent pile sur l’endroit si souvent montré à la télévision : une espèce de taudis flanqué d’un bout de terrain qu’avaient récemment fouillé les pelleteuses mécaniques pour mettre à jour les restes des deux malheureuses fillettes et ceux d’un complice du monstre. Nicole ne put s’empêcher d’évoquer le drame. Lise était horrifiée. Pierre embraya et s’éloigna.

À peu de distance de là, une petite maison, un genre de fermette, était ainsi à vendre. À ne pas croire ! Juste ce qu’on avait toujours espéré. Certes, remettre le bien en état et le doter d’un certain confort exigeraient des travaux. Ayant mis pied à terre, Pierre et Nicole s’approchèrent pour jeter un coup d’œil à la maison vide. On en devinait les pièces flanquées d’une grange et de ce qui avait dû servir d’étable.

À une voisine, sortie de chez elle, Pierre posa quelques questions… « Vous savez, depuis l’affaire, bien des gens perturbés par ce qui s’est passé ici préfèrent quitter le village. C’est un peu ridicule, mais que voulez-vous ? On n’est pas de bois. »

Les Debart notèrent l’adresse du notaire à qui s’adresser. Vraiment, ce bâtiment les intéressait. À proximité de l’église et de la place, cela paraissait un rêve. L’affaire fut rondement menée. La somme réclamée par le propriétaire convenait. On signa aussitôt l’acte de vente.

Pierre, Nicole et Lise s’installèrent donc dans leur nouveau bien. D’ici, gagner la clinique et, pour l’adolescente, l’institut de la ville proche, ne serait pas la mer à boire. À peine un quart d’heure de route.

Il ne fallut guère de temps à Lise pour connaître des filles de son âge qui vivaient à Sars. Plusieurs fréquentaient l’école où ses parents l’avaient inscrite. Bonne élève, elle n’éprouva aucune peine à s’intégrer. Son allant, sa gentillesse, son esprit un rien frondeur attiraient la sympathie générale. Bientôt, au village, elle fit partie d’un groupe de jeunes qui se rassemblaient durant les week-ends pour pratiquer des sports et des jeux. Mais un certain malaise présidait à ces rencontres. Deux filles, Bernadette et Josiane, devenues intimes de Lise, tentèrent à plusieurs reprises d’expliquer cette gêne qui laissait souvent planer un sentiment pénible et irraisonné sur le groupe. « Sans doute les retombées de ce qui s’est passé à deux pas d’ici. On en parle encore chaque jour dans le village. Puis, il y a ces visites incessantes qui perturbent grandement les gens, les voisins surtout. Pas une semaine sans que des promeneurs, en voiture, à vélo, à pied, ne s’arrêtent devant la maison de l’horreur. »

Et, de fait, les jeunes sortant de la salle du Sartois où ils se retrouvaient devaient quasi automatiquement longer les grilles placées par la police pour interdire l’accès de la demeure et du terrain vague où s’était joué le drame. Lise, Bernadette et Josiane s’arrêtaient toujours devant la barrière. Au fil du temps, des mains pieuses y avaient accroché les photos de Julie et de Mélissa, des slogans de vengeance ou de compassion, des fleurs cueillies dans les champs proches. Cela troublait beaucoup les adolescentes qui se remémoraient, dans le détail, ce qu’elles connaissaient de la tragédie. Elles ne manquaient pas, chaque fois, de déchiffrer l’inscription gravée sur une pierre sculptée encastrée contre un pignon proche : « Vous qui par ici passez priez Dieu pour les trépassés. 1629 ». C’était d’une actualité un rien cynique qui mouillait les jeunes yeux.

À la date anniversaire, une « marche blanche » fut organisée dans le village. Des gens étaient venus nombreux, parfois de très loin. Plus de mille personnes déambulèrent dans le village. Cela se termina par un grand lâcher de ballonnets blancs.

Vivement ému et frappé par cette ferveur, le curé de l’endroit décida bientôt de conserver dans son église la mémoire du drame. Tout jeune, le Père Luc avait pratiqué son ministère en Afrique. Il en était revenu, la santé ébranlée. Après qu’il eut desservi plusieurs presbytères, on lui avait confié la cure de Sars-la-Buissière. Ses attentions délicates, son désir de faire plaisir lui valaient la déférence et l’amitié de tous. Qu’il organisât l’une ou l’autre manifestation, religieuse ou folklorique, il y avait foule. Le Père Luc était fort friand de ces fêtes populaires. N’avait-il pas relancé dans sa paroisse le culte de sainte Apolline qui, dit-on, soulage des rages de dents ; l’église possédait une statue de cette guérisseuse portant des tenailles comme attribut.

Voulant la participation de tous, spécialement des jeunes, dans la réalisation de son projet, il rencontra donc les adolescents lors d’une de leurs réunions au Sartois. Il leur exposa son plan. On allait ériger un genre de petit autel dans l’église, à la mémoire de Julie et Mélissa. On placerait la stèle dans une des nefs, non loin de la statue de saint Nicolas qui, comme on le sait, est l’ami des enfants.

Il fallut des mois pour réunir les fonds nécessaires. La générosité populaire joua pleinement. Un marbrier du coin accepta de réaliser le monument. Les jeunes du village marchaient à fond. Durant des semaines, ils collectèrent à Sars et dans les villages voisins. Lors de rencontres avec le Père Luc, ils choisirent les inscriptions à graver et à placer de part et d’autre des portraits des deux petites martyres. Le texte central suivant fut retenu : « Julie Lejeune et Mélissa Russo ont été enlevées à Grâce-Hollogne le 24 juin 1995. Leurs corps ont été retrouvés à Sars-la-Buissière le 17 avril 1996 ». Diverses citations gravées flanquèrent bientôt les visages souriants des deux petites victimes. Le Père Luc lui-même y alla d’une épigraphe : « Il est des fleurs qui ne peuvent plus fleurir dans les champs. Elles sont devenues immortelles. Elles se sont éloignées de la nuit, elles ont l’air de cueillir les étoiles dans leurs nuages éternels, elles nous aident à reconstruire un autre monde ». De leur côté, les jeunes proposèrent deux citations qui furent acceptées. L’une, d’Einstein : « Le monde est dangereux à vivre, non à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ». L’autre, de Marc Verwilghen, le ministre de la Justice : « Je me demande pour quelle raison on oublie des drames comme ceux-là, cela devrait être comme un holocauste, il faudrait se les remémorer sans cesse, même si c’est une page noire de notre histoire ».

Finalement, la stèle fut achevée. Au centre de la table, dans un creux, on plaça un fragment d’argile provenant de la propriété de Dutroux et le Père Luc y traça une inscription latine : Terra ex tumulo.

On procéda bientôt à l’inauguration. Cela se fit en grande pompe. Le sanctuaire était comble. Toutes les autorités religieuses et civiles, toutes les associations locales et régionales étaient représentées. Entièrement vêtues de blanc, les adolescentes avaient aussi leur place dans la nef. Le curé avait invité un prédicateur de renommée lié à l’affaire. Après l’office, des centaines de gens, étouffant d’émotion, défilèrent devant le petit autel. Simples bouquets, gerbes et couronnes formèrent bientôt un extraordinaire amoncellement blanc. Lise et ses copines étaient vraiment bouleversées. Elles demeurèrent longtemps devant le cénotaphe entouré d’un tas de fleurs et d’objets étranges déposés en signe d’ex-voto. Sous le coup de l’émotion, Lise se promit de venir souvent se recueillir ici et de veiller à l’ordonnance des lieux.

On est en 2004. Lise est devenue femme. Elle a terminé depuis peu ses études d’institutrice et enseigne dans une école de la vallée. On la dit presque fiancée. Elle ne vivra plus longtemps chez Pierre et Nicole. Mais elle tient toujours sa promesse. Une fois par semaine, au moins, elle visite la petite église et s’emploie à ranger ce qu’on a déposé aux abords de la stèle. Elle lit aussi les messages que des anonymes ont tracés quasi tous les jours sur le livre d’or. Elle s’agenouille un moment. Prie-t-elle ? On ne sait. Mais, avant de quitter le sanctuaire, elle s’imprègne de la parole écrite en grands caractères sur le cul-de-four du chœur … « Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »

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