Cabinet d’orientation diocésain de l’archevêque Rombaut
— Nous en étions aux myrtilles…
— Les myrtilles du bois d’Averbode, vous comprenez, c’est un rituel, fin juin je vais les cueillir, je prends un grand seau en plastique crème, c’est plus appétissant, et puis j’aime son anse un peu lourde en fer, c’est plus stable sur le vélo.
Ces myrtilles sont formidables, elles vous éclatent en bouche, dans les doigts, du violet partout, ce sont des fruits épiscopaux.
N’achetez pas les barquettes de myrtilles en supermarché, des légumes, des légumes mauves qui viennent d’Amérique.
Plus bas… seules les myrtilles du bois d’Averbode permettent des visions valables.
— Monseigneur était au courant ?
— Monseigneur s’est délecté depuis cinq ans de ces myrtilles mais il ignore tout de leur pouvoir.
Je suis affecté par l’évêché à diverses tâches de bricolage.
Pour le moment c’est étrange, je dois retapisser en papier rota blanc toutes les cages d’escalier des immeubles diocésains, je suis crevé à force de lever ces banderoles blanches, parfois j’ai le tournis, ces cages, ce blanc, les plafonds me pèsent dessus, c’est oppressant.
Avant mes tâches étaient beaucoup plus variées, je recollais les Saintes-Rita et les crèches en plâtre.
Il souffle… la myrtille, vous la calez sous la langue, toujours comme ça, puis vous la faites tourner, au-dessus, et puis sloup, en dessous, toujours comme ça, sept fois sept fois, danser sur la langue, et puis ça rate jamais la Vierge de Montaigu, elle apparaît.
— Ressemble à quoi ?
— Toute noire, avec de la chantilly autour, et des cierges allumés, une tête de nègre d’anniversaire.
— C’est tout ?
— Non, il y a toujours une sorte de crotte noire collée qui tient un hochet, j’aime assez le tintement de ce hochet, je crois que c’est ce que je préfère : ce tintement de hochet.
Parfois je suis encore sur mon vélo, j’actionne la sonnette en même temps, féerique, la Vierge, la sonnette, les bougies, la crotte noire, le hochet… puis plus rien.
— Plus rien, rien.
— Plus de myrtille, avalée, un coup sec, gloup et la Vierge disparaît.
— Et Saint-Hubert ?
— Une sale histoire, pendant les vacances, Monseigneur m’a refilé à un collègue des Ardennes.
Et là, On me fait faire un tas de bricoles que j’ai jamais faites.
Des gargouilles ! On m’installe dans la cour devant la basilique de Saint-Hubert, avec un compresseur et des outils Widia, un machin pour tailler des pierres, en taille directe s’il vous plaît.
Là je dis non !
Dérouiller les pédales d’un harmonium avec une burette à huile, éventuellement avec du Saint-Chrême piqué à la sacristie ; rabibocher un bras ballant de crucifix, ou ressouder à froid le plomb d’un vitrail écorné par la tempête, mais tailler des gargouilles, non.
Me faire buriner des heures, en plein soleil, c’est à devenir zinzin.
Je dis, On n’a qu’à aller piquer des stalactites dans les grottes de Han, de loin, ça fait le même effet, en plus moderne.
Non, On fait venir des gargouilles en plâtre, cinq modèles différents, en direct du musée du Cinquantenaire.
— Qui est On ?
— On, On est une espèce de sculpteur bizarre, un mangeur de graines, rien que des graines.
Il a des sachets de toutes sortes de graines, pavot, sésame, lin, et puis du radis noir, des queues de cerise en tisane, du gruau d’avoine et des algues séchées.
Il suçait des algues séchées à longueur de journée, François-Xavier.
Donc, On François-Xavier me court sur le haricot toute la journée, il marmonnait des Ave, quand il ne suçait pas ses algues, pour se mettre dans l’esprit des compagnons bâtisseurs, soi-disant.
Moi, je me dis, un frustré en sandalettes, tant pis pour lui, je lui raconte pas les myrtilles.
On montait sa maquette comme un vase.
Parce que comble, On François-Xavier algue & sandalettes est chargé de faire un nouveau Saint-Hubert, le précédent s’est fait dépoter jusqu’à l’étole par la tempête.
Par souci d’économie, je devais récupérer les morceaux de mitres et les cornes des deux cerfs pour tailler dedans les gargouilles, pendant que On triturait sa glaise comme un potier.
Jamais vu ça, On je vous dis est vraiment bizarre, le soir il asperge son Saint-Hubert avec de l’eau bénite avant de rabattre un plastic dessus qu’il clipe avec des pinces à linge.
— Et alors ?
— Alors, alors, tellement qu’il m’énervait j’ai été faire un tour à vélo, ça va me calmer je me dis.
— Le vélo du sacristain !
— Ah non, vous n’allez pas chicaner pour un bête vélo, pour moi les vélos qui sont dans la cure de la cour sont des vélos de l’Église.
Fais ta tête de sorcière plus en oblique, les pattes de ton lion plus griffues, la gueule du dragon plus effrayante, creuse ses yeux pervers, non, non, non.
— Tu as volé le vélo du sacristain à dix heures et dans la nuit, tu as aplati la maquette du Saint-Hubert, c’est un acte de vandalisme précédé d’un vol, les policiers sont formels.
— Le vrai Saint-Hubert n’était pas d’accord avec le projet, je l’ai donc détruit point.
Avec le vélo je suis monté dans les bois au nord de la basilique, j’étais très énervé.
Arrivé tout en haut, je descends du vélo, je précise que ce vélo n’était pas en ordre, pas de sonnette pas de catadioptre, un scandale.
Je plaque le vélo contre un chêne bien solide, j’ai bien vérifié, j’ai secoué le chêne comme un prunier, il n’est pas tombé, le vélo non plus, mieux vaut être certain des choses.
Je continue à pied, que des sapins partout, je me dis tant de sapins verts, ça cache quelque chose.
Jésus Marie, des buissons de myrtilles.
Enfin, je cherche les myrtilles, j’en vois pas.
Que des feuilles, des feuilles toutes croquantes à faire baver un koala.
Je me dis, ici c’est tout vert, les sapins, les buissons de myrtilles, je vais craquer il me faut du mauve absolument.
Je finis par trouver en tripotant les feuilles une myrtille mi-sèche mi-flagada.
Hop sous la langue, sept fois sept fois le tour et là, PAF !!!!
— Et là, paf ?
— Saint Hubert, FURAX !
Il me dit, je veux pas de cette statue, c’est une honte, on dirait un Saint-Nicolas jésuite, où sont mon cerf et mes chiens… et patati et patata.
Compris, je plante là saint Hubert, et je cavale jusqu’à qu’au chêne à vélo. Je crois qu’il m’a crié quelque chose, mais mes oreilles allaient trop vite et l’odeur des sapins était suffocante.
— Ta garde à vue ?
— Impossible, les policiers sont des gens bouchés.
— Impossible de nier, ils ont retrouvé le vélo dans le bois avec tes empreintes dessus, et quand ils t’ont arrêté la nuit sur le chantier, tes mains étaient pleines de terre.
— J’en ai parlé à Marc, il m’a dit qu’on pouvait toujours nier, c’est dans la Constitution.
— Un bon conseil, évite de parler de Marc à tort et à travers, grâce à l’intervention de Monseigneur, tu es en liberté provisoire, ne va pas tout emberlificoter avec des opinions sur des gens qui sont très nocifs.
— Les journalistes ne pensent pas la même chose que vous, ça les intéresse ce que je raconte sur Marc.
J’ai quand même passé deux jours dans la cellule en face de la sienne.
Nous avons un peu parlé de bricolage, il aime beaucoup ça, moi aussi, c’est comme si je l’avais toujours connu.
Je suis d’accord avec lui, le Polyfila 2001 c’est extra pour boucher les trous dans les planchers, mais il faut absolument poncer à fond sinon y a des grumeaux et on le voit sous le vernis. Ce type s’y connaît à fond en parquets, il m’a dit qu’avec la vie de gruyère qu’il avait eue, il avait vu des parquets de toutes les couleurs.
— Monseigneur insiste fermement pour que vous vous absteniez de parler de Marc.
Votre attitude nuit à la réputation de l’Église.
— Il n’avait qu’à pas me refiler en douce à son collègue wallon, je n’ai jamais quitté le Brabant flamand de ma vie, il ne pouvait que m’arriver des misères.
Marc est la seule personne qui n’a pas rigolé quand je lui ai raconté ce que je viens de vous dire sur le pouvoir des myrtilles ! Je vous ai vu sourire.
— Je vous conseille fortement de garder ces histoires de visions pour vous, l’Église a déjà assez d’apparitions à gérer pour le moment.
Venez me voir d’ici une semaine, je vais essayer de vous trouver un poste de bedeau en Slovénie, c’est un pays qui a besoin de bricoleurs, tout a été détruit par la guerre.
— Il y a des myrtilles en Slovénie ?