Toujours là

Luc Dellisse,

La beauté se cache dans les interstices de la vie. Dans les brèches, dans les failles du temps humain. On la déniche parfois dans l’amour, parfois dans le plaisir, parfois dans la nature, parfois dans le rêve. Elle peut surgir d’un simple regard.

Il faut ne pas chercher à la fixer dans ces manifestations éphémères, dont le souvenir fait tout le prix. Elle ne se laisse pas épingler. Il me semble, maintenant que j’y repense, que la fragilité fait partie de cette chasse au bonheur.

*

Autant l’amour est fait d’impondérables, de hasards compensés, de sexe sublimé, de regrets fugitifs, d’espoirs partis en fumée – autant l’amitié a quelque chose d’irréfutable. Quand elle s’installe entre deux adultes que tout sépare, sauf l’attrait des belles choses, elle réinvente la réalité autour de nous. Cette communauté d’esprits qui naît d’une émulation amicale, forcément passionnée, permet de dépasser les clivages ordinaires de la vie.

Le réalisme de l’imaginaire, dans la compagnie de Jacques De Decker, avait quelque chose d’enchanté. Il nous faisait entrer dans un vaste champ exploratoire, un va-et-vient serré de lectures, de découvertes, d’idées, d’émotions, de projets, de rires et de pudeurs. La sagesse en lui tempérait souvent, mais pas toujours, le feu intérieur, qui se manifestait par une présence souriante, lumineuse, tendue, intemporelle. C’était le résultat d’un travail acharné, d’un long parcours, dont je n’ai connu que la surface et dont je mesurais les effets avec ravissement. Ils m’apparaissent à présent en pleine lumière.

*

Cette apparence sensible, animée, à la fois aiguë et moelleuse, qu’on retrouvait d’une fois à l’autre, inchangée, semblait le signe de son immuabilité, la promesse qu’il serait toujours là pour nous sourire et pour nous faire entrer de bon cœur dans le jeu de ses préoccupations. Inchangée, d’une fois à l’autre, et toujours neuve : le même sourire qui ne se pinçait pas, que j’ai vu quelquefois mélancolique, plus souvent joyeux et toujours mû par une extrême gentillesse, qui se marquait dans les moindres mouvements de son attention. Le même regard au charme un peu oriental, derrière les lunettes rondes de personnage de Tintin. La même voix qui jouait de ses inflexions sans jamais s’écouter elle-même. Tout était là. Tout est toujours là.

*

Notre entente a pris un contour, un dessin, un visage commun très lentement. Au début, il me semble que tout était lisse : parole, acte, sourire. Nous nous croisions dans les lieux habituels du métier : buvette de théâtre, studio de télévision, forum de débat public sur des sujets périssables, vernissage de livres. Il était attentif, aimable, plein de vivacité et de présence, mais souvent aussi, divisé, pressé, un peu distant, engagé dans un jeu avec l’actualité auquel je ne comprenais pas grand-chose. Il allait droit devant lui, lancé à toute allure sur une route balisée, mais parallèle à mon chemin de campagne. Nous nous saluions au passage. Je me souviens qu’il portait une courte barbe et qu’il fumait de minces cigarillos.

*

Le déclic véritable s’est produit longtemps plus tard, par un coup de baguette magique digne de cet enchanteur. La veille encore, nous étions des camarades qui nous retrouvions avec plaisir, de temps à autre, en général par hasard, parfois volontairement mais au prix d’un croisement de dates qui ne se renouvelait pas souvent ; et le lendemain, nous étions engagés dans une de ces passions de retrouvailles qui n’est jamais comblée, qui rebondit d’un samedi à l’autre, et qui n’a plus besoin d’hésitations ni d’agenda pour fixer ses contours.

*

L’amitié a besoin de lieux et de rites, comme l’amour, pour des raisons de commodité. Il ne s’agit pas de créer des contraintes, mais de ne pas avoir à réfléchir aux questions d’intendance. On se revoit quand, à quelle heure ? La réponse était immédiate, et dès lors superflue : samedi prochain, même lieu, même table. Et nous partions vaquer, en attendant la suite, la reprise du mouvement musical qui nous portait.

J’ai peur de déranger des forces qui me dépassent, en évoquant, à propos de cette histoire si loin de toute métaphysique, l’ombre portée de Socrate. Mais comme dans le célèbre banquet, le public était modeste, la nourriture sans fastes, le temps sans limites, et le monde des idées, par la vertu d’un seul, accessible à tous. Je crois que ce qui nous a réunis, c’est justement cette perspective : la beauté, sorte d’état d’éveil permanent. J’ai connu ainsi, grâce à Jacques, le partage de quelque chose de divin.

*

Son enthousiasme communicatif n’entretenait qu’un rapport lointain avec les mesures ordinaires de l’amitié : la complaisance, l’indifférence, l’inutilité. Ici, pas de cette illusion consolante, ni de cette intimité de compagnons de chambrée, ni de cette saveur acide des confidences d’un jour : mais une liberté transparente et totale, et une allégresse à sauter les raccords.

Son esprit fécond, attentif, souple, léger, faisait merveille, parce qu’il puisait dans un immense savoir, fruit d’une lutte apaisée. Par-dessus tout, rayonnait sa capacité d’enthousiasme, alerte, généreuse, comme une abeille qui butine et qui produit le nectar sans but précis : Sic vos non vobis mellificatis apes (Virgile).

*

Nous sentions que ces rencontres inventives, sans commencement ni fin, avaient besoin d’un prolongement concret. D’une cristallisation de ce qui n’était ni à lui, ni à moi, mais à un troisième homme virtuel qui se constituait lorsque nous étions ensemble. Elle se produirait par le biais d’un objet précis. Nous connaissant, cet objet ne pouvait être qu’un livre.

Il s’agissait de parler du rôle secret de la littérature par un moyen inédit : en montrant que sa force est dans les marges. Nous avions déterminé l’époque : celle d’une rupture entre la grandeur et le diktat, entre le style et la grammaire, entre l’art de l’écriture et les tricots minutieux des amateurs de tapisserie. 1960. Cette année-là est une année de destin rompu. Tandis que le Nouveau roman triomphait en vain, les œuvres de talent continuaient à paraître et devenaient des îles de plus en plus inaccessibles parce qu’elles rayonnaient sans un mouvement d’unité. Il nous semblait qu’en pratiquant une révision des valeurs à propos de vingt ouvrages précis, certains célèbres d’autres oubliés ou morts, mais tous plus frappants qu’une publication courante des éditions de Minuit, nous retrouverions le fil perdu de l’invention littéraire véritable.

Ce livre que nous ne ferons pas, cette ossature, cette cage thoracique d’un être de papier à venir, un être vivant, je sens sa présence, comme s’il existait quand même, dans les rayonnages du souvenir vivant.

*

L’amitié consiste tout au long de l’existence à remplacer des morts par des vivants, mais il y a des limites à ce jeu, et certains êtres, parce qu’on les aimait non pour ce qu’on est, mais pour ce qu’ils sont, demeurent irremplaçables. Ainsi peu à peu se dépeuple notre univers idéal.

Il y a maintenant six mois que Jacques est passé dans le trou du temps. Je pense à lui aujourd’hui comme au lendemain même de sa mort, dans un cercle d’absence ; mais cette absence, à présent, est pénétrée de douceur.

*

L’absence/présence est cruelle. À la fois je cherche à la fuir et à la fois, je ranime la blessure toujours à vif : même si je ne méconnais pas l’étrange douceur d’écrire ces lignes dans le café même où nous avions nos rendez-vous les plus fréquents.

À chaque rendez-vous où la mémoire a pris le relais, je le retrouve identique à lui-même, dans son élégance, dans ses glissements, dans l’étrange sourire lucide, dans sa voix de charmeur de sort, de décrypteur de sens, dans cette silhouette qui s’éloigne doucement, remontant le cours du fleuve, touchant à présent ce mur poreux, près de s’y enfoncer.

*

Si je raconte, comme en passant, la plus belle amitié de ma vie, c’est parce que je n’ai pas d’autre moyen à ma disposition pour poursuivre encore un peu, d’une rive à l’autre du Styx, l’entretien interrompu. On ne peut parler d’un être qu’on a perdu brutalement comme s’il avait été enlevé au ciel par des anges ; pour nous, pour tous, il a été arraché à la vie brutalement. La veille j’entendais sa voix joyeuse et fluide au téléphone : le lendemain après-midi, il était mort. On savait bien qu’il était fragile et friable, qu’il s’en irait un jour, dans l’obscur ailleurs. Mais ce qui est énorme, c’est la présence qui demeure, qui résiste à la disparition. C’est l’esprit qui continue à rayonner après la mort. C’est l’ami qui est toujours là.

Partager