Tout va bien

Éva Kavian,

Pour Michel V.

 

Le 12 août

 

Carnet de bord : 10h. Tu es partie depuis une heure. Tout se passe bien. Gwen est un peu inquiète, elle dit qu’elle a un mauvais pressentiment. Rien de neuf de ce côté-là. Lucie veut déjà inviter Lola. Je lui ai dit que nous devions d’abord nous organiser entre nous. Je ne tiens pas à me taper tout le boulot pendant que mademoiselle joue les stars avec sa copine. Nous avons décidé que je m’occuperai des repas. Gwen mettra la table, Lucie débarrassera. Toutes les deux feront la vaisselle. Nos chambres sont rangées.

19h. Nous avons été nous promener jusque chez Hélène, mais elle n’était pas là. Lucie a un fameux coup de soleil dans le dos (on s’est fait un plan bronzette, et bien entendu, mademoiselle n’a pas voulu de crème !). Gwen écoute les nouvelles presque à chaque heure. J’espère que tu vas penser à nous appeler ce soir. Elle est persuadée que ton avion va être détourné, que tous les kamikazes du monde se sont donné rendez-vous à Athènes, j’en passe et des meilleures. Ce soir, je pense qu’on va se regarder un film. Vu l’état de Gwen, je vais leur proposer une comédie cucul la praline.

 

Journal intime : Maman est partie ce matin. C’est la première fois qu’elle nous laisse seules pour plusieurs jours. Je ne peux pas dire que ça la brise. De toute façon, quand elle est amoureuse, nous n’existons plus. Mais qu’est-ce qu’elle imagine ? Qu’ils vont passer cinq jours en amoureux ? Petit détail qu’elle a dû oublier : lui, Monsieur l’homme de sa vie, il est là pour son boulot ! Ca fait deux mois qu’elle le connaît, et, comme d’habitude, elle n’a « jamais été aussi heureuse », elle passe sa vie au téléphone ou devant sa garde-robe, nous n’avons qu’à assurer. Je ne sais même pas si elle a regardé nos résultats scolaires. C’est bien notre veine qu’elle rencontre un journaliste sportif l’année des jeux olympiques.

Maman a le chic pour s’en ramasser plein la figure. Je lui donne trois mois avant de se faire larguer. Dans quelques semaines, Monsieur va se rappeler qu’il est marié, il va faire le coup du père qui ne supporte pas de voir ses enfants souffrir. Il va lui dire qu’elle est la femme de sa vie, qu’il aurait dû la rencontrer quinze ans plus tôt, que le destin est cruel, et on ramassera les morceaux de notre mère, pendant qu’il recolle les pièces de son malheur et retrouve la petite vie confortable des bien-pensants. J’arrive pas à y croire.

Lucie et moi, quand ils sont partis ce matin, on s’est pris le fou rire de l’été. Il suivait maman avec des yeux de cigogne, lui parlait comme si elle allait se casser en l’appelant mon amour ma chérie pour un morceau de sucre ou une tranche de pain. Merde, elle a quarante ans, il est peut-être temps que le franc tombe. J’ai parfois l’impression que c’est moi l’adulte, dans cette famille. Entre les semaines où elle se prend pour une adolescente et les mois pour s’en remettre, autant dire qu’il faut chercher les brèches et s’y caller rapidos, si on veut avoir l’impression que notre mère est normale. Bref, j’ai chatté toute la journée, Gwen et Lucie n’ont qu’à se débrouiller, je ne suis pas la nounou de  service. C’est moi l’adolescente, ici, c’est moi, qui suis censée faire ma crise et rendre la vie impossible aux autres !

 

Le 13 août

 

Carnet de bord : Le film était nul mais Gwen et Lucie ont adoré. Nous avons été dormir à 21h. Mamie a téléphoné trois fois depuis ton départ (je pense qu’elle perd un peu la boule : à chaque fois, elle demande où tu es partie, quand tu reviens, et à chaque fois, on lui répond ce que tu as dit, bref.) J’ai dit aux filles qu’on ne décrocherait plus le téléphone. Tant qu’à faire, j’aimerais autant que Gwen n’en remette pas une couche en lui balançant ses idées de kamikazes.

 

Nous nous sommes organisées pour ranger la maison. Lucie a mis son pantalon rouge dans la lessive. A l’heure où tu liras ce carnet, tu seras au courant du désastre. Hélène est passée. Elle trouve que tu as de la chance de nous avoir, et que nous nous débrouillons comme des petites femmes. Elle a pris Lucie et Gwen pour aller au zoo avec Grégory. J’en ai profité pour lire le livre que tu avais glissé sous mon oreiller (merci !).

 

Journal intime : 14h. Enfin seule. L. et G. sont au zoo avec le gros lard d’à côté. Qu’elles y restent. Qu’elles se fassent dévorer par un rhinocéros ou qu’elles tombent dans un vivarium, mais qu’elles me lâchent ! Au programme de cette après-midi de rêve : quelques lignes dans le carnet de bord, pour faire plaisir à maman, et séance de bronzage, coca, chips, le paradis.

 

20h. Je me suis brûlé les seins au paradis. Je supporte à peine mon tee-shirt. Surtout ne pas bouger. Pour une fois que j’étais seule, il fallait que je saisisse l’occasion. On peut dire que je m’en souviendrai.

Maman n’a toujours pas téléphoné. C’est bon signe pour son bonheur. J’ai une vision assez lucide de la suite des événements, je savoure ces jours où elle est heureuse au point de ne pas penser à nous. Je n’arrive pas à commencer le bouquin qu’elle m’a offert. « J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir ». C’est joyeux ! A mon âge, elle a adoré. Je déteste les trucs tristes et les machins à l’eau de rose. Je déteste les histoires romantiques. Ils sont ridicules, avec leurs regards tendres, leurs je pars-je reviens-je reste-je  réfléchis-je t’aime-je ne sais plus-c’est la première fois que… et à la dernière page, on apprend que, pas de chance, ils sont cousins germains. J’ai quinze ans et je veux vivre. Hors de question que ma vie et mes humeurs dépendent de ma vie amoureuse. Hors de question que je me laisse prendre dans les mêmes pièges que maman. Rien que de penser à ses sourires énamourés, j’ai envie de gerber. Rien que d’imaginer que mes copines la voient dans cet état, j’ai la gêne. A son âge, elle pourrait peut-être commencer à penser à autre chose. Nous laisser de la crème solaire quand elle nous plante quatre jours en plein juillet, par exemple. Je vais essayer avec du beurre. J’ai vraiment trop mal.

 

Le 14 août

 

Carnet de bord : Lucie et Gwen sont revenues malades comme des chiens. Elles ont vomi des tonnes de cacahuètes dans tout le rez-de-chaussée. Nous en avons profité pour aller dormir tôt.

J’ai dû aller à la pharmacie pour de la crème solaire (et après solaire), tu ne nous as pas laissé assez d’argent. Je prends ce qui manque dans mon argent de poche, je te ferai les comptes. En plus, ce soir, on a décidé de se faire un barbecue, et il n’y a pas de saucisses dans le congélateur. Mais on se débrouille. Ils ont perdu Grégory pendant deux heures et l’ont retrouvé, comme par hasard, devant la baraque à frites.

Le père de Martin a eu un accident de vélo. Il est aux soins intensifs. J’ai dit à Gwen que tu avais téléphoné pendant qu’elles étaient au zoo, et que tu étais bien arrivée, que tout allait bien. Maintenant, elle pense que tous les stades, toutes les salles, sont truffés de dynamite. Je lui ai dit qu’il était peu probable que tu assistes aux compétitions, que tu étais à Athènes pour autre chose.

A part ça, rien à signaler, ça baigne.

 

Journal intime : 23h30. Quelle journée ! On a brûlé (mais alors là, complètement brûlé) les saucisses au barbecue, Gwen me rend folle, avec ses scénarios pour films d’horreur, on a vidé le porte-monnaie à l’épicerie, plus question d’acheter de la crème. Dieu merci, le beurre a été efficace. Martin vient de partir. Quelle soirée !

En fait, son père s’est éclaté le crâne sur un caillou (encore un adulte qui bassine ses enfants pour qu’ils mettent un casque et se croient invulnérables !), et on ne sait pas encore s’il va y rester ou pas, et dans quel état. C’est pas son genre de pleurer. On a écouté de la musique, avec un verre de bière. On était bien, en fait. Les filles étaient au lit quand il est arrivé, et maman a toujours un paquet de cigarettes en réserve pour quand elle recommence à fumer. C’était une belle soirée. Une belle occasion. On a craché nos poumons sur la première, mais les autres sont passées toutes seules. On s’est enroulés dans une couverture, près des restes du feu. Ca sentait bon. On n’avait pas vraiment besoin de parler. Je me sens un peu barbouillée, je vais dormir.

 

 

Le 15 août

 

Carnet de bord : On essaie d’économiser. Nous avons décidé de faire les repas avec ce qui restait au congélateur (de toute façon, tout est fermé). J’ai tondu la pelouse, Lucie a brossé la cour, et Gwen a nettoyé la maison à l’eau. Tout sera nickel pour ton retour. Le père de Martin va mal, sa mère reste à l’hôpital. Je lui ai dit de venir chez nous avec ses sœurs jusque demain. (Sa mère n’est pas en état de s’occuper d’eux, elle ne s’est même pas souciée de savoir si tu étais d’accord !). Mamie s’est calmée, Grégory n’a pas fait de bêtises depuis 24 heures, et Gwen arrive à se concentrer sur autre chose que le calcul des probabilités de ta mort. Comme si, aujourd’hui seulement, elle pouvait commencer à croire que tu reviens demain, comme prévu. Comme promis. (Inutile de dire qu’elle a déjà trouvé autre chose : elle ne veut plus qu’on ouvre la porte, elle dit qu’il y en a qui ont dû repérer qu’il y avait ici trois filles sans adulte et blablabla.)

 

Journal intime : Super après-midi avec Martin, Julie, Céline et nous. On était comme libérés d’un poids. Joyeux, insouciants. On s’est fait la bataille d’eau du siècle, avec fous rires en option. On n’était plus seuls au monde. On ne pensait plus à eux. Je me demande ce que je vais trouver pour le souper.

 

Le 16 août

 

Carnet de bord : Ils vont voir leur père à l’hôpital ce matin. On remet tout en ordre. Nous sommes pressées de te revoir. Rien à signaler.

 

Journal intime : Maman arrive dans une heure (théoriquement). Elle sera bronzée, lumineuse, magnifique. Elle va nous entraîner dans son tourbillon. Nous embarquer dans son bonheur. Je suis prête à tout, pour ces heures-là. Je ne connais personne qui soit aussi vivant que ma mère, quand elle est aimée.

Moi, je garde tout à l’intérieur. Elle ne verra pas la différence.

Hier soir, avec Martin, on a rallumé un feu, on a fini le paquet de cigarettes. ET ON L’A FAIT. Quand j’ai compris ce qui allait se passer, j’ai été prendre ce qu’il fallait, mais maman, malgré ses recommandations didactiques de mère moderne, avait quasi vidé la boîte. Pour les jeux olympiques probablement ! Je suis retournée sous la couverture avec le dernier rescapé : on n’est jamais arrivés à mettre cette saloperie de truc. Bref, on l’a fait. Je ne sais pas pourquoi les autres en font tout un plat. Moi, finalement, ce que j’ai préféré, c’est avant, après, enroulés dans la couverture. Et l’idée que j’étais comme les autres, maintenant. De là à dire que je suis amoureuse ou à perdre la tête comme ma mère, faut pas pousser. Tout va bien.

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