L’été de tous les dangers

Jacques De Decker,

Il ne s’agit pas de jouer les Cassandre. Il n’empêche, les temps sont à l’inquiétude. Cet été, on ne l’aborde pas avec le soulagement mêlé de bien-être qui accueille d’ordinaire les périodes estivales. Il fut un temps, c’était durant les trente glorieuses, où l’actualité, à cette époque de l’année, se mettait en veilleuse. Les journaux se cherchaient des sujets pour meubler leurs pages : on appelait cela les marronniers, que l’on retrouvait régulièrement au temps des moissons et des confitures. Aujourd’hui, le monde est pris d’une frénésie qui ne connaît pas de répit. Parce qu’il n’est pas bien dans sa peau, qu’il s’agite comme un malade ne trouvant pas le repos, qu’il ne sait plus où il en est ni où il va.

Si l’on y regarde de plus près, on ne peut que compatir. Il a changé, fondamentalement, ce monde, en moins de vingt ans. Il était morcelé, il est devenu compact. Il était partagé, il se prétend rassemblé. Il communiquait en dépit des distances et des barrières. Il a aboli les distances et croit avoir levé les barrières et n’arrive plus à s’entendre. Les outils d’information n’ont jamais été aussi rapides et aussi performants, mais ils servent de plus en plus à transmettre les invectives et les opprobres. Jadis, on se faisait la guerre sur quelques théâtres bien délimités, on la confiait aux recrues, volontaires ou non. Au fil du temps, on a de plus en plus impliqué les parties civiles. Aujourd’hui, on guerroie partout et n’importe comment, en impliquant tout un chacun, et en faisant régner un climat de menace permanent.

Au centre du problème : l’agacement des uns face au bombardement d’informations le plus souvent à sens unique il faut le dire, et la surdité des autres, les plus puissants, les plus tonitruants, aux raisons de l’adversaire. Pour la première fois de l’histoire dans l’humanité, on voudrait que tout le monde vive simultanément une seule époque, que chacun adopte le même tempo. IL n’y a plus de place, de nos jours, pour ceux qui ne marchent pas au rythme de la machine dominante. La catastrophe du 11 septembre, on ne finira pas d’essayer de la décrypter, et de l’interpréter de mille façons, mais elle est peut-être avant tout une tentative de ralentir la cadence en s’attaquant directement aux grands métronomes planétaires.

Nous nous acheminons vers les Jeux Olympiques. Ils se fondent sur deux idéaux qui excèdent le strict domaine du sport : l’un consiste à substituer aux affrontements réels des compétitions de substitution à forte charge symbolique ; l’autre à engager dans cette grande fête des corps le plus de collectivités possible, les faisant communier dans un même idéal. Ces deux présupposés ont beaucoup perdu de leur pertinence. Les ressentiments, d’une part, sont si forts qu’ils ne s’accommodent plus d’être sublimés ; les consensus sont de moins en moins concevables lorsqu’ils ne sont rien d’autre que les masques d’une domination unilatérale.

L’effondrement des idéologies, dont on s’est réjoui un peu vite, a entraîné la recrudescence des fanatismes et des décervelages. L’idéologie n’est rien d’autre que de la pensée morte, on est bien d’accord là-dessus. Mais l’intégrisme de tous bords n’est même pas de la pensée. Là où il aurait fallu investir dans le dialogue, dans l’échange réciproque de nuances, on a décidé de se mettre aux abonnés absents du concert des nations. On a supprimé une bipolarité fondée sur la divergence des conceptions du corps social : au moment où il aurait fallu progresser dans le rapprochement, on a pris plus que jamais ses distances. Et d’autres conflits se sont fait jour, bien plus primitifs, infiniment moins rationnels. Mais dotés, d’un côté surtout, de forces de frappe plus sophistiquées que jamais. La plus grande défaite de notre temps réside dans cette dérive de l’intelligence : elle ne porte plus que sur les moyens, pas sur les fins. La barbarie est arrivée à instrumentaliser son contraire, à domestiques les acquis du savoir et de la science. Le syndrome d’Hiroshima s’est généralisé : de plus en plus de compétence technique et technologique au service d’une conscience de plus en plus rétrécie.

Les états d’âme d’un Heisenberg, d’un Oppenheimer, où les observe-t-on aujourd’hui ? Un chercheur n’est plus, dans la majorité des cas, qu’un mercenaire trop heureux de n’avoir pas été largué par le marché du travail, et prêt à se vendre au plus offrant, qu’il s’agisse d’un programme étatique ou d’un grand projet économique. Les scrupules se sont eux aussi sectorisés, et sont le fait d’organisations affectées à leur exercice. Les groupes d’expression agissent selon leurs programmes, quelquefois magnifiquement inspirés, jusqu’à ce qu’ils s’ankylosent, et se muent en le contraire de ce qu’ils étaient au départ, devenant des freins à ce qu’ils devraient promouvoir.

Une fois encore, Marginales s’avance sur un terrain que seule la littérature peut aborder sans œillères, parce qu’elle s’efforce de ne préjuger de rien. Un auteur ne représente que lui-même, il est un vagabond solitaire sur les pistes du présent. Il capte et il répercute et, de ce fait, il alerte et met en garde. Il ne prétend pas être omniscient, mais se mêle obstinément de ce qui ne le regarde pas. Ainsi, à la veille d’un été qu’il souhaite clément et idyllique à tous, il prévient contre les dangers qu’il recèle. Avec le désir profond que tout se passe le plus sereinement du monde, bien sûr.

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