Trois voyages en Amazonie

Joao Almino,

Quand il a appris que Sayão venait d’être convié par le président à construire la ligne Belém-Brasilia, papa lui a proposé de l’accompagner au début des travaux, et pas seulement parce qu’il avait besoin d’un retrait spirituel. Il se languissait de la bonne humeur de Sayão, de sa permanente activité, il savait que c’était la personne idéale pour cette entreprise, puisqu’il avait été le planificateur du premier tracé de la liaison Anápolis-Belém du Pará dès 1949, et aussi que le président, à ce qu’on disait, le choisissait pour les tâches impossibles parce qu’il le considérait bon par nature et courageux par instinct. Il avait entendu avec admiration le récit d’une conversation entre le président et Sayão, Nous allons prendre d’assaut cette forêt vierge et unir le pays du nord au sud, aurait dit JK, C’est le plus beau jour de ma vie, après avoir réalisé cette route, je peux mourir, aurait répondu Sayão, avant de répéter, Le jour où la route sera achevée, je peux partir pour toujours, car je me serai efforcé de mon mieux pour notre cause. Comme Sayão, papa lui aussi aimait les grands défis et le danger, il traverserait avec lui les fleuves à la nage, comme lui, il conduirait des tracteurs en bordure de précipice, avec lui il ferait des vols en rase-mottes pour inspecter la forêt en coucou et il défricherait les étendues sauvages au moindre point de cette trajectoire de 2 240 kilomètres de route destinée à relier Brasilia à Belém du Pará, une voie routière qui ferait partie de la Transbrésilienne, laquelle commençait à Santana do Livramento, dans le Rio Grande do Sul. Papa demanda à accompagner Sayão dans les travaux de cette route, non qu’il ait voulu, comme ce dernier, apporter le progrès, accomplir la réforme agraire ou la colonisation à grands coups de peuplements agricoles, mais parce qu’il avait envie de consigner le fait pour l’histoire, et il est arrivé à temps pour témoigner de comment Sayão avait installé sa roulotte tout près de Porangatu, sous un immense pied de pequi, avait allumé un feu et disposé des caisses tout autour pour recevoir ses visiteurs.

Je ne vais pas raconter en détail les trois voyages que papa a faits dans la forêt vierge. Je prétends encore moins analyser les sentiments de papa au moment de s’enfoncer dans la jungle, ni compter les battements de son cœur lors de rencontres avec les bêtes sauvages dans l’obscurité de la nuit. Il suffit pour l’heure d’attester que durant ce premier voyage il se trouva fort aise de retrouver Sayão et d’être le témoin d’une nouvelle naissance d’importance : celle de cette route qui coupait comme une épée la carte du Brésil du nord au sud. Il avait toujours été passionné de géographie et c’était là la géographie dans la densité des étendues sauvages et l’abondance des fleuves, mais surtout c’était là qu’on était en train de redessiner la géographie du pays. Il avait toujours admiré les grandes conquêtes qu’on pouvait lire dans les livres d’histoire, et celle-ci n’avait rien à envier à aucune autre, pas même à celles d’Alexandre, le grand. Voilà ce qui l’émouvait. Qui l’a connu dans la jungle a pu penser qu’il était un homme taciturne et circonspect, au verbe rare, mais au courage suffisant pour affronter la jungle, sans craindre ni moustiques ni serpents. Il imaginait qu’il était en train de s’accomplir, en réalisant deux missions : témoigner de ce commencement, le consigner pour l’histoire, et s’enrichir grâce aux opportunités qui surgissaient — ce qu’il m’a dit lui-même entre quatre murs. Il avait traversé certaines difficultés ; la vie ne lui avait pas été douce mais il s’ouvrait là une route pour lui, une route pour sa vie, une route longue mais sûre, comme la ligne Belém-Brasilia. Sa conscience mêlait douleur et satisfaction, peur, effroi et attraction devant l’inconnu, et ce mélange lui était donné par la forêt vierge ; le climat qui l’entourait tout entier, affectant son humeur et son sentiment, c’était le climat même de la jungle.

Lors du voyage suivant qu’il fit dans la forêt, c’était la fin mai, papa a aidé à ouvrir une clairière où l’on construisit une cabane, près d’une petite plantation de manioc réalisée par quelques métayers du nord-est et d’un puits où l’on pouvait boire de l’eau et se laver à l’aide d’une calebasse. Papa s’était senti étouffé par les arbres autour de la cabane, mais cette fois-là il avait créé son propre courage pour s’enfoncer dans la jungle, empruntant les sentiers ouverts par les travailleurs de la route, accompagné par l’un d’entre eux, un gars du Ceará qui connaissait déjà fort bien cette brousse. Il remarquait que parfois d’énormes troncs entravaient le passage. Ils étaient tombés là, morts, et y restaient afin d’être consumés par le temps, mais d’eux naissaient déjà des touffes vertes, la vie se renouvelant sans cesse.

Y avait-il un certain ordre dans ce chaos de troncs et de feuilles, d’espacements divers et d’espèces tellement nombreuses ? Là les arbres se trouvaient réunis comme de confus géants, et de leurs jambes pendaient parasites et entrelacs de branches lourdes, autant de rideaux filtrant la lumière déjà atténuée par tant et tant de couches de feuillages. On devinait à peine le soleil, caché au-dessus de ces édifices verts et exubérants.

Si les arbres du Planalto Central ne connaissaient que la saison des pluies et la saison sèche, ceux de cette forêt, couverts en permanence de leurs capes vertes, ne savaient pas ce que sont le désert et la sécheresse ni les changements de saison. Par-dessous le tapis des feuilles mortes, où les serpents circulaient, le vert s’étendait sur la terre de tous côtés, dense et vibrant, en grand contraste avec les sécheresses du Cerrado auxquelles papa s’était auparavant habitué.

Il leur fallait être attentifs aux serpents. Il avançait toujours conscient de la possibilité d’être obligé à prendre d’urgence un sérum anti-ophidien ou simplement à brûler sans pitié l’endroit de la morsure.

Si dans le Planalto Central il se sentait abandonné par les larges horizons, ici il se considérait écrasé par leur absence. Au lieu de se perdre à travers les vastitudes du vide, son regard n’allait pas plus loin que les lianes qui servaient de tremplin au sapajou et au singe ventru. Assez souvent, la lumière apparaissait tout en haut filtrée par feuilles, fruits et branches pour se diffuser en halo sur le tronc des arbres, avivant les couleurs des orchidées et des papillons. Assez souvent un palmier majestueux exhibait ses grappes de fruits. Nous devons faire attention à ne pas attraper la maladie de Chagas, la vinchuca aime bien vivre là entre ces branches, disait l’accompagnateur de papa, en ôtant tout lyrisme à la poésie. Aussitôt survenaient de grandes quantités d’insectes, des hordes de moustiques parés à l’attaque. Papa était piqué par un anophèle. Si ce n’est la maladie de Chagas, c’est la malaria, pensait-il. Des caravanes de fourmis découpaient des feuilles et les emportaient en longues files jusqu’à leurs fourmilières dans un travail incessant, comme ceux des ouvriers de la route Belém-Brasilia.

Il s’était toujours trouvé à l’aise avec la géographie, sa matière préférée au collège, il avait étudié les fleuves et leurs bassins, les forêts, apprenant par cœur des noms de leur faune et de leur flore, et avait parcouru en imagination toute la surface de la terre, mais rien de ce qu’il avait imaginé n’était comparable à ce qu’il voyait pour de vrai dans la forêt, car cela dépassait toute prévision et tout savoir.

Personne ici n’a la mémoire pour conserver tant de noms d’arbres, de fruits et de bêtes, dit le gars du Ceará. Ils virent un tamanoir et un écureuil tamia, Vous aimez chasser monsieur ? Ici le gibier à chasser ne manque pas, il y a des tapirs, des acouchis, des agoutis, des daguets, des tatous, il faut seulement faire attention au puma. La femelle puma est dangereuse quand elle est avec ses petits et qu’elle avance avec le mâle à ses côtés, déclara papa, comme s’il était spécialiste du sujet. Ah, Monsieur, vous savez ça, alors ?

Pour le troisième et dernier voyage, papa est monté dans un bimoteur et quelques heures plus tard il est arrivé sur les lieux de construction de la route Belém-Brasilia. Nous allons vaincre ce défi, Moacyr — lui dit Sayão, en jeans kaki, bottes et chemise blanche ouverte sur la poitrine, les manches retroussées au-delà du coude, arborant ses bras musclés —, nous avons un hélicoptère et un court-courrier, et dès que sera terminée toute la bureaucratie des douanes, cinquante-quatre engins vont arriver de Santos.

Papa se sentait noyé dans la végétation, dégoulinant de grosses gouttes de sueur à cause de la chaleur humide de fin d’année. Dans la jungle il y avait une intensité et une densité qui contrastaient avec les espaces vides du Planalto et qui lui inspiraient de la peur. Il avançait toujours dans l’attente d’une surprise, une branche qui tomberait, un animal qui surgirait, un mouvement qui briserait cette permanence mystérieuse. Il entendait le susurrement constant, symphonie atonale entrecoupée des mélodies variées des sifflements et des gazouillis, de bruits qui vrombissaient à ses oreilles ou se faisaient presque aussi bas que le silence, et il sentait les odeurs de l’humidité, du bois et des animaux en décomposition, le parfum des fleurs, des fruits et d’essences toujours inconnues. Dès que clignait la clarté diffuse d’un éclair, le tonnerre grondait et la pluie s’abattait. Des filets d’eau toujours plus nombreux descendaient entre les feuilles comme des rideaux transparents, lavant les sous-bois avec leur tristesse mouillée, pesante, et, courant dans d’autres directions, laissaient leurs grosses gouttes tomber pendant longtemps, une à une, rythmées, comme des notes monocordes. La noirceur de la nuit était plus noire que jamais, papa n’avait rien vu de tel, elle engloutissait les arbres, effaçant les contours où parfois brillait l’œil curieux ou impatient d’un animal. La jungle était son ennemie, conclut papa, et l’ennemie de tous ceux qui étaient là, il fallait la combattre et la vaincre par la route.

Papa resta dans la forêt un peu plus d’un mois, le temps d’assister au terrible accident. C’était le 15 janvier 1959, ils se trouvaient alors en plein cœur de la jungle du Pará, à trente kilomètres de la frontière du Maranhão, entre Imperatriz et Guamá, dans un endroit où l’on achevait les travaux d’aménagement d’un vaste espace qui serait le point de rencontre des deux pistes, celle qui venait du Nord, de Belém, et celle qui venait du Sud, de Brasilia, et Bernardo Sayão, âgé alors de cinquante-sept ans, se tenait à la porte de sa cabane, qu’il avait déplacée le jour précédent afin de pouvoir mieux accompagner les travaux en cours. Peu avant midi, Papa s’approchait de l’endroit accompagné par un topographe et un ingénieur, et lorsque vers une heure de l’après-midi ils assistèrent tous trois à la chute d’un arbre gigantesque attachés à d’autres arbres par des lianes et des parasites, un madrier sec de quarante à cinquante kilos et d’à peu près deux mètres se détacha des branches d’un arbre voisin, voltigea avec férocité et vient frapper la tête de Bernardo Sayão, ainsi que sa jambe et son bras droits.

Il n’y avait pas grand-chose à faire pour Sayão dans cet endroit. Il fallut attendre jusqu’à trois heures de l’après-midi pour qu’un avion comprenne le drame et fasse envoyer un hélicoptère quelques heures plus tard. Transporté à Açailândia, dans le Maranhão, Sayão mourut à bord de cet hélicoptère vers sept heures du soir.

Papa prêta main-forte aux bûcherons afin d’ériger, sur les lieux de l’accident, une grande croix faite avec le madrier assassin.

Ce madrier qui a tué Sayão — m’expliqua tant Mathilde —, c’est « le gourdin ensorcelé », un gourdin vengeur dont parle un personnage de Monteiro Lobato.

Traduit du portugais par Patrick Quillier

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