Arrive pour Lila le temps de retrouver la lutte dans les arènes d’un cirque ou sur le ring d’une salle enfumée, son entraîneur s’irrite de la voir repousser chaque proposition qu’il lui soumet, elle est prête, il le lui promet ! et elle le sait, mais la perspective de mener un combat en public, sans que Samuel ne s’en doute, la perturbe, toujours cette désolante impression de lui mentir si elle ne lui dit pas tout, sans compter l’embarras d’organiser un voyage à l’étranger et de le justifier sans se trahir, elle brûle en fait d’affronter un adversaire réel, dans un combat authentique, son « Mars en Vénus » réclame de vrais affrontements, alors elle porte un léger coup à la fusion amoureuse, elle annonce à Samuel qu’elle doit se rendre à Berlin, elle ment sur les raisons de son déplacement de trois jours, gênée du mensonge comme si elle trompait son amant, mais à peine est-elle installée dans l’avion pour la capitale du Pays Déchiré qu’elle oublie ses scrupules envers l’homme qu’elle adore et se livre aux images de son futur combat, elle connaît de réputation son adversaire, le Molosse de Carthage, un catcheur célèbre, un homme massif, originaire du Nord de La Grande République, facteur de son métier, un homme gentil, mais qui combat, dit-on, sans pitié, assise dans l’avion, Lila parcourt les articles de journaux qui lui sont consacrés, bien sûr pas un d’entre eux n’avoue qui est réellement le Molosse de Carthage, les journalistes s’amusent à employer les termes les plus effrayants, les plus crus, pour attirer le public, ils ont bâti la réputation du Molosse, ils feront celle de Gladiatora, ou la démoliront, ils l’attendent au tournant, irrités par son anonymat, ils ne savent rien d’elle sinon qu’elle est presque une novice sur le ring, ils se demandent si le match sera truqué ou non, ils le verront immédiatement, que le public soit dupe, d’accord ! les naïfs sont là pour se divertir, mais eux, ils devraient être informés, des articles annoncent le combat du Molosse de Carthage et de la mystérieuse Gladiatora, à sa descente d’avion, Lila est accueillie par l’entraîneur, qui l’avait précédée pour régler les ultimes préparatifs, il l’avertit que toutes les places ont été vendues, une rumeur étrange précède le combat, la police sera dans la salle, une chorégraphie particulière a été prévue, il manifeste une nervosité qui intrigue Lila, ce combat, c’est lui qui l’a voulu, oui ou non ? Oui, réplique l’entraîneur, et j’aimerais que tu ne sois pas aussi placide ! Lila lui renvoie qu’elle n’est pas placide, mais sereine, Même pas un léger trac ? décidément il aimerait lui communiquer sa panique, Lila le regarde soudain méchamment, elle flaire quelque chose de pas net, elle enquête, Tu n’as pas truqué le match, j’espère ? il affirme que non, de façon si maladroite que Lila comprend qu’il a manigancé le déroulement du combat, Bon, j’ai compris ! elle est furieuse mais essaie de ne pas le montrer, Et qui doit l’emporter ? lorsqu’elle entend l’entraîneur lui confirmer que ce sera elle, Gladiatora, qui triomphera, Lila ne lui réplique rien, mais sa rage est visible, elle pense Toi, mon bonhomme, je te réserve une belle surprise ! elle feint d’accepter la combine, toutefois elle l’avertit Va pour ce soir, mais si tu recommences, je te broierai les os, et ce sera sans tricher !
Elle s’installe à son hôtel, situé dans une rue perpendiculaire au Kurfürstendamm, de confort moyen, le double vitrage des fenêtres qui protège du grand froid extérieur l’intrigue, c’est la première fois qu’elle voit cela, elle s’amuse à ouvrir les fenêtres l’une après l’autre, elle a observé au sortir de la gare, les prostituées offertes en vitrines et elle a eu cette pensée absurde, Les pauvres ! Qu’est-ce qu’elles doivent avoir froid ! elle-même frissonne, soudain prisonnière d’une mémoire cruelle, n’est-ce pas aberrant de livrer un combat dans un pays aussi peu aimé par sa famille ? ou est-ce, au contraire, ce qu’elle avait voulu, commencer à se battre là d’où était partie la souffrance du monde ? ses membres sont glacés, comme son âme, mais plus les obstacles sont évidents plus ils décuplent sa volonté d’en découdre, pour se calmer, elle endosse un manteau en cachemire, cadeau de l’entraîneur, et décide de parcourir les trois kilomètres et demi du célèbre K’dam, à la recherche de l’esprit berlinois, de ses cafés, de ses magasins, elle a fait comprendre à l’entraîneur qu’elle désirait passer la soirée seule, une vague promesse de se concentrer sur le match de demain soir, en réalité elle parcourt lentement l’avenue, ouverte à ce qui pourrait la surprendre ou l’instruire, elle se sent étrangère à ceux qu’elles croisent, elle guette les vieux, Que faisiez-vous pendant la guerre ? totalement étrangère ? impression trompeuse, car, en début de nuit, rentrée à l’hôtel, un mouvement mystérieux la pousse à ouvrir l’annuaire téléphonique, un souvenir familial, y aurait-il encore des Keil dans Berlin ? elle découvre le nom dans l’annuaire, il occupe trois lignes, il lui revient alors en mémoire un concert donné à Bruxelles par une très jeune violoncelliste qui s’appelait Keil, elle se revoit, assise dans la grande salle de la place Flagey, son beau-père à ses côtés, tous les deux subjugués par une musique qui les avait déroutés, Lila se souvient surtout de la dispute entre ses parents qui avait suivi ce concert, un mauvais souvenir, le nom Keil semblait inévitablement porteur de bagarres et de cris, Lila se souvient que sa mère, Lou Keil, avait boudé pendant plusieurs jours après le concert auquel elle n’avait pas assisté, quant à son beau-père, il n’en parla plus jamais, peut-être parce qu’il regrettait, lui, d’y avoir assisté.
Le lendemain matin, tôt levée comme d’habitude, Lila descend dans la salle à manger, le bâtiment est plus proche de la pension de famille que de l’hôtel, une grande table est dressée, apparemment, d’après le nombre de tasses et de couverts, les clients sont plus d’une dizaine, mais l’heure est matinale, les autres doivent encore dormir, tout est calme, Lila, inquiète, se demande si quelqu’un va apparaître, lui proposer un petit-déjeuner, thé ? café ? elle prendra du thé, elle attendra de voir à quoi ressemble leur café avant d’en commander, d’un pays à l’autre, on a de telles surprises ! ou trop fort ou trop faible, avec le thé, c’est plus simple, de l’eau chaude et le sachet de breakfast tea qu’on laisse infuser selon son goût, Lila s’assied à la table, elle choisit une place qui lui permet de voir la porte donnant sur la cuisine, le dos au mur (parce qu’elle a toujours l’impression que si elle offre son dos, quelqu’un y plantera un couteau), elle soulève sa tasse, elle la trouve jolie, une porcelaine décorée de bleu, quelle marque ? Lila sourit, dans le passé, sa grand-mère lui avait interdit, lors d’un dîner chez des amis, de retourner les plats pour voir où ils avaient été fabriqués, Pas poli ! elle replace la tasse sur la soucoupe, elle déplie sa serviette, brodée de bleu, elle aussi, Lila contemple l’ensemble de la table, elle apprécie, tout est joli, la corbeille d’argent au centre, le pot de beurre en argent, les confituriers sur lesquels une fraise, une orange ou une cerise en porcelaine annoncent la nature du produit, Lila, si précautionneuse qu’elle fût, a heurté sa tasse à la soucoupe, le bruit a alerté une dame qui apparaît, joviale, elle est impeccable, visage rond et brillant, cheveux courts, tablier blanc immaculé, elle s’inquiète du sommeil de Lila, Bien dormi ? Les clients rentrés tard ne vous ont pas dérangée ? Lila, qui a mal dormi pour des raisons intimes, affirme qu’elle n’a jamais eu un sommeil de cette qualité, Les doubles-fenêtres ? L’air de Berlin ? la dame rit, elle voit bien que Lila plaisante, elle lui propose de la charcuterie et du fromage en plus des confitures, Lila aimerait du fromage et du pain allemand, la dame rit, un peu gênée, que veut-elle dire ? on est en Allemagne, donc, forcément le pain… Lila lui explique que dans le Petit Royaume, on désigne de cette façon les pains noirs, aux graines de tournesol, aux multiples céréales, qu’elle ne mange que cela, elle ajoute, malgré elle, poussée par quel démon, Il paraît que quand j’étais petite, je ne voulais que du pain noir, du pain comme pendant la guerre, disait ma mère, un pain lourd, difficile à digérer, on pouvait en transformer la mie en balle de tennis, la jeter au plafond, elle y restait collée ! la dame rit comme Lila de l’image maternelle, Lila ajoute, Ma famille était berlinoise, lorsqu’elle précise qu’il y a longtemps que certains Keil ont émigré, la dame n’en demande pas davantage, elle dépose sur la table la théière, le fromage et d’épaisses tranches de pain noir, elle souhaite bon appétit à Lila, puis se retire dans la cuisine, Lila, restée seule, savoure sa solitude, elle dépose un morceau de fromage sur une tranche de pain, pas de matière grasse, elle salive de gourmandise, certains petits-déjeuners à l’étranger sont de purs festins, presque tous les ingrédients sont les même qu’à la maison, mais leur goût paraît meilleur, Lila sait pour quelle raison, elle provient de la délicieuse sensation d’être libérée pour quelques jours du poids de Samuel, de pouvoir décider de son temps sans chercher à le modeler sur le sien, la douleur d’être loin de Samuel qui la démolissait au cours de leurs premières années de passion s’est atténuée, et Lila, au premier jour à Berlin, s’interroge sans frémir sur l’absence de la douleur chez la femme passionnée qu’elle est ou qu’elle était.
Après le petit-déjeuner, bien emmitouflée dans son manteau de cashmere, elle sort pour une promenade, toujours le K’dam, elle change simplement de trottoir, cela lui procure un autre point de vue, elle pénètre dans une librairie, curieuse de vérifier si elle y trouvera des livres en français, non, pas un seul, mais elle devine, d’après les couvertures, que beaucoup de publications évoquent la dernière guerre mondiale, Personne ne l’a digérée ! sujet inépuisable, le mystère reste total, de même que la stupeur de ceux qui la subirent, les Allemands et les autres peuples, Lila qui aime les auteurs allemands, qui se sent berlinoise par moments, réfléchit sur ce qui, en elle, adhère à l’esprit germanique, c’est presque une trahison des siens, pourtant, oui, elle sent qu’elle est moins étrangère à ceux qu’elle croise qu’elle ne le voudrait, elle pénètre dans un premier café, grandes salles, parquet ciré, petites tables et chaises en bois, de grands miroirs élargissent le lieu, Lila commande un café, en attendant d’être servie, elle se lève, va choisir au présentoir un journal, revient à sa table, elle a étudié l’allemand au Lycée, puis au Goethe Institut, elle s’est efforcée de lire des revues de temps en temps, elle comprend ce qu’elle lit, et même, grâce à Jean-Sébastien Bach, elle peut en chanter des bribes, oui, elle est moins étrangère aux personnes du café qu’elle ne le pense, des hommes et des femmes de tous âges, l’air sérieux, peut-être à cause des petites lunettes rondes, genre Tchekhov (ou Trotsky ?), que beaucoup d’entre eux portent au bout du nez, ils sont beaux, ceux qui aiment les clichés devront revoir leur copie ! peu de blonds aryens dans la salle, mais des hommes et des femmes aux cheveux bruns, vêtements noirs, parfois une chemise blanche, belle, ouverte discrètement sur une poitrine glabre, mais alors, vu la température extérieure, une écharpe noire négligemment jetée autour du cou protège son propriétaire, Lila rit intérieurement, les jeunes, ici, ont l’air de savoir parfaitement qui ils sont, ce qu’ils veulent, Lila cherche du regard un timide ou une mélancolique, non, pas dans ce café en tout cas, ce qui réjouit Lila, elle décide de continuer sa promenade à travers les Berlinois, elle paie le garçon, remarque qu’il a une belle nuque lorsqu’il repart vers d’autres clients, alors, Lila se rappelle qu’à la question un jour posée lors d’un sondage un peu idiot, Quelle partie du corps vous séduit en particulier ? elle avait entendu Samuel répondre La bouche, de son côté, elle avait avoué la nuque, sachant d’expérience qu’elle avait été troublée par des nuques, avant de céder à des visages, car, pour elle, c’est là que se situe la vérité d’un homme, fine ou large, longue ou ramassée en plis épais, la nuque est le lieu même de la séduction ou de son absence, Lila avait ri devant la réaction inquiète de Samuel, Comment trouves-tu la mienne ? elle avait ri parce qu’alors, elle désirait Samuel de la tête aux pieds, et qu’à son sujet, elle ne s’était posé aucune question, emportée par un attrait violent, indiscutable, le mouvement même de toute passion amoureuse.
Lila reprend sa déambulation dans Berlin, attentive davantage aux passants qu’aux immeubles, elle se surprend à vouloir les aimer, culpabilisée par son attitude de rejet provenant d’une histoire encore si présente dans sa famille, mais si lourde et sans espoir pour le futur, Lila soupire, elle se sent bien dans cette ville dont le nom seul faisait vomir sa mère, aurait-elle pu raconter le Berlin d’aujourd’hui à Lou ?, dont la vie s’est arrêtée sans qu’elle pût se réconcilier avec l’histoire allemande, manifestant jusqu’au bout une terreur intime au nom de l’Allemagne, sursautant comme un chat au moindre bruit inattendu, s’attendant à ce qu’ils reviennent d’un moment à l’autre, pour Lou, la guerre ne s’est jamais terminée, elle se déroulait encore et toujours dans son cœur, dans ses nerfs, elle eut peur de la guerre jusqu’au bout, et elle avait transmis cette peur à Lila, peut-être était-ce à cause de cette peur que Lou resta toujours la fille de son père et non une femme adulte, libre et responsable de ses actes, même lors d’opérations douloureuses et mutilantes qu’elle dut subir trois ans avant sa mort, elle fut la petite Lou que Jacob et Liza, décédés depuis longtemps, protégeaient, car Lou avoua à sa fille, le lendemain des opérations, Tu vas te moquer de moi, mais hier, j’ai vu maman et papa se tenir près de mon lit et m’affirmer que tout irait bien ! Lila ne s’était pas moquée, elle comprenait enfin qui était sa mère, une femme qui serait toujours dépendante, Lila comprit qu’à sa manière Lou avait tyrannisé ses parents, avant de tyranniser son mari, Lou ne fut jamais une femme libre, et au nom de toutes ses terreurs, elle emprisonna son entourage, elle aurait aimé emprisonner Lila dans les mêmes filets de sa faiblesse, mais très vite, elle avait expérimenté que sa fille était différente d’elle, et s’en était accommodée, car elle savait aussi que Lila possédait un sens du devoir qui entraverait sa liberté autant que l’amour, en effet Lila protégea sa mère jusqu’au bout, prenant le relais auprès d’elle après le décès de Louis, ce fut au point que Lila, bien des années après le départ de sa mère, resta incapable de vider la maison de sa mère, quelque chose n’avait pas été réglé entre elle et cette maison, sans doute parce que Lou était partie sans régler certaines questions avec sa fille, et Lila, se promenant dans Berlin, pensait à sa mère, au mystère d’une vie comme la sienne, elle affronterait le soir même le Molosse de Carthage et n’y pensait pas, elle pensait à sa mère, revenue en force dans sa mémoire, dans Berlin, la ville de leurs ancêtres.
À l’heure du déjeuner, Lila s’arrête dans un café rempli de jeunes, des étudiants à première vue, presque tous fument devant un ballon de vin ou un café, beaucoup ont devant eux un verre où deux œufs mollets attendent leur coup de cuillère, Lila observe une jeune femme qui a entamé un de ces œufs, le jaune s’est écoulé comme une lave épaisse, il macule le verre, la jeune femme le saupoudre de sel et de beaucoup de poivre, pas un toast n’accompagne ce festin, Lila salive devant le spectacle, voilà ce qui lui convient avant le combat de ce soir ! des œufs mollets, elle en commande à la jeune serveuse qui s’est approché d’elle et qui a compris, aux regards curieux qu’elle a posé sur les autres clients du café, qu’elle était étrangère, comme si elle avait cherché le mode d’emploi du lieu avant de s’exprimer, et, en réalité, c’est bien ainsi que Lila fonctionne lorsqu’elle débarque dans un pays, Comment font les gens d’ici ? elle s’adapte partout, caméléon heureux, elle pénètre dans la réalité des gens et des pays sans préjugé, même le délicat problème des religions ne l’incommode jamais, de formation catholique, elle, la non-croyante, assiste à des cultes protestants, orthodoxes, et autres comme si elle en faisait partie, une disposition naturelle qu’elle cultive sans trouble, Étant reconnu que je ne suis de nulle part, je suis donc de partout ! plaignant, du fond de son cœur, ceux qui étant accrochés à leur lieu de naissance et à leurs certitudes lui donnent la conviction qu’ils s’y sont enterrés.
Aux premières heures de la soirée, Lila se concentre enfin sur le combat à venir, elle n’a pas téléphoné à Samuel ainsi qu’elle le lui avait promis, quand elle a pensé le faire, il n’était plus temps, l’entraîneur passerait dans un quart d’heure la chercher à son hôtel, elle se tient prête, assise dans le salon, à ses pieds, un sac contenant ses costumes et masques, des parfums, du talc, elle guette le bruit d’un moteur diesel, celui des taxis berlinois, et lorsqu’elle l’entend, ronronnant devant la maison, elle se précipite, anxieuse d’éviter le coup de sonnette, Je suis là ! elle sourit en refermant doucement la porte derrière elle, il est vingt et une heures, dans peu de temps elle sera Gladiatora, mais pour l’instant elle est toujours Lila, une jeune femme qui embrasse son entraîneur sur la joue, Tu as passé une bonne journée ? il a sa voix des mauvais jours, il est nerveux, Excellente ! la liberté de Lila énerve l’homme, il craint qu’elle n’ait été imprudente, ou qu’elle ne soit désinvolte ce soir, l’enjeu est de taille, si elle mène un combat passionnant, vigoureux, elle sera encensée par les journalistes, son destin de lutteuse professionnelle sera fabuleux, autrement, elle pourra chercher un autre entraîneur ! il la regarde en coin, et elle, taquine, lui adresse une grimace, Je te réserve une surprise, elle a dit cela en souriant gentiment, à tel point qu’il croit un instant qu’elle lui a acheté un cadeau, puis, très vite, il se renfrogne, il sait que la surprise sera pour ce soir, qu’a-t-elle imaginé ? Tu ne vas pas faire l’idiote ? Lila éclate de rire, Mais non, comment peux-tu me dire ça ? mais lui, il sait qu’elle est furieuse parce que le match sera truqué, il redoute un éclat de sa part, elle en est capable, toujours cette rigueur que personne ne lui demande ! il lui jette un regard haineux, Maintenant je n’en doute plus ! Que manigances-tu ? De perdre ? Lila lui répond avec calme qu’elle n’envisage pas de perdre, ce n’est pas son genre, mais elle n’approuve pas que l’issue de la lutte soit décidée, même si elle doit en bénéficier, elle dit cela et aussitôt des images de luttes avec Samuel envahissent sa mémoire, des combats dont elle et lui avaient décidé qui en sortirait vainqueur, elle rassure son entraîneur, Je vaincrai, même si je te déteste d’avoir arrangé tes sales combines ! arrivé dans la loge qui leur est réservée, l’entraîneur, rassuré, l’encourage à sa manière Déteste-moi autant que tu, veux, mais gagne !
Gladiatora pénètre dans la salle par le couloir du fond, elle a soulevé la tenture bordeaux qui en occultait l’issue, une tenture lourde d’odeurs de cigarettes et de poussière, lorsqu’elle a paru, des projecteurs se sont braqués sur elle et le silence est tombé sur la salle, au centre, sur le ring, son adversaire s’est livré, en attendant son arrivée, à quelques mimiques simiesques du meilleur effet, il a joué avec ses biceps au grand amusement du public, il a montré par une pose efficace que ses fesses étaient de marbre, il a tambouriné de ses poings sa poitrine, recouverte de cuir, comme Johnny Weissmuller dans Tarzan, il a frappé ses cuisses nues du plat de ses mains, produisant le bruit d’une claque magistrale, et, à chaque fois, le public applaudissait, sifflait, l’encourageait, le public l’adorait, lui, le Molosse de Carthage, un lutteur massif comme un taureau, et qui ne manquait pas d’humour, comme les spectateurs, il regarde Gladiatora qui s’avance dans l’allée principale, le silence est étonnant, comme si le plaisir des spectateurs devant les facéties du Molosse cédait la place à de l’inquiétude devant celle qui marche vers le ring, elle n’offre cependant pas d’image effrayante, mais sans aucun doute, son corps entièrement enveloppé dans un long maillot de cuir souple lui donne l’aspect d’une bête inconnue, pas une lanière de chair n’est visible, seul son regard se devine derrière le masque, ainsi que la bouche, une bouche de femme, un corps de femme, long et plutôt mince, le cuir s’adapte aux muscles, et sa couleur beige pâlit sous les projecteurs, Gladiatora appartient à quelle espèce ? derrière son masque, Lila jauge le public, les habitués de ce genre de spectacle, et, aussi, aux premiers rangs, aux places les plus chères, des intellectuels et des journalistes, visages maigres, petites lunettes rondes, un carnet pour prendre des notes, se mélangent aux gros parieurs, bagues d’or aux doigts, visages enfouis sous la graisse, costume trois pièces, Gladiatora saute sur le ring comme un félin sauterait sur le dompteur distrait, elle se trouve à quelques millimètres du Molosse de Carthage qui marque un léger mouvement de recul, elle plonge son regard dans les yeux aimables de son adversaire, elle cherche à y voir la ruse, l’acceptation de la combine, mais elle n’y trouve qu’une aimable naïveté, et même de l’admiration envers sa personnalité, elle recule lentement, l’arbitre présente les deux lutteurs, pas de doute qu’à l’applaudimètre, le Molosse de Carthage l’emporte, ce qui stimule Lila, Action ! l’arbitre appelle les lutteurs au combat, les spectateurs se mettent à hurler, cela fait partie du plaisir de la soirée, crier, encourager le Molosse, les lutteurs tournent autour d’eux-mêmes, ils cherchent la faille, ils évaluent leurs forces respectives, à un moment donné, profitant de leur proximité, Lila souffle Si tu as décidé de me laisser gagner, je te tue ! sa voix, en partie déformée par le masque, stupéfie le Molosse, les complications commencent ? il a accepté de perdre, face à la lutteuse qui est nouvelle dans le monde des combats, les paris sont tous en sa faveur à lui, qu’est-ce qui lui prend, à cette bonne femme ? on lui a promis une belle somme s’il se laisse vaincre, et voici que cette mijaurée vient tout démolir ? elle se prend au sérieux, cette novice ? il ne répond pas à Gladiatora, il décide de se laisser battre, qu’est-ce qu’elle peut empêcher ? alors, Gladiatora qui a deviné sa décision devient enragée, elle n’acceptera pas la mollesse de ses prises, il ne lui oppose qu’une résistance de façade, le public s’en aperçoit, commence à le siffler, alors Gladiatora se déchaîne, libère sa cruauté, par une ceinture arrière exécutée avec souplesse, elle envoie promener sur le ring le corps lourd de l’adversaire comme s’il n’était qu’une plume, elle le tient par derrière, exécute un grand arc de cercle et le projette de façon spectaculaire dans les cordes, il n’a pas le temps de se relever qu’elle lui tombe dessus, elle ceinture par ses bras le corps de l’adversaire et le projette sur le tapis, il se relève pour retomber aussitôt, car Gladiatora lui a soulevé une jambe de ses bras de cuir, elle cherche à le mettre hors de lui, à le pousser à réagir, et donc à lutter réellement contre elle, en adversaire honnête, et non plus en lutteur corrompu, tant pis pour les parieurs véreux ! leur combat sera féroce mais honnête ! elle a réussi à le mettre en rage, Qu’est-ce qu’elle croit ? Attends ma belle ! cette fois, il lui saisit la cheville, soulève le corps qui tombe, le fait tourner par-dessus sa tête, la salle hurle de bonheur, s’il continue, il va la lancer par-dessus le public, mais le gong retentit, les deux minutes de la première manche sont écoulées, Gladiatora atterrit sur le sol, elle est en nage sous le cuir très fin du maillot, la sueur coule partout, elle devient femme-liquide, elle va s’asseoir au coin du ring qui lui est réservé, son entraîneur lui tend une serviette, Gladiatora éclate de rire, curieux rire traversant le cuir, elle lui demande s’il est devenu fou, que peut-elle essuyer sans enlever une partie du maillot ? mais l’entraîneur ne pense qu’à ce qui vient de se passer, il a très bien compris que le Molosse de Carthage va se battre pour gagner, il est inquiet, il le dit à Lila qui s’en moque, Je gagnerai ! Mais il faut qu’il combatte de toutes ses forces, sinon, je le laisserai gagner ! l’entraîneur pense que Lila surestime ses capacités de lutteuse, mais il n’en dit plus rien, résigné à perdre l’argent qu’il a engagé dans les paris, le gong annonce la reprise du combat, les deux lutteurs s’avancent de nouveau au centre du ring, ils tournent l’un autour de l’autre, ils sont furieux, ils se détestent, à présent, ils veulent tous les deux vaincre, au diable les tricheurs ! chacun pense qu’il est le meilleur, les forces les plus primitives se libèrent, le Molosse de Carthage, fort de sa dernière prise, tente de la répéter, saisir Gladiatora par la cheville et l’envoyer au diable ! faire tourner son corps au-dessus de sa tête comme on agite un mouchoir et lui dire adieu ! mais Gladiatora a devancé son geste, et c’est elle qui le fait tomber, et le plaque des épaules et des cuisses sur le sol, les deux minutes passent, le gong retentit, annonçant qu’à cette deuxième prise, c’est Gladiatora qui l’a emporté, sifflets du public, sauf aux premiers rangs où Lila aperçoit des sourires, et même quelques-uns qui l’applaudissent quand elle se dirige vers le coin du ring, sous la chaleur de son corps, le cuir s’est déformé aux endroits où le Molosse a entrepris ses prises, l’empreinte de ses grosses mains sont visibles sur le maillot, l’entraîneur redoute qu’à la dernière manche, décisive puisque les deux lutteurs sont à égalité jusqu’à présent, le maillot ne se déchire, que le visage et le corps de Gladiatora n’apparaissent, que la lutteuse ne soit mise à nu ! toute sa stratégie serait détruite, il est essentiel que jamais le public ne sache qui est Gladiatora, le secret sera sa spécialité, sa marque, Fais attention ! murmure-t-il lorsque le combat reprend, Lila se demande À quoi ? Au cuir du maillot ? À ne pas perdre ? cette fois, elle va en finir, mais lui aussi, l’adversaire, veut en finir, il arrive, masse de muscles gonflés, concentration de fureur masculine, ils se heurtent durement, s’empoignent, bras et jambes de Gladiatora attaquant les bras et jambes du Molosse, ils tombent, noués comme des cordages de navire, sur le sol, ils roulent, ils s’étouffent mutuellement, soudain, souple comme une couleuvre, Gladiatora s’est dégagée, elle reste cependant au sol, car elle entame « la liane », de ses jambes qui emprisonnent, elle a commencé de faire tourner son adversaire, une prise impensable, il pèse des tonnes, elle est fine, mais sa force semble irrésistible, le Molosse voudrait réagir, il est humilié, il hurle, comme une plainte, à laquelle répondent les spectateurs, mais rien n’y fait, Gladiatora ne relâche pas d’un pouce son étouffement, les mouvements désespérés du Molosse pour se dégager ne font que resserrer son étreinte, elle est comme le boa qui étouffe peu à peu sa proie, plus rien ne s’opposera à la victoire de Gladiatora, et lorsque le gong retentit, elle lâche sur le champs son adversaire, se redresse, l’arbitre la présente au public, Vainqueur : Gladiatora ! les spectateurs applaudissent, désolés de voir leur favori s’éclipser vers les coulisses, mais conscients d’avoir assisté au premier combat d’un phénomène, une femme de cuir fauve, qui ne les a pas faits rire, ou même enthousiasmés, mais qui les a troublés d’une façon inconnue jusqu’alors.