I

Félix

C’était un matin en début d’hiver. Félix écrit, jeune étudiant penché sur son pupitre dans sa chambre, au neuvième étage d’un immeuble aux longs couloirs perpendiculaires à la rue Francisco Sá, à trois pâtés de maisons de la plage de Copacabana. Dans la petite chambre, il rassemble ses réflexions sur le poème de Milton, le Paradis perdu, met en ordre les annotations qu’il a faites durant ses derniers mois de lecture et d’étude. Il écrit, s’arrête, rature, il ne sent pas la vibration de la sonnette à l’œuvre à côté, ni l’engourdissement de sa jambe, dans la même position depuis quatre heures. Il ne redresse pas sa tête pour dérouler sa colonne, il ne regarde pas de sa fenêtre le quadrilatère d’immeubles semblables au sien, ni la favela Pavão-Pavãozinho qui part à l’assaut du morne avec son vert dépourvu de vigueur.

Désormais totalement aveugle, à Londres, dans les étés précédant l’année 1667, Milton s’était penché sur la chute de Lucifer depuis le Ciel et sur l’expulsion d’Adam et Ève hors du Paradis.

Félix s’efforce de déchiffrer sa propre écriture sur les marges du livre, relit les vers soulignés et d’autres sur lesquels son regard tombe ; il tâtonne et ânonne des mots illisibles qu’il a écrits aux coins des pages. Ce garçon grand, à la peau laiteuse et lisse, comprend le ressentiment des mots biffés. Il perçoit le sillon infime que la mine de son crayon a creusé sur la page et se remémore l’instant de l’écriture. Ses doigts touchent les grains de sable qui s’y sont déposés, alors il va et vient dans le temps, il se rappelle la position du soleil quand il a lu ces vers pour la première fois, la chaleur habitant son corps assis en bord de mer, il ressent la vibration des mots dans son esprit, il se rappelle avoir été surpris de telle sorte que le crayon, comme la pointe d’un sismographe, avait enregistré son électricité par des lignes qui ressemblent plus à une mer démontée, tout en abîmes et stries d’écume.

La fenêtre de Félix reçoit le soleil de l’après-midi. Lui se réveille avant les premières clartés du jour, va jusqu’à la plage et attend que le soleil naisse derrière le Pain de Sucre. Aujourd’hui les rochers sont un corps étalé sur la mer calme, hier ils étaient une autre chose qu’il ne cherche pas à se rappeler. Nul mot ne saurait atteindre la lumière rose et la transformation des pierres monumentales dans le petit matin, il n’y a pas de mot, pense Félix, en un tel état de suspension qu’il n’est plus possédé par un corps fait pour l’exclure de la couleur du jour.

Il retourne à sa chambre fraîche, avec vue sur les quatre cents fenêtres de huit immeubles qu’entoure un ensemble d’esplanades basses et symétriques, où l’air et la lumière du soleil peuvent circuler. Derrière les immeubles de droite, tout au fond et au-dessus d’eux, les nombreuses masures qui montent à l’assaut du morne augmentent le total des fenêtres que Félix dénombre dans les moments où il repose ses yeux et sa pensée de ses décors extraordinaires.

Sa jambe est dormante et les vers brillent en solides — coraux, opalines, émeraudes, feu et filigranes d’or —, mots écrits il y a plus de trois cents ans, la scène de l’origine, la chute de Lucifer, la création d’Adam, la chute d’Adam et le paradis perdu ; il y a combien de temps ? Ils naissent en ce moment, et à nouveau, et une fois encore, ils naissent et sont aussi des vers plus vieux que l’homme. Des vers qui plongent en eaux inconnues du soleil. Ils descendent, descendent et touchent le fond ; ils attendent ; le sable des abysses marins ne remue pas, une mer pierre, sans vie, rien n’existe. Sable, sel et eau, débris de coquilles, arêtes de poissons, rien. Des ondulations légères, puis plus intenses s’approchent de l’hameçon qui attend. La ligne se tend, il faut de la force pour la tirer, il y a un grand poids à la pointe recourbée de l’hameçon, finalement surgit à la surface de l’eau et aussi dans les airs une bête vivante qui se cambre en lançant sa lumière de tous côtés, c’est la mémoire de l’homme, plus la bête resplendit, plus elle saigne, tout est frais et c’est déjà la mort. Le remugle de la mer emplit la chambre.

Vanda

Cinq heures et demie du matin. Vanda, vingt-deux ans, passe par-dessus le lit de sa petite sœur, neuf ans, suspend sa chemise de nuit au crochet de la porte de la salle de bains et prend sa douche. Emmaillotée dans sa serviette, elle jette un œil sur le linge étendu sur ses cordes de l’autre côté de la fenêtre, vérifie que la masure où vit sa mère, à Pavão Pavãozinho, est toujours là, ramasse et plie le linge sec, allume le feu pour chauffer le lait. Maria Joana se réveille à cause du remue-ménage de sa sœur. Elle se lave la figure et s’habille sans cesser de parler. Vanda y voit mal si tôt le matin, six heures, ses yeux sont lents à s’ouvrir, le pantalon ne ferme plus, le soutien-gorge serre.

Les deux sœurs traversent douze pâtés de maisons jusqu’à l’école de Maria Joana, qui n’arrête pas de parler.

Vanda dort dans l’autobus. Elle change de vêtements dans le vestiaire, protège ses souliers, met une blouse verte, un tablier blanc, une toque, des gants et entre dans la salle d’autopsie.

Elle sort de la chambre froide un cadavre féminin et commence son travail.

II

Félix

Entre murmures et espérances, Lucifer, leader de la rébellion contre le roi des cieux, insuffle du courage aux séraphins, il s’agit d’une guerre contre la tyrannie, contre l’esclavage, contre l’obéissance lyrique, nous lutterons au nom de la liberté d’être un seul. Au nom de la solitude, Félix inspire et expire. Parfois cela le gêne de saisir à quel point il s’enthousiasme pour l’histoire de l’origine de notre destin tragique. Avec la beauté qu’il entrevoit dans son immense malheur. Quasiment un orgasme que d’anticiper l’enfer, le péché, la mort. Il applaudit et s’esclaffe, voilà la vérité, il a envie de se lever et de crier aux quatre cents fenêtres et à la favela tout entière l’horreur divine qui s’abattra sur nous tous : la solitude et un corps. Il tire vanité et vergogne de l’expression : la solitude et un corps. L’ange le plus beau que l’enfer puisse voir jamais (il peut en percevoir les muscles resplendissants), baigné avec ses compagnons célestes dans cette aura de communion virile, est saisi d’une douleur misérable, ses yeux nagent en vacillant dans l’obscurité, un éclat de feu lui brûle le front, la douleur se répand en comprimant toujours plus le cerveau, jusqu’à ce qu’une partie du côté droit de sa boîte crânienne éclate sous la pression d’une éruption de feu, des flammes immenses surgit un Être Féminin, beauté d’exception.

Félix écrit l’histoire de Milton, invente des images, entend des sons. Il couvre des pages volantes d’une écriture lisible. Il indique les chants et les vers d’où sont sortis les images et chaque fragment de l’histoire qu’il réécrit. Entrelacés à ses mots, il insère des extraits du poème anglais, ses idées propres n’existent pas. Il se réjouit de raconter de nouveau l’histoire et de recopier le poème de sa propre main. Il ne veut pas être le poète, il veut être les mots du poème, que je sois moi aussi né de votre plume, murmure-t-il au poète. […] À nouveau le voilà gêné de penser que sa lecture n’est pas solidaire de la douleur de notre destin. […]

Il entend le crâne de Lucifer s’ébrécher en tombant sur le sol. Crac, crac, crac, pan, en ruade peut-être, pan, pan. Et jets de feu comme ceux d’un lance-flammes, jaunes et bleutés d’être crachés hors de sa tête, décomprimant la phénoménale douleur.

Athéna née d’un mal à la tête de Zeus. Femmes — mal à la tête. Femmes — mal à la tête, femmes qui sont crachées hors de la tête, des associations viennent et vont, il joue avec les mots comme une boule que sa langue fait rouler dans sa bouche.

Jaillit de la tête de Lucifer une chose fabuleuse, l’égale de l’ange en beauté en en port, une chose femme. Les autres anges engagés dans la révolte, quand ils la virent, ne l’aimèrent point et la nommèrent Péché. Dans le courant de la révolte, elle leur devint familière et ils ne la rejetèrent plus. Lucifer s’en éprit et la posséda.

Félix se lève, rassemble son linge sale dans un sac de supermarché. Il apporte le linge à Carla, à la laverie d’en face, et fait sa demande des yeux. Elle l’informe qu’elle va sortir déjeuner et ils vont tous deux dans la pièce du fond. Félix était déjà prêt et elle aussi, sur le chemin de la chambre, mouillée. L’odeur chaude de savon et de propre excite encore plus chacun des deux, et alors à eux le sexe. Avec Carla c’est toujours comme ça. Diurne, dans la pénombre, violent. Elle a une odeur de Palmolive, la pièce exhale le linge chaud et propre. Elle a le cheveu crépu, en haut et en bas, des poils qui l’effleurent de griffures légères. Elle est. Les seins et la main. Les doigts. Quand de besoin elle est là, lui n’a besoin que quand elle est là. Quoi de plus ? Dents, langue, les voilà qui fricotent encore. Et quoi de plus ? Si, une fois de plus. Et au revoir.

Vanda

Dans la salle d’autopsie de l’Institut médico-légal de Rio de Janeiro, Hermano entre et commence à parler. Il continue à parler. Il parle tout le temps. Il pose son brancard dans un endroit éclairé, prend le sac plastique attaché au corps et lit le rapport contenant l’examen réalisé sur les lieux de la mort. Il lave le corps au jet d’eau et au savon. Il ferme le robinet, l’unique bruit de la salle est le scalpel ouvrant la poitrine de l’homme mort.

— Le père de votre fils, non ?

— Il n’a pas de père.

— Comment ça, il n’a pas de père ?

Vanda ne répond pas. Elle pèse le rein gauche et porte les chiffres sur la feuille, à côté des poids du foie et de l’intestin. Elle revient au corps féminin. Hermano fait une incision profonde depuis la poitrine jusqu’au pubis sur son cadavre, […] il retire le cœur en bon expert.

— Je demande seulement pourquoi.

Vanda arrête de scier la partie supérieure de la boîte crânienne, l’instrument à la main elle regarde Hermano.

— Nous sommes ici. Je pense que je peux savoir.

— Pourquoi ?

— Écoute — Hermano désigne les cadavres ouverts, le sol maculé de sang —, ici c’est déjà la fin du monde.

Vanda continue en silence.

— Quand c’est la fin du monde, on peut parler à son aise.

Vanda continue à scier le crâne avec soin.

Traduit du portugais par Patrick Quillier

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