Elle avait sans cesse reculé le moment de se l’avouer, mais, là, son parti était pris. Comme elles étaient loin, ces paroles de son ancêtre : Étranger, ma valeur, ma beauté, mes grands airs, les dieux m’ont tout ravi lorsque, vers Ilion, les Achéens partirent, emportant avec eux Ulysse, mon époux. Ah ! S’il me revenait pour veiller sur ma vie, que mon renom serait et plus grand et plus beau ! Les temps avaient trop changé : et elle haussait maintenant les épaules, quand on évoquait devant elle le stratagème de cette princesse de l’époque pour repousser ceux qui se disputaient sa main pour régner sur Ithaque : Mes jeunes prétendants, je sais bien qu’il n’est plus, cet Ulysse divin ! Mais malgré vos désirs de hâter cet hymen, permettez que j’achève ! Tout ce fil resterait inutile et perdu. Sur cette immense toile, je tissais tout le jour ; mais la nuit, aux torches, je venais la défaire.
Pour la Pénélope qui nous occupe, tout le fil resterait à jamais défait : et en repensant à son mari, elle concluait qu’elle avait eu raison d’abandonner son ouvrage. Ces jours-ci, il l’avait avisée de son retour ; et elle ne l’avait pas averti de son départ.
Pourtant, leur mariage avait longtemps été heureux. En plus de s’aimer sincèrement, ils avaient épousé une cause qui les avait constamment unis et rapprochés, par-delà les querelles et les vicissitudes de la vie de couple. Ils avaient beaucoup sacrifié à ce combat, et c’était de gaieté de cœur : et il avait porté des fruits. Leur fille, par exemple, avait des papiers d’identité belges, vivait en colocation à Berlin dans un appartement au bord de la Spree avec un ingénieur britannique, une juriste italienne et un correspondant d’un journal hollandais, avait un fiancé danois, avait étudié en Espagne et y détenait toujours un compte bancaire, était en cheville avec un designer français pour concevoir une nouvelle application pour smartphone, et se demandait si, fiscalement, il valait mieux domicilier le site Web de sa future start-up plutôt en Irlande ou en Estonie. Pour Flora, tout cela était naturel, presque banal : pour tout dire, elle vivait l’Europe, en y circulant avec le léger frisson de se croire nomade. Pénélope voyait dans cette variété et dans cette liberté de mouvement dont bénéficiaient les jeunes générations, l’aboutissement d’un projet, à la fois personnel et à l’échelle du continent.
Entre-temps, lui avait changé. Lui, Marco, le mari si séduisant et tolérant, était devenu l’archétype de ce qu’ils exécraient, quand elle avait encore quelques illusions. Passe encore que, à ses yeux, il soit désormais un représentant de cette « élite technocratique et non élue » de « Bruxelles » qu’on jugeait trop éloignée du « terrain » (une critique qui, pour elle, n’était qu’à moitié injuste…) : il n’était sûrement pas le seul à avoir laissé de côté sa capacité d’indignation et à s’être enfermé dans le douteux confort des formules toutes faites. Mais Pénélope le trouvait irascible, peu désireux de s’expliquer sur ses renoncements ou (ce qui revient au même) trop pressé de leur trouver des justifications oiseuses. En somme, son mari semblait être devenu un autre homme, guère différent de ceux que son ancêtre avait supplantés sans peine dans son cœur. Ce travers transparaissait dans les échanges de mails qu’ils continuaient à s’envoyer, comme une conversation distante et à distance :
— Si, écrivait-elle depuis son bureau, pour reprendre ton image, l’Europe est comme une bouteille à la mer qui annonce sur tous les océans la bonne nouvelle qu’un pacte de civilisation, fondé sur le partage de valeurs communes, a été coulé en mots sublimes, c’est une bouteille dont le message s’est auto-dissous et dont il ne subsiste plus que l’une ou l’autre miette indéchiffrable. En même temps, l’Europe dit trop souvent : « Je sais », comme un maître qui veut conserver l’ascendant sur ses élèves, et leur faire avaler que la voie à suivre est toute tracée et calculée de longue date pour ne jamais dévier…
— Je comprends ton irritation, répondait-il (sans doute depuis une chambre d’hôtel à Paris ou à Rome, à moins que ce ne soit un appart-hôtel à Stockholm), mais il est important d’avoir une discipline commune : on ne peut pas se permettre le moindre dérapage…
— Tu m’ennuies… Tu ne vois plus les choses que sous l’angle de l’orthodoxie budgétaire et de la préservation des « grands équilibres ». Mais soit, parlons-en… Comment expliques-tu que, parmi les dirigeants européens, même des personnes de haute moralité puisent sans états d’âme dans le catalogue des « recettes » néolibérales pour « réformer » (c’est-à-dire saigner) les économies défaillantes, puis détournent les yeux quand se font voir les conséquences sociales et individuelles de leurs oukases ? Ils forcent, sans eux-mêmes se forcer ! Belle illustration, par cette conformité univoque aux règles unilatérales du marché, que même de grands et brillants esprits peuvent s’égarer et s’aveugler. Cela veut surtout dire que ces responsables, tout sages qu’ils paraissent, n’accepteront jamais de voir s’installer dans un pays de la zone un gouvernement qui voudrait rompre avec le néolibéralisme auquel ils sont liés et inféodés depuis trente ans. Pas très sage, cet entêtement… Et toi, il fut un temps où tu pensais que ce sont les citoyens qui doivent avoir le dernier mot sur les questions qui touchent au destin de l’Europe – et non les banques.
— C’est vrai. Mais cela ne suffit pas, c’est malheureusement plus compliqué : on ne peut pas mettre en péril la prospérité en laissant filer les déficits. Sur le papier, tu as raison, mais les enjeux et les rapports de force dépassent ces considérations : le rêve européen existe toujours, mais il doit s’adapter et s’intégrer à un monde dur, sur lequel il n’a pas grande prise…
— Et quand le président de la Commission déclare, une semaine avant le vote et pour que les électeurs grecs comprennent bien le message – ou plutôt, l’ordre : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », qu’est-ce que cela signifie d’autre qu’un complet renoncement à un idéal commun ? À moins que, par ces paroles, il n’avoue ouvertement que cet idéal fait désormais partie du passé… Le rêve, lui aussi, n’aura fait que passer…
Mais Marco ne répondit pas.
Ce n’était pas la première fois qu’il coupait ainsi le contact. À l’image des institutions qu’il servait, il suffisait de le pousser dans ses retranchements pour qu’il se drape dans un mutisme de mauvais aloi. Pénélope jugeait que, par ses réponses dilatoires ou ses silences éloquents, Marco reconnaissait en fait que l’idéal européen, qui les avait tant bercés, avait du plomb dans l’aile – et que, alourdi à ce point, il ne volerait plus très haut ni très loin. Dans tous les domaines (les réfugiés, l’euro, la politique d’intégration, etc.), on en restait aux demi-mesures : trop lent, trop peu, trop lourd – trop tard ? Oui, il conviendrait sans doute qu’il fallait plus de démocratie, plus de transparence, plus d’élan. Mais la réalité, c’est qu’il n’y avait plus de projet, plus de vision, plus d’incarnation, plus d’élan : et cela, ni lui et ses pairs n’étaient prêts à le concéder. Du coup, on se détournait d’eux. L’opinion n’était pas dupe : manquaient les jalons qui permettraient d’extraire une perspective commune assez forte pour faire rendre gorge aux égoïsmes nationaux.
Et précisément, l’actuelle vague populiste s’engouffrait dans cet espace. Marco avait beau traiter les eurosceptiques de qualificatifs sans qualité, ils étaient porteurs d’une offre – nationaliste, xénophobe et antieuropéenne – qui présentait toutes les apparences de la cohérence et d’une forme, même inversée, de logique. Pour comble, l’Europe, démunie devant ces diverses démagogies qui s’étalaient sans vergogne sur le continent, avait dû les accueillir en son sein, leur donnant ainsi l’occasion de saper de l’intérieur ses fondations.
— Bref, reprit Pénélope, on vend l’Europe comme le plus grand espace de liberté du monde. Mais c’est pour dire et faire quoi exactement ?
À nouveau, son écran demeurait muet. Elle reprit une dernière fois les touches de son clavier :
— Quelle guerre de Troie as-tu donc mené, toi qui, avant ton départ m’as relu ce passage de L’Iliade : Les voilà qui renient la promesse qu’ils firent, quand pour venir sous Troie, ils quittèrent le sol d’Argos aux bons chevaux : ils promirent alors qu’ils ne repartiraient qu’après avoir détruit les murs d’Ilion ? Dis-moi, où as-tu quitté le champ de bataille ?
Comme elle s’y attendait, ses questions ne rencontrèrent que le vide. Elle soupira et referma son ordinateur, avant de passer au jardin.
Sans prétendre lui dicter sa conduite, Pénélope avait dissuadé son fils, Milo, de partir à la recherche de son père, et même d’interférer entre eux. D’ailleurs, à l’heure de la communication instantanée, Marco n’était pas difficile à tracer… Il intervenait bien assez, en qualité d’expert ès questions européennes, dans toutes sortes de colloques ou de débats, à la télévision, dans les think tanks ou dans des cercles encore plus privés, et dans les universités, pour qu’on sache à peu près constamment le localiser. Se montrant ainsi à tout bout de champ, il semblait passer de pays en pays et de ville en ville, comme un chanteur dans une tournée sans fin.
Et puis, Pénélope soupçonnait que, là encore, tout s’était déroulé autrement que dans la légende. Quand elle appelait son mari, il y avait le plus souvent un bruit de fond, quelque chose comme un remous ou un souffle. Il avait beau répondre qu’il y avait des interférences sur la ligne, ou qu’il était au bord de la mer, elle flairait qu’une moderne Calypso devait être présente dans le décor. Mais voulait-elle réellement le savoir ? Elle jugeait n’avoir pas à rivaliser avec une descendante de la nymphe et fille d’Atlas, qui, pour sa part, aurait su retenir Marco auprès d’elle.
Milo se gardait d’interroger sa mère. Il n’avait pu la convaincre que, au moins, Marco et elle communiquent ou partagent un écran via Skype. Pénélope rétorqua qu’une conversation dans ces conditions ne lui donnerait aucune garantie d’aplanir les différends, et que, comme dans les échanges de mails, son mari pouvait très bien se dérober, en quittant l’image à n’importe quel moment. Déjà, elle avait renoncé à l’entendre au téléphone, parce qu’elle avait l’impression tenace que sa voix sonnait toujours faux. Son fils avait accepté sa vision des choses. Du moins, c’est ce qu’elle croyait.
Pour sceller sa décision d’activer leur séparation, elle ne le prévint pas qu’elle allait entreprendre un voyage de plusieurs mois à travers l’Europe, et revenir dans certaines villes qu’elle avait aimées. On a dit que Marco, espérant conjurer le sort, s’était présenté chez eux quelques jours plus tard ; puis qu’il avait quitté les lieux, sans s’attarder ni saluer personne, sauf son fils.
Pénélope s’était retrouvée à Lisbonne. Le lendemain de son arrivée, après un détour par un café de la Praiça do Comércio où Pessoa avait été photographié accoudé au comptoir, elle était entrée dans une boutique du Barrio Alto, dans le haut de la ville. Elle remarqua une grande assiette où un couple se regardait de part et d’autre, comme si l’homme et la femme s’épiaient et se jaugeaient. Alors, lui revinrent en mémoire ces vers du poème : Je ne puis proférer un mot, l’interroger, ni même dans ses yeux le regarder en face. Si vraiment c’est Ulysse qui revient en sa maison, nous nous reconnaîtrons, et, sans peine, l’un l’autre, car il est entre nous de ces marques secrètes, qu’ignorent tous les autres. Elle n’acheta rien, marcha une heure le long du fleuve, puis monta dans un bus qui la conduisit à la gare. Elle prit un train pour Estoril.
Pénélope fit une courte promenade le long de la digue, observant le roulis de l’océan. Elle partit à la recherche d’un bar qu’elle connaissait, Avenida das Acácias. L’établissement, sans vrai charme, s’était en plus manifestement dégradé pendant la crise qui avait quasiment mis en faillite le pays. Elle s’installa à la terrasse et attendit que le serveur ait posé un verre sur la table : puis elle commença à regarder sans but autour d’elle.
Alors, Marco apparut.
De son point de vue, c’était un bon point qu’il se soit rappelé l’endroit, même si Milo l’avait sans doute conseillé. En même temps, elle se tenait sur ses gardes, tout en l’observant et en le laissant s’approcher. Il avançait lentement, comme s’il portait une charge de plus en plus lourde à chaque pas. Ses traits étaient marqués, ses yeux étaient étrangement fixes, ses vêtements et ses souliers parsemés de taches et de poussière, son aspect général était hirsute et peu engageant. Il s’assit péniblement à côté d’elle et renvoya d’un geste las le serveur venu s’enquérir de sa commande.
Ils ne parlèrent presque pas. Il lui fit comprendre qu’il était malade ; mais lui-même ignorait de quoi il souffrait exactement, et les médecins qu’il avait consultés ne s’entendaient pas sur le diagnostic. Il n’y avait pas à proprement parler de symptômes, ni vraiment de remède. C’était une fatigue généralisée, qu’il ne parvenait plus à résorber, même par intermittence. Il donnait encore le change en public, dans ses conférences et autres interventions, mais était conscient que cela ne durerait pas. Marco savait qu’il était inutile de tricher avec elle ; et Pénélope savait que, cette fois, il ne trichait pas. Ils regardèrent en silence le soleil se coucher à l’horizon, comme une illusion qui disparaît.
Puis ils se levèrent et se dirigèrent vers la mer. Pénélope le laissa sur un banc et s’assit un instant sur le sable froid de la plage.
Elle ôta ses ballerines et sa robe légère, et courut jusqu’à l’eau. Elle s’immergea jusqu’à la taille, puis plongea et s’abandonna aux flots. Elle nagea vers le large, en faisant corps avec l’onde. Dans son mouvement pour étendre et ramener ses bras, Pénélope semblait s’ouvrir un passage à travers d’autres lignes du livre, comme pour écarter les mots de sa route et puis les ramener à elle : Elle est douce, la terre, aux vœux des naufragés, dont Poséidon, sous l’assaut de la vague et du vent, a brisé le solide navire : ils sont là, quelques-uns qui, nageant vers la terre, émergent de l’écume : tout leur corps est plaqué de salure marine : bonheur ! Ils prennent pied ! Ils ont fui le désastre !… La vue de son époux lui semblait aussi douce : ses bras blancs ne pouvaient s’arracher à ce cou. Mais elle ne cilla pas, cette vision ne la troubla pas, c’était trop tôt.
Elle sentit le soleil darder ses derniers feux pour la couvrir, émergea des flots et vit, à travers les gouttes qui voilaient ses yeux, la silhouette de Marco, qui était resté sans bouger sur le banc. Comme en écho, il la regardait, la main posée en visière pour la distinguer dans la lumière atténuée du contre-jour. Pénélope sortit de l’eau et sentit la chaleur du sable touché par les derniers rayons de l’astre, et qui mordait doucement la plante de ses pieds. Elle se rhabilla lentement, puis revint sur la digue et passa sans s’arrêter devant Marco.
Alors, il la suivit. En chemin, Pénélope se retourna de nombreuses fois. Elle ne tentait pas de le distancer, et ralentissait le pas quand, le souffle court, il devait s’immobiliser.
Elle savait qu’elle lui ferait une place.