Un brave petit soldat

Michel Torrekens,

Quand j’étais petit, je passais des heures, affalé dans le divan élimé du salon. Je me serrais contre mon père. Il avait la tête enfoncée dans le cou, le corps tassé sur les coussins, il demeurait à demi endormi. Parfois, je me demandais qui, de l’enfant ou de l’adulte, protégeait l’autre. Nous étions bien, détendus, silencieux comme un vieux couple auquel le monde aurait appartenu. Ou plutôt, comme s’il ne devait rien y avoir au-delà de la pièce où nous passions nos soirées, au-delà de la pénombre qui nous enveloppait jusque tard dans la nuit. Mon père était rivé à l’écran de télévision où il regardait à s’en saouler les films de guerre. Il ne se privait pas non plus de boire son verre de bière à ces occasions. Et quand il n’y avait pas d’épisodes guerriers programmés, il compensait son manque en revisionnant ses cassettes vidéos favorites: Le jour le plus long, Apocalypse Now, Les sentiers de la gloire, La grande illusion, Le pont de la rivière Kwaï, Les canons de Navarone, Platoon, Il faut sauver le soldat Ryan, Full Metal Jacket… Le Vietnam n’avait plus de secret pour moi. Je crois que je n’ai rien connu d’autres comme films de toute ma vie et ce n’était pas pour me déplaire. Il y avait dans ces histoires une logique qui me rassurait et me distrayait de tous les tracas et de toutes les peurs de la vie quotidienne. J’avais peur de tout : peur d’oublier ma boîte à tartines avant de partir à l’école, peur de rater mon bus, peur de me faire décapiter par un camion en traversant la Nationale, peur des sourires entendus de Madame l’institutrice, peur du chien que papa enfermait dans la cave pour mieux regarder ses films… et peur que mon père ne découvre toutes mes peurs. Pourtant, de lui, je n’avais pas peur. Il me protégeait et je le trouvais plutôt bonhomme. Sans lui, je ne savais pas trop comment j’aurais pu vivre.

Mon père racontait toujours les mêmes histoires. Celles de cette guerre qu’il avait menée contre l’axe du Mal, dans un pays lointain qui n’existe plus, qui avait été partagé à l’époque et que ses voisins s’étaient répartis. Un pays qui avait vécu sur ses champs pétrolifères et dont le peuple avait été asservi par un tyran. Mon père s’était vu en libérateur, mais quand il me racontait ses exploits – et j’ai toujours cru que c’en étaient – il avait une lueur de doute dans le regard. Il répétait comment il avait affronté des tempêtes de sable qui coloraient le ciel en rouge, comment il avait parcouru des kilomètres presque en courant avec des kilos sur le dos, comment il avait été accueilli par une population étrangère partagée entre la crainte et la joie, comment il était entré dans des palais somptueux. En général, c’était à ce moment-là qu’il allait chercher son miroir en or ou le jeu d’échec tout en ivoire, rapportés sous le manteau de sa conquête. « Le monde allait mal à l’époque, fiston, concluait-il, on a frôlé une troisième guerre mondiale. Heureusement que ton père était là! » Et il lâchait cette phrase avec un sourire goguenard.

Heureusement qu’il était là en effet. Ma mère était partie quand j’avais trois ans. Je n’ai jamais su pourquoi. Il y avait toujours sa photo sur la petite table à côté du lit de mon père. Mais il valait mieux que je ne pose pas de questions à ce sujet. Je sentais bien que cela déplaisait à mon père qui m’avait un jour remis à ma place en quelques mots: « C’est pas des histoires pour des gamins » et plus tard par un définitif: « Tu ne pourrais pas comprendre. » Le monde semblait s’être écroulé autour de mon père, plus de belle-famille, plus de famille. J’étais la seule personne avec qui il gardait des contacts et à qui il pouvait raconter ses histoires. Car il avait aussi arrêté toute activité professionnelle. « La rançon de la gloire, disait-il, l’hommage rendu à ceux qui se sont battus pour leur pays. » Il bénéficiait d’une pension de guerre payée par le ministère des armées. Voilà peut-être pourquoi il se levait et se couchait avec l’armée en tête.

J’aurais peut-être dû comprendre cela plus tôt. Quand je suis rentré à la maison ce soir de fin de mois de juin, tout honoré de lui montrer mes résultats scolaires, je n’ai pas réalisé que j’étais porteur d’une bombe digne du plus mauvais des terroristes. Celui qui croit encore en l’avenir. Et j’allais la balancer sur celui qui avait fait de la lutte armée toute sa raison de vivre. Alors que je croyais représenter le centre de l’univers à ses yeux, le but de son existence, l’explication à tous ses sacrifices. J’étais gonflé à bloc, habité d’un enthousiasme tempétueux, prêt à tous les possibles. Le monde m’appartenait. Armé de mon magnifique diplôme, je venais annoncer à mon père ce qui était apparu comme une révélation. J’avais trouvé ma vocation et je me voyais au sommet de la gloire, comme mon père, applaudi par lui à tout rompre. J’étais passé devant l’affiche du spectacle d’un magicien. Une représentation était annoncée dans l’après-midi et je trouvais que je méritais bien une petite récompense pour tous les efforts accomplis. J’avais juste de quoi payer mon entrée. Le sort était avec moi. Quelques minutes plus tard, je me trouvais assis au milieu d’un public scolaire enfiévré, excité par l’attente, aussi impatient que moi. Je tombai dans une enfance que je n’avais pas connue. Le magicien apparut, un homme à l’allure modeste, un peu décevante. Mais il enchaînait les numéros avec conviction, mystifiant les petits spectateurs, leur arrachant des cris de surprises, transformant les objets les plus anodins en énigmes insondables. Moi qui ne connaissait que le spectacle de la guerre, avec ses bons et ses méchants, ses forts et ses faibles, ses brutes et ses morts, je vibrais à un monde de cartes, de boules, de foulards, de chapeau et de lapin. Tout paraissait possible à cet homme, capable de transformer la banalité en rêve, de m’ouvrir à des émotions inédites. Le choc fut énorme. Je voulais devenir magicien.

Le choc fut énorme pour mon père aussi. Apprenant la nouvelle, il m’envoya un formidable coup de poing qui me fit rouler contre la table du salon. Il devint incontrôlable, vociféra sans fin, faillit s’étrangler. Il m’injuria, me révéla que toutes ses craintes se trouvaient justifiées, qu’il pensait bien que je deviendrais un jour aussi fou que ma mère, qu’elle ne comprenait rien au monde, qu’il fallait toujours qu’elle pense autrement que les autres, qu’il avait bien eu raison de la faire interner, et que comme j’étais aussi fou qu’elle, que je n’avais qu’à la rejoindre. Et sous mes yeux stupéfaits, il me tendit un carton avec l’adresse de l’asile où elle se trouvait.

Je ne suis jamais devenu magicien. Depuis douze ans, je fais chaque matin le chemin qui va de la maison de mon père à la caserne où j’ai été promu officier depuis peu. Je ne sors jamais sans mon uniforme, j’aime avancer au milieu des passants avec mes galons. Tout le monde s’écarte devant moi. Mon père se fait vieux, il ne me raconte plus ses histoires de guerre, nous ne regardons plus jamais de films ensemble. Mais il ne manque jamais de demander ce que j’ai fait de la journée, comment les hommes se sont comportés. Depuis douze ans, j’emprunte chaque jour le même itinéraire. Je pourrais arriver à la caserne en moins d’une demi heure mais je prends le double car je m’offre un long détour qui me conduit devant les portes de l’asile où est cloîtrée ma mère. Depuis douze ans, je sors de ma poche l’autorisation qui m’a été octroyée par le ministère de la Santé de lui rendre visite. Mais chaque matin, au moment de signaler ma présence, mon sang se glace et ma main s’immobilise. J’ai peur. Je remets l’autorisation dans la poche de mon uniforme et je repars au travail comme un brave petit soldat.

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