L’heure du leurre

Jacques De Decker,

Voici la vingt-et-unième livraison du nouveau Marginales. Il y a de cela cinq ans, nous remettions à flot une revue qui durant sept années seulement était restée à quai, ne demandant qu’à reprendre le large. Et l’appareillage se fit dans des circonstances très particulières. La Belgique étouffait sous une chape de non-dit, alors que des tragédies l’avaient frappée : une grande figure politique avait été assassinée, des enfants avaient été martyrisés. Il semblait que ces drames revêtaient une ampleur que la nation n’était pas en mesure d’affronter. On pourrait d’ailleurs dire qu’elle ne l’a toujours pas fait, puisque les procès concernant ces « affaires » n’ont pas encore eu lieu, douze ans après la mort d’André Cools, sept ans après l’arrestation de Dutroux. Mais il faut reconnaître qu’il prise de conscience sociétale, comme on dit aujourd’hui, a bien vu le jour.

Au sein de ce mouvement collectif, qui connut des vicissitudes, Marginales fut un signe d’intervention des écrivains. À l’exact lendemain de l’évasion de Dutroux, fait divers insolite qui fit trébucher un gouvernement, la décision fut prise de relancer la revue, parce que, de façon aveuglante, avec cet épisode feuilletonesque, l’actualité prenait un tour littéraire. Les auteurs saisirent la balle au bond et, sur le thème de « La grande petite évasion », les textes affluèrent, permettant de sortir le deux cent trentième numéro de Marginales moins de deux mois après que l’ennemi public numéro un eut fait la belle. Vingt autres volumes suivirent, au rythme des saisons, et liés chaque fois à une préoccupation urgente, qui appelait, de la part des écrivains, une réaction qui ne les transformerait pas pour autant en experts ou éditorialistes, mais jetterait sur l’histoire en train de se faire l’éclairage de la poésie, de la fiction, de la création textuelle.

Il ne nous appartient pas de juger cet ensemble qui doit compter près de trois mille pages, qui a mobilisé plus de cent cinquante talents, sans trop d’absences notoires. Ce vaste effort collectif a accompagné une prodigieuse efforescence littéraire : les lettres belges, de l’avis général, connaissent, en ce tournant de siècle et de millénaire, une évidente prospérité, dont Marginales a évidemment bénéficié. Sans se vouloir le porte-bannière de ce dynamisme, la revue témoigne au moins d’un phénomène : elle illustre que cette embellie va de pair avec une nouvelle conception de la responsabilité littéraire. Il ne s’agit plus de se faire le relais d’une idéologie balisée, d’appliquer des grilles préétablies à l’interprétation du réel, d’aligner l’écriture sur l’une ou l’autre interprétation du monde déjà répertoriée.

Il importe plutôt de mettre en œuvre la vigilance de l’écriture, le sens critique que suppose le libre exercice de la conscience. Le fondateur de Marginales, ce grand éveillé qu’était Albert Ayguesparse, a dit dans son recueil « Les armes de la guérison », qui date d’il y a exactement trente ans :

Cachée dans les brouillards des villes,

La peur fait bouger les engins du rêve.

Un doigt déchiffre la langue morse

Des fièvres profondes,

La litanie des oracles perdus.

Cette vision nous parle de décryptage mobilisé par l’angoisse, en quête de messages qui nous auraient été dérobés. Elle résume en termes symboliques ce que sa revue renflouée s’est proposé d’accomplir, atteignant ainsi le chiffre tout aussi symbolique de la deux cent cinquantième occurrence. Il est permis de penser qu’il aurait été heureux de l’impulsion qu’il avait donnée en créant au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale une publication vouée aux lettres et aux idées se trouve ainsi prolongée et d’une certaine manière confirmée. Sur une vingtaine de thèmes, Marginales a tenté cet exercice de déchiffrement des oracles perdus, et, à voir les réactions suscitées, la revue semble y être quelque fois parvenue.

Cette fois-ci, nous nous sommes attaqués à un fameux morceau. À ce que l’on pourrait appeler le mal du temps. Nous savions que la réalité avait perdu sa validité, nous nous doutions qu’elle n’en menait plus très large, dans un monde qui avait érigé le faux-semblant en règle, remplacé l’authentique par le virtuel. Mais nous n’avions pas osé croire qu’en fait de manipulation des événements, il était possible d’aller plus loin que la guerre du Golfe, dont on avait été amené à se demander si elle avait eu véritablement lieu. Ce qui vient de se passer en Irak a été un festival de subterfuges en tous genres, où mes rhétoriques les plus diverses ont été convoquées pour « emballer » le rapt d’un territoire essentiel dans le grand jeu de monopoly de la mainmise sur le monde. Ce fut un vaste déploiement de leurres, mais où de vrais dégâts ont été néanmoins commis : des dizaines de milliers de victimes civiles, des atteintes graves portées au légitime droit à l’information, et des trésors culturels inestimables dévastés. Un berceau de notre civilisation a été en grande partie annihilé par une technologie ignare, une sophistication barbare. Ce désastre est au noyau d’un numéro qui à bien des égards fait date. Espérons qu’il n’illustre pas ces autres vers de notre fondateur :

Debout sur les désastres de guerres

Brillent les vains débris du monde,

Le ciel rempli de fantômes d’aurore.

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