« Bonne et eurose année ! »

La formule commence à être éculée, mais elle lui plaît. Et puis, en dehors de l’entreprise, on n’a pas encore pris l’habitude de saluer de manière si fine et financière l’année 1999. « Bon an neuf, neuf, neuf », lui a répondu sa crémière. Moins original, pour sûr. Ou peut-être fallait-il comprendre… « n’œuf » ? Chacun voit le calembour dans son bourg.

Et pour Alain, le calembour européen s’impose. Il a accepté de passer le week-end du jour de l’an à son bureau pour surveiller les dernières conversions avant l’ouverture de la bourse le lundi 4. La première bourse en euros. La moindre erreur risque d’avoir des répercussions incalculables. On se sent tour à tour Superman ou Fantômas, appelé à sauver l’humanité ou à l’anéantir, qu’importe si le pouvoir est le même ? Six mois qu’il y travaille, et en un jour, en une nuit, il verra ses efforts couronnés ou balayés, son travail justifié ou inutile. Quoiqu’il soit sûr d’avoir tout contrôlé, il déroule mentalement les programmes dans lesquels aurait pu se glisser une erreur, ou un oubli. Il s’est voué à tous les saints d’athées en quittant son bureau, le dimanche soir, laissant l’ordinateur ruminer tout seul ses fichiers.

Et le lendemain, tout a fonctionné sans la moindre bavure. On s’est congratulé à grands coups d’ eurose année, d’euros euphorisants (répétez-le dix fois sans respirer), d’eurolalie europhagie euromanie et ri et ra, tralala ! On a vidé les dernières bouteilles de champagne négligées ce week-end – travailler un lendemain de réveillon, d’accord, mais l’en-cas venait de chez Flo. Véronique a apporté les gaufres qu’elle rate chaque année avec une recette différente – un jour, elle prouvera à sa mère qu’elle peut en réussir d’aussi bonnes qu’elle, mais elle met son point d’honneur à ne pas lui demander la recette, et le bureau fait les frais de ses essais. Et la journée a passé comme un rêve. Au journal de treize heures, on a parlé cinq minutes du changement de monnaie, quatre minutes d’un marché du Périgord où le foie gras se négocie encore en francs, trois d’un enfant tombé du train, une d’un ministre échappé vivant d’un hôpital militaire, et trente secondes à peine d’un attentat meurtrier à Jérusalem. Alain est béat. Le monde roule droit. L’Europe heureuse arrose l’euro.

La dernière flûte n’est pas achevée et les yeux pétillent toujours quand Michel entre dans le bureau, l’œil vitreux et le teint blême. Michel, c’est le grand chef, Chanel pour les initiés, un numéro cinq, excusez du peu, quand on peut au mieux se flatter, les années jubilaires, d’entr’apercevoir un numéro trois pour les vœux traditionnels à la filiale parisienne. Les propos enjoués éclatent dans le silence subit comme l’écume fragile du champagne. L’année a soudain l’air moins euro se.

« Qui a encodé les factures, ce matin ? »

Véronique fait un pas, puisque c’est son boulot et qu’elle s’en est acquittée, mais la demi-gaufre qu’elle tient à la main droite semble une accablante pièce à conviction. Elle tente de jurer ses grands dieux que – on ne saura jamais quoi. Au dossier archivé dans la mémoire centrale, que vient de consulter Michel, pas une seule facture ne porte la date de 1999. Et le terminal de Véronique, consulté d’urgence, ne peut que confirmer l’implacable déduction : elle n’a pas rédigé la moindre ligne depuis le matin, neuf heures cinq, heure d’arrivée dûment enregistrée par la pointeuse électronique.

« Attends, Chanel, je sais ce que j’ai fait, tout de même… On n’accuse pas les gens sur la foi d’une machine ! Téléphone au courrier, elles ne sont peut-être pas encore parties, ces factures ? »

Par chance, le service d’expédition est un peu moins organisé que l’ordinateur. Dans les dernières bulles du mousseux qui arrose une moins eurose mais peut-être plus heureuse année, il n’a pas achevé de trier les enveloppes. Sa légendaire incurie, contre laquelle ne cessent de tempêter les cadres dès qu’ils ont dépassé le numéro huit, se révèle salvatrice. Véronique fait monter d’urgence les seize factures encodées aujourd’hui, qu’elle brandit d’un air triomphant sous le nez de Michel.

« D’accord, Véro, je t’ai accusée un peu vite. Mais qu’est-ce que tu en as fait de ces factures, pour qu’elles n’apparaissent pas dans mon terminal ?

— Je les ai archivées, comme d’habitude, avec le logiciel Enfacta®.

— Et tu as fait une fausse manœuvre, que veux-tu que je te dise ?

— Attendez, s’interpose Alain, je ne connais pas ce logiciel, mais la plupart des programmes d’archivage prévoient une limite temporelle, non ? Combien de temps sont-elles conservées, ces factures ?

— Au bout d’un an, elles sont automatiquement reversées dans le dossier « Rappel ».

— Eh bien voilà, rayonne Monsieur Euro. Bienvenue dans le club ! Nous venons d’inaugurer le premier bug de l’an 2000.

— Que veux-tu dire ? On a encore un an pour le préparer, celui-là », s’inquiète Michel, défiant comme un procureur devant un témoin à décharge inopiné.

Mais Alain n’a pas le moindre doute. Si une limite temporelle a été programmée, ce ne peut être que sous la forme « N + 1 ». Et 99+1, cela nous donne… 00, en langage informatique. 1900, si vous préférez. L’ordinateur a donc traité la facture comme si elle avait été encodée cent ans plus tôt. Si l’on vérifiait dans le dossier « Rappel » ?

Celui-ci est tout aussi désespérément vide. Normal, confirme Véronique. Après un an de rappels sans réponse, les factures ont dû être transférées dans le dossier « Contentieux », avec le grand cinéma des recommandés, injonctions, huissiers, saisies, menaces de procès et pilori à la clé. De blême, Michel est devenu livide.

« Appelez-moi le service courrier, vite ! »

Et là, oui, entre deux dernières gouttes de mousseux, on confirme bien qu’on est prêt à poster, pour les mêmes clients, quelques recommandés d’allure comminatoire, ah bon ? il faut tout arrêter ? Notez, ce n’est pas qu’on se plaigne du travail, mais moins il y en a… Heureusement, on n’avait pas fini de tout trier. « Eurosement. » Alain s’attire un regard noir.

« Merci de vos commentaires et de vos bons offices, Monsieur Euro. Maleurosement, je crains que votre travail parmi nous ne soit terminé. L’aventure euro, comme vous le voyez, c’est déjà le passé. »

Alain sent soudain un grand froid le traverser. C’est vrai, il n’appartient pas à la boîte, l’euphorie du pot a failli le lui faire oublier. Il travaille pour une société de services qui le loue à l’année. Point de vue salaire, c’est avantageux, mais en cas de compression de personnel, son siège est le premier éjectable. À présent qu’il a rempli sa mission, même avec succès, on n’a plus besoin de lui. L’année dernière, déjà, il avait failli être remercié en janvier : engagé pour organiser le demi-jubilé de la boîte en 98, monsieur 25, comme on l’appelait alors, s’était de justesse converti en Monsieur Euro pour préparer 99. Et l’aventure euro, le jour même où elle démarre dans toutes les bourses de la planète, c’est déjà le passé pour tous les intérimaires de son genre qui l’ont rendue possible. Quelque chose pourtant dans le demi-sourire de Michel le rassure. On n’est pas en train de le mettre à la porte. C’est cela, un chef, ça réfléchit deux fois plus vite que vous.

« À moins, bien sûr, qu’une autre aventure ne vous tente ? J’ai bien peur qu’il ne nous faille très vite un monsieur 2000. »

Le sang réinvestit Alain, surtout au visage. Monsieur 2000 ? Comment n’y a-t-il pas songé lui-même. C’est une occasion à saisir, bien sûr. Son cerveau carbure à toute vitesse. Il faut profiter de l’angoisse de Michel après l’affaire des factures, ne pas lui laisser le temps de réfléchir. Bien sûr, le bug de l’an 2000, ça se prépare, et le bug de 99, ça existe, les dossiers N +1, il y en a d’autres, et puis, et puis… Par exemple, vos ordinateurs fonctionnent-ils en base octale ou hexadécimale ? Comment, vous n’en savez rien ? L’entreprise a vingt-six ans, Alain est bien placé pour le savoir, et il doit bien traîner quelques ordinateurs désuets, quelques programmes obsolètes qui ont conservé une base 8, quand la base 16 a été généralisée dans les nouvelles gammes.

« Et alors ?

— Alors ? Dans le système hexadécimal, on attribue la valeur ff à la quantité négligeable. Mais dans le système octal, c’est 99 qui avait été choisi.

— 99, valeur négligeable ? »

Michel a tout de suite saisi le danger, mais, profane en informatique, lui a donné une ampleur démesurée. Toute une année risquerait d’être traitée par de trop vieux ordinateurs comme une « valeur négligeable » ? Un séisme sans précédent. Les collègues ne pipent mot. Ils ne sont pas dupes. Les plus âgés n’ont pas connu la génération octale, et la démonstration d’Alain leur paraît spécieuse.

Mais Michel est un cadre formé à l’ancienne d’avant l’informatique. Irremplaçable par son expérience à tous les postes, et parce que l’habitude de penser et de travailler sans le support de la machine lui a affûté les méninges, il garde ses distances face aux nouvelles technologies. Il considère encore tout ce qui touche aux ordinateurs avec le respect superstitieux dont on entoure les sorciers aux caprices ravageurs. Les bases octales le font frémir comme une gettatura.

Alain est un bon copain, personne ne dénoncera la supercherie. Il fait partie de l’équipe, à présent, plus ancien même que certains salariés, et on lui a souvent conseillé de renoncer aux avantages des sociétés de service pour intégrer définitivement la boîte. S’il peut rester un an de plus, personne ne s’en plaindra. Le sourire de Michel s’épanouit après une ultime hésitation.

« Bienvenue parmi nous, monsieur 2000 ! »

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