Tête en l’air

Évelyne Heuffel,

Je ne sais plus, au juste, à quoi je jouais quand ils m’ont appelée. Quand ils m’ont poursuivie de leurs appels.

Ils m’ont prise au dépourvu, et des boules se sont cognées dans mon ventre. Personne jamais ne m’appelait. J’étais une petite rôdeuse, qu’un rien distrayait, qui aimais le temps des semailles, celui des foins, celui des moissons, la cadence et la luminosité des heures. Mais que les aboiements de la nuit, les noirceurs de l’hiver crucifiaient. De terreur.

D’ordinaire, je gambadais partout dans l’enceinte. Au lever de la brume, j’allais pister sur les brins d’herbe la trace des escargots qui laissent toujours un peu de leur bave luire dans les premiers rayons. Je m’amusais à leur donner un numéro d’ordre et à les bercer sur une escarpolette faite d’un pneu attaché à la branche du vieil arbre. Par un nœud coulant, un nœud de potence.

Dans la journée, je m’occupais comme je le pouvais. D’un coup de pied, je saccageais le champ de manœuvres des scarabées à cause de leur démarche de char de combat. Je débusquais les sauterelles que je voyais comme des assaillantes ou des fuyardes, et tentais en vain de briser leurs bonds. Je traquais des papillons ténébreux, aux ailes noires frappées de deux éclairs blancs. D’un bout de bois brandi comme une cravache, je crevais les toiles où des araignées s’acharnaient sur leurs victimes.

Je m’ingéniais aussi, sans vraie méchanceté, à enfermer les guêpes dans un bocal à confiture. Un cachot ébréché. D’où elles ne décampaient qu’avec deux yeux au beurre noir.

Et si le vrombissement d’un taon me pourchassait, je scrutais le ciel pour bien m’assurer qu’il ne s’agissait pas de celui d’une escadre aérienne. D’entre toutes, ils m’avaient appris à distinguer cette menace-là : « Au moindre trémoussement de l’horizon, tu te mets à couvert, vite fait ! »

Le nez au vent, je ne me lassais pas d’observer le galop des nuages, leurs bataillons indisciplinés qui croisaient les armes, amorçant les salves de la pluie. Ou la culotte de gendarme qu’ils sectionnaient dans l’azur retrouvé.

Je m’étonnais de la variante des feuilles dans les futaies, je m’inquiétais de les voir se détacher, rassir comme du pain noir, comme un croûton rationné, et s’ensevelir dans la terre crue. Où elles finissaient par dégager une odeur de fosse commune.

Je plaignais les bouleaux, qui pelaient comme des écorchés vifs. En passant la main sur leur tronc, je croyais atténuer leur peine.

Il m’arrivait, en fin de saison, embusquée dans une percée de haie, de guetter le heurt des faînes ou des glands sur le sol racorni. Des obus que j’écoutais couiner, éclater.

La veille de leur appel, j’avais passé mon temps à observer, dans une spirale de vapeur bleutée, l’accouplement des libellules au ras de la mare. À l’abri des joncs, j’avais propulsé des cailloux dont les ronds entravaient leurs ébats, dont les jets enrayaient leurs hélices d’hélicoptère.

Et, d’un coup, le ciel s’était embrasé. Avec une violence telle que les eaux dans lesquelles il se miroitait avaient pris une teinte trouble, cruelle. Éclaboussant d’incarnat les alentours.

« Bain de sang ».

Des mots. « Condamnation », « Exécution », « Dévastation », « Captivité », « Exode », « Survivants ». C’étaient les mots qui giclaient en rafales de leurs bouches, quand à voix basse, à l’extinction des feux, ils conspiraient. Des mots infectieux, que je surprenais alors qu’ils me croyaient endormie et que les objets du baraquement devenaient des ombres sales vautrées sur mon âme.

Le jour où leurs cris ont vibré d’un côté à l’autre, j’étais repliée dans mes pensées : leurs mots se catapultaient dans ma tête.

Et eux m’attendaient, dans le haut du terrain, les bras croisés sur la poitrine. Ils affichaient leur air le plus grave. Pour m’annoncer qu’était venue l’heure d’abandonner mes jeux. Je ne voyais pas ce qu’ils me voulaient. J’ai senti tout de suite que cela me causerait du chagrin. Je me trouvais bien là, recluse sous ce pan de ciel que fendait un vol de canards sauvages, dans ce petit vent desséchant qui charriait des coccinelles et pliait les tiges des fleurs.

Ils me disaient que j’allais devoir m’en aller, et prendre un train. Un train qu’il s’agissait d’attraper, impérativement. Comme une varicelle, m’a-t-il semblé, ou comme une bonne note à l’école, du temps où il avait une maîtresse, et une école. J’étais bien élevée, polie et pleine de bonne volonté, j’ai fait oui. Sans voix.

Ils ont pointé le doigt vers le trou dans le bas du grillage et m’ont indiqué le passage où me glisser. Celui que balisait la borne des interdictions, au-delà de laquelle jamais je n’aurais osé m’aventurer, et qui longeait la clôture électrifiée de l’enceinte. Ils m’ont fait des recommandations strictes. « Tu tomberas sur un sentier. Surtout ne pas t’en écarter. Interdiction de traînailler comme à ton habitude. Le sentier aboutit à la gare. La gare sera bondée, tu te mêleras aux évacués ».

J’avais toujours su qu’on en arriverait là. Ça m’a fait un froid de haut en bas. Et j’ai songé au train lointain, un convoi spectral dont, les nuits d’hiver, j’entendais se répercuter le grondement démoniaque des roues sur les rails glacés.

Ils ont ajouté, sur le ton qu’on prend pour houspiller les enfants dissipés : « Obligation formelle de sauter dans ce train. Un train qui ne passera pas deux fois, qui te mettra sur la bonne voie, celle de ton salut. Pas de seconde chance pour qui le rate. Celui-là subira le sort des réprouvés, ira errer comme une âme en peine, traînant le boulet d’une éternelle enfance dans les ornières des chemins creux où il pataugera, dépenaillé, et verra se refermer sur lui les fourrés et les taillis qui obscurciront à jamais la clarté des heures. Tu entends ? Noue tes lacets, et pars maintenant, obéis : va tout droit. Tu as tout juste le temps. »

J’ai serré les poings dans les plis de ma jupe à bretelles, j’ai enfoncé ma tête dans mes épaules, je me suis mise en marche. D’un pas chancelant, tout en fixant le bout arrondi de mes bottines blanches.

Une fois franchie la barrière, j’ai vu s’ouvrir le sentier. Ceint de fleurs de fin d’été, jalonné d’églantiers, de buissons, de genêts, semé d’orties hautes comme moi. Il s’enfonçait dans les sous-bois, entre jeunes chênes et noisetiers, pour ressurgir au milieu des prés. J’ai flâné. Instinctivement. Comment m’en empêcher, moi qui avais poussé comme un bourgeon dans l’air frais de mes premiers printemps ? Il avait toujours suffi de si peu de chose pour que je m’arrête, imprudente et distraite, et m’émerveille. Ils voulaient, eux, que j’en guérisse, comme d’une maladie, je le savais.

C’est alors que j’ai eu l’attention détournée par un lézard qui, alarmé, a filé en zigzag pour se camoufler sous une feuille. Une feuille jamais vue, à la découpe symétrique et parfaite. Plus dorée que verte. Nouvelle pour moi. Sur laquelle je me suis penchée. Il n’aurait pas fallu : les trains partent à l’heure, les retardataires restent à quai.

Mais, de feuille en feuille, par pelotons, s’activaient des fourmis couleur rouille. Des estafettes qui se servaient d’une tige comme d’un aiguillage pour guider leurs camarades, des troupières qui, venant en sens inverse, véhiculaient de lourdes cargaisons, un peu comme on pointe des pièces d’artillerie. Docilement alignées, elles allaient se glisser dans les rainures de l’arbre aux feuilles bizarres. Leur garnison, en somme. Ou leur casemate. Une telle corvée donnait à penser. Patiemment, j’ai observé de près plusieurs de leurs voyages, et j’ai dû perdre de précieuses minutes à ce jeu-là.

J’ai écarté des gerbes de fougères et cueilli des mûres en évitant les ronces dont les griffures strient les avant-bras puisque je n’avais sur les dos qu’un tricot de laine grise à manches courtes effilochées par l’usure, un tricot distribué par la femme à voile blanc, et qui me faisait un peu honte.

J’étais encore accroupie quand je m’en suis rendu compte de mon étourderie. « Le temps t’est compté ! m’avaient-ils bien dit et redit, pas question de rêvasser. » En me relevant, maladroite, j’ai accroché mon ourlet aux épines. J’y ai vu un présage. Les mots durs et énigmatiques qu’ils avaient lâchés se sont mis à me talonner : « dépenaillée », « déportée », « exilée ».

J’ai hâté l’allure, avec l’effroi des mots coagulé dans ma poitrine.

À la lisière des sous-bois, la rase campagne ondulait. Et tout au bout, peu à peu, une rangée de hauts peupliers s’est dressée. Un chemin vicinal bifurquait légèrement, longeait les rails, et j’ai découvert, tapi au loin, le bâtiment en briques de la gare. Un train y était à l’arrêt.

Une distance infinie m’en séparait encore. Infranchissable. J’ai couru, à toutes jambes. Petites jambes nues sous la jupe dont l’ourlet défait me battait les mollets et que j’imaginais flotter derrière moi, dans l’air de mon interminable déplacement.

Le sifflement du train m’a bourré les oreilles, empoigné le souffle. J’ai sauté les obstacles qui s’amoncelaient : gros cailloux, branches mortes, mottes d’herbe. J’ai trébuché. Me suis relevée, les paumes lacérées.

Du train, je n’apercevais que le butoir arrière. La locomotive, invisible d’où je me trouvais, a lâché un panache de fumée. Opaque. Énorme, qui, un instant, a voilé l’éclat du jour déclinant.

Je longeais le garde-fou qui retient les déments de se jeter sur la voie ferrée quand j’ai entendu toute la mécanique se mettre en branle, dans un hoquet colossal. Et j’ai atteint de la rampe en maçonnerie menant au quai au moment exact où le chef de gare venait de claquer une à une les portières.

J’ai regardé l’enfilade des wagons sans que ne m’effleure plus aucune pensée. Lavée, de mes frayeurs peut-être, ou de tout espoir.

Les gens passaient la tête par les fenêtres entrouvertes des compartiments. Sans faire de signe de la main, sans agiter de mouchoir. L’air abasourdi. J’ai vu, de la première voiture, se pencher des hommes au couvre-chef cerclé d’un ruban noir, au pardessus foncé, col relevé, serrant contre eux des serviettes de cuir mou. Ils m’ont paru désarticulés. De la seconde voiture, j’ai vu se dresser des femmes en blouse de travail et aux cheveux défaits, qui retenaient des enfants qu’elles avaient hissés jusqu’à la hauteur des vitres. Pour qu’ils voient quoi ? une ultime fois, de leurs yeux déteints et déjà soumis. Et ils m’ont impressionnée. Dans la troisième voiture se serraient des militaires maussades. Aux visages creux, aux bérets bleus, aux képis gris. Par des fentes ne dépassaient que les canons de leurs fusils.

Les larmes se sont mises toutes seules à me raviner les joues tandis que le train s’éloignait, cahotant, droit vers son point de fuite, de non-retour. Dernier départ, dernier contingent. Dans le crépuscule.

Je me suis sentie en faute. Je savais avoir désobéi, je me croyais punie et, chose étrange, peu à peu, c’est un soulagement encore rauque qui me montait par dedans.

Je me suis retournée, sur le quai dépeuplé. Une jeune fille s’y tenait, dans l’auréole faiblarde d’une ampoule électrique. Une valise posée à ses pieds. Un billet inutile à la main, tendu dans le vague. Les yeux agrandis, braqués vers nulle part, bien au-delà de l’endroit où se rejoignaient les rails. Je l’ai dévisagée, elle avait un sourire contraint qui ne m’était pas adressé. Comme figée là par un peintre, à tout jamais.

J’ai traversé la salle des pas perdus aux portes restées grandes ouvertes dans l’été tiède. Sur un banc au vernis écaillé, des amants, elle en robe légère, lui le regard béant, serraient eux aussi, dans leurs doigts entrecroisés et exsangues, des bons de transport. Non validés. Comme tout ce qu’ils entreprendraient. Je les ai salués. Ils n’ont pas frémi. Statues de chair dans la lumière qui baissait.

J’ai cru que tel serait le sort de tous ceux qui, dispersés, condamnés à de pitoyables errements, allaient encombrer les chemins de traverse sur lesquels, en vagabonde désormais, j’irais.

Je ne savais pas vraiment lire encore, mais en levant la tête vers le panneau émaillé des indications, j’ai bien vu que de toute façon il n’y figurait ni horaire, ni destination. Juste un vide. Le vide que je venais de manquer. J’ai contourné deux piliers en fonte, un vieux poêle, j’ai dépassé les guichets clos, et le distributeur automatique dégarni de ses biscuits fourrés, au pied duquel gigotaient des papiers sales et un journal rejeté par un courant d’air. J’ai descendu les marches en pierre bleue du perron.

Au bas du mur goudronné gisaient une bicyclette, une voiture d’enfant à la capote en lambeaux, une poupée de celluloïd sans tête, les pièces d’un jeu de Mécano. Un livre d’images ouvert, aux pages arrachées.

Dans la direction prise par le train, s’amoncelaient des nuages enragés comme des chiens, des nuages de tourmente et de cendres, accablant des terres en jachère, éventrées et marécageuses. Une charrette à bras à l’abandon dans une flaque, des rouleaux de barbelés émergeant des fondrières encrassaient l’horizon.

À l’opposé, à perte de vue s’élargissait le paysage, s’allongeait l’amplitude de ma vie d’égarée. J’ai ravalé une bonne fois ma salive, l’étau dans ma gorge s’est relâché, et c’est par là que j’ai porté mes pas.

Au bas d’un raidillon, un vallon verdoyant planait dans le couchant. Il en venait ce que j’ai pris pour le chant d’un ruisseau.

C’était un sifflotement. Un air enjoué montant au milieu des herbes hautes, entre bleuets et coquelicots. Un garçon, hirsute, était assis au bord de la route, il fixait les lacets défaits de ses lourdes bottines maculées de boue, déchirées aux cailloux des chemins. Des godillots de proscrit. Ou d’évadé. Les jambes allongées dans le fossé, il tenait à deux mains une tartine de pain bis, de beurre et de jambon, dans laquelle il a mordu avant de relever la tête pour me regarder et, d’un coup de menton, me désigner un lancer de rayon, le firmament naissant, l’étendue des blés blonds où j’aimais tant folâtrer. Ces champs infinis dont, sans m’en douter, je possédais déjà la clé.

— Alors comme ça, elle est retrouvée… ! m’a-t-il jeté, la bouche pleine.

J’allais demander : « Quoi ? »

J’ai cru l’entendre prononcer quatre notes ondoyantes, quelque chose comme « l’éternité », qu’un vent doux, un vent de fin d’après-midi, a disséminées.

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