Un Liégeois à Bruxelles, du singulier au pluriel

René Hénoumont,

D’une façon, si j’étais resté à Liège, j’y aurais fait, sans doute, une honorable carrière de journaliste comme il en est en province où on lit encore la gazette pour le prix du beurre au marché et les chers défunts.

Fort heureusement, un matin de décembre, il y a bien longtemps, le quotidien fluvial où je me croyais naïvement à vie me notifia un préavis et l’après-midi une prime pour le meilleur éditorial de l’année. Ce fait unique dans les annales de la presse belge n’a pas été retenu par les historiens. Il me sembla, ce jour-là, plus important que la mort de Staline, en mars, et la chute annoncée de Dien-Bien-Phu. À chacun ses balises, comme disait l’autre !

Après un crochet par Paris, je me retrouvai à Bruxelles rédacteur en chef d’un magazine un peu débile et forcément à fort tirage.

Ce n’est pas sans regrets que je laisse derrière moi une ville, la mienne, alors capitale de la Wallonie, ce qui m’autorisait ingénument à croire qu’elle était toute la Wallonie. Liège, puisqu’il s’agit d’elle, est une ville au singulier si on la compare à Bruxelles. Conviviale à l’extrême, elle vous serre dans les bras jusqu’à l’étouffement. On y parle une seule langue, le franco-liégeois, étonnant amalgame de Voltaire et de Tchantchès. Que vous soyez des Pouilles, de Varsovie, ou plus simplement de Hasselt, vous êtes d’abord liégeois, wallon et puis un peu belge pour faire plaisir aux anciens derniers combattants de 14-18. Pour rappel, j’ai quitté l’ardente cité au seuil des années cinquante, on l’aura compris. Fille de la Meuse et du prince-évêque, Liège, sous son ciel gris-doux où flottait alors la poussière du charbon, est mosane, déjà un peu rhénane, et pour tout dire vestibule entre les collines de ses anciens vignobles. Liège n’est en aucun cas baroque, si l’on excepte un peu l’Italie du côté de l’Opéra, et surtout pas plurielle, comme l’est Bruxelles.

Mais, me direz-vous, qu’est-ce que ce pluriel ?

Une ville plurielle se juge à l’importance de ses monuments – voyez notre Palais de Justice ! -, à l’addition des styles que ses princes lui ont apportés, à ses banques de données, de savoir, de loisir, à son attraction sur l’étranger mais aussi à la gourmandise de son bien manger, de boire bon et plus discrètement au commerce de l’amour.

Bruxelles, ville en forme de cœur, bien irriguée par ses grandes chaussées, possède tout cela mais, au contraire de Liège, elle ne se donne pas du premier coup au premier venu.

Pourtant, je croyais bien connaître Bruxelles. N’y avais-je pas fait déjà au temps de la communale une visite en train-radio et, plus tard, collaboré à des quotidiens comme Le Peuple et même au fugitif L’Éclair, le bien nommé. Durant mon premier hiver, je déchantais. Pourtant, j’étais logé à Ixelles, si wallonne. Chaque soir, je passais tailler une bavette avec un vieil artisan, intéressant unijambiste, grand invalide de 14-18, fort habile de ses mains. Il réparait les horloges à gaine, transformait les lampes à pétrole, bref, « chipotait » dans son atelier qui me rappelait ceux des armuriers liégeois, au fond des jardins. Hélas, l’homme était couche-tôt et les soirées interminables. Ce fut l’amitié qui me sauva de la solitude de la grande ville. Armand Bachelier, Jean Falise, André Falk et Jacques Gevers allaient me donner les clés de Bruxelles tandis que Louis Boxus, André Gevrey et Jean Nergal m’ouvraient les portes des théâtres, de la radio et de la télévision encore balbutiante. Tous sont partis mais j’avais appris Bruxelles de jour et de nuit, de nuit surtout.

Lorsque j’avais quitté Liège, il n’y avait qu’un restaurant italien, un bar en renom où pianotait Jean Pâque et sa musique douce, un restaurant de nuit dans l’unique rue chaude, Le Pot d’Or, où planait l’ombre de Simenon, une grande gare, les Guillemins, un hôtel de réputation internationale, Le Suède. Tout était au singulier dans ma ville des années cinquante. La prostitution y était ménagère (m’fi, veux-tu un bol de soupe ?) et seules quelques femmes en vitrine assuraient le bonheur des bourgeois esseulés et la dissipation écolière.

À la même époque, Bruxelles était un éblouissement, une ville dansante et flamboyante des feux de tous ses grands cabarets, de ses bars, et ce serait trop simple de prétendre que du Chinois à l’Indonésien, on pouvait faire le tour du monde le ventre à table. Le Bœf-sur-le-Toit était notre Lido et Le Moulin Rouge, notre Pigalle, ne fermait ses portes qu’à l’heure où la place de Brouckère se couvrait des mille voleurs du marché aux fleurs tandis que la Grand-Place, à l’aube, n’était qu’un vaste potager cerné de façades à dentelles de pierre.

Nous étions des piétons de jour et de nuit, allant du Portland, rue du Baudet, au John Bull près de La Nation Belge car chaque journal avait son bar et ses mots de passe, ses bandes et ses personnages. Nos dimanches étaient à la promenade, de la porte Louise à la place Rogier avec des haltes apéritives porte de Namur ou place Madou. Dans l’îlot sacré, les anciens de Corée se retrouvaient au Pili-Pili et les students chez Mamy, j’en passe. Assez de nostalgie, brisons-la, ce Bruxelles n’est plus. Une ville nouvelle a crevé le vieux tissu urbain, pas toujours où il le fallait, dressant ses tours et ses superbes immeubles de verre et d’aluminium. C’est une ville à l’heure de l’Europe qui est en train de surmonter le saccage des années soixante quand l’automobile, comme une vache sacrée, passait là où on ne pouvait la détourner…

J’aime cette ville plurielle pour son cosmopolitisme, ses belles Zaïroises, ses vieux Marocains qui ont des têtes de roi tandis que leurs petites filles, en jeans et en talons, découvrent des chevilles de reine que n’épaissit plus la babouche. Certains pleurent parce que Le Roi des Moules est devenu Le Thé de Pékin. Il est bien que Bruxelles ait son Chinatown à deux pas de la rue Antoine Dansaert qui prend des allures de Faubourg Saint-Honoré, juste à côté de la place Sainte-Catherine, où Mademoiselle Beulemans sert le moules-et-frites. Je suis un homme du bas de la ville comme vous le voyez, c’est là que Bruxelles est née ville plurielle.

Et au grenier de La Rose noire, Petite-rue-des-Bouchers, dans un bric-à-brac de meubles dénichés chez l’abbé Froidure, une voix invoquait le Diable. Ça va !

C’était Jacques Brel qui allait chanter Bruxelles, les frites chez Eugène et le tram 33 à Paris et au-delà. Un cri qu’on ne cessera d’entendre.

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