Un monde en bleu

Michel Torrekens,

Premier janvier deux mille deux, zéro heure zéro zéro. Le train traverse à toute vitesse les campagnes tendues de vert, des campagnes où ont été gommées les frontières, des campagnes où seuls les sillons signent l’essence des cultures ici et là nées de la sueur des derniers semeurs. Le train, qu’on n’appelle déjà plus train mais tégévé, tout change même les mots, glisse dans l’espace de l’Euroland. Encore un mot nouveau qui a engendré son frère jumeau, l’Eurolande, revendiqué par quelques nostalgiques fidèles aux restes d’une langue désuète, truffée de particularismes et de subtilités, mais bientôt oubliée. Pour ne pas dire morte. Le professeur Santerre réfléchit à la mort, la sienne et celle de toutes ces choses qui ont accompagné sa vie, mais s’empresse de balayer ces nuages sombres. Les idées noires sont interdites en cette nouvelle république transfrontalière et un homme trop longtemps songeur a vite fait d’être repéré par les brigades spéciales toutes de bleu vêtues.

Mieux vaut jouir de tous les conforts que m’offre la SPCF, la Société paneuropéenne des chemins de fer, se dit le professeur. Il s’enfonce dans son fauteuil bleu outremer et admire les reflets que le train bleu ciel et parsemé d’étoiles jaunes projette sur la colline toute proche. La chance qui lui sourit toujours au bon moment le réveille de sa rêverie: une navetteuse vient d’entrer dans le compartiment. Nous vivons une époque formidable, songe-t-il. Tout devient unique, et le professeur Santerre se dit que cette femme peut devenir aussi unique que la monnaie. Son physique avantageux incarne tous les atouts de cette ère eurotique. La voyageuse porte une robe de tulle bleu transparent qui laisse apparaître tous les attributs de son sexe. Le professeur se souvient d’un temps pas si lointain où cette mode était réservée au défilé de haute couture sans jamais sortir de soirées sélectes. Il aura donc vécu cette grande mutation et s’en réjouit pleinement.

Autre révolution: on vit au temps de la communication généralisée. Plus question de s’enfermer dans un silence distant. Le tutoiement est de rigueur et immédiat. Il est de bon ton d’engager de facto la conversation, à grand renfort de mimiques affables. N’est-ce pas d’ailleurs préférable d’arborer des sourires que des têtes jusque par terre? Tout a été réorganisé dans ce sens. Les grincheux, les déprimés, les désabusés, les neurasthéniques, les déçus, les dégoûtés, les esprits chagrins et les faces de carême sont relégués par les autorités policières et judiciaires associées dans des ghettos de tristesse. Des villes grises et ternes, délaissées par les investisseurs, où ceux qui se lamentent peuvent assouvir à satiété leurs besoins de récriminations et de larmoiements. Les taudis y restent à l’abandon. La voirie se dégrade. Les immondices s’accumulent au-delà du tolérable. Les transports en commun s’y font rares et ne passent que de manière aléatoire. La violence règne. Les files devant les magasins offrent des occasions sublimes de râler. Au moins, on sait pourquoi on se plaint. Ne disait-on pas en une époque révolue: qui sème le vent récolte la tempête ?

Le professeur Santerre estime que sa nouvelle voisine a objectivement une jolie poitrine et celle-ci ne s’en cache pas. Voici deux seins qui savent se faire voir. Il y a quelque chose d’émouvant dans la façon dont ils repoussent le léger voile qui les couvre et les épouse. La dame sourit. Le regard du professeur Santerre se perd sur ses rondeurs et poursuit l’exploration sur ses hanches, ses jambes, son ventre. Sous sa respiration, toute sa robe se soulève comme un rideau poussé par le vent. Le professeur entrevoit des paysages. “Regarde, dit-elle, nous sommes dans le canton d’Argent-sur-Sauldre. Nous allons arriver à Blancafort, le village fiché sur le centre géographique d’Euroland. On y vend au prix unique d’un euro le verre de gros rouge. Y as-tu déjà goûté ?” Le professeur Santerre ne s’est pas encore habitué à cette spontanéité familière, ce tutoiement généralisé qui préside aux nouvelles formes de savoir-vivre.

Avec la transparence des tissus, toutes les conventions anciennes ont disparu. Bien des frontières sont tombées. Plus de tabou. Tout concourt à la réalisation du plaisir. Tu as envie de moi, j’ai envie de toi, rien n’entravera la réalisation de notre désir partagé. C’est précisément ce que ressent le professeur Santerre et celle qui le regarde partage à l’évidence son envie. Tout son corps parle pour elle et une légère transformation de sa propre disposition physique confirme si besoin en était que le professeur bande pour cette femme providentielle. Vivement le prochain arrêt. Les gares sont désormais entourées de maisons largement pourvues en chambres de passage, avec tout le confort nécessaire à des rencontres au sommet.

Même le cercle étroit de la famille s’est ouvert sur des périmètres encore insoupçonnés il y a peu. L’amour conjugal a montré ses limites. Les enfants vivent désormais dans le sillage de leur mère, tandis que les pères s’épanouissent dans des fonctions de parrains. Le mariage, institution séculaire et bourgeoise, a été rangé aux rayons des pratiques archaïques, contraignantes et sclérosantes. Les hommes et les femmes jouissent au jour d’aujourd’hui d’une totalissime liberté. Et en profitent.

Pour les soutenir, l’industrie pharmaceutique a apporté sa contribution et le professeur Santerre serre au fond de sa poche la pilule qui compense les défaillances diverses dont celles de l’âge: un petit losange bleu VGR 100 d’une dizaine d’euros qu’il s’empresse d’aller avaler dans les toilettes. D’ici une heure, il sera au meilleur de sa forme. Un petit coup de sildénofil citrate et ça repart. Septième ciel, râles de plaisir et orgasmes en chapelet sur ordonnance. Merci saint Pantaléon ! Le moral au zénith, il se plonge dans les pages financières de son journal dont les chiffres et les courbes épousent sa bonne humeur générale. Car la dégradation financière des pays du Sud-Est asiatique a eu pour effet de doper les pays occidentaux rassurés par leur excellente santé économique. Le redressement spectaculaire des bourses atteint de nouveaux records. La hausse vertigineuse de l’euro devrait se prolonger pour autant que la situation actuelle de la Russie, à la suite de la dévaluation du rouble, ne menace pas l’avenir de la bulle boursière occidentale qui ne cesse de gonfler ces dernières années.

Le professeur Santerre replie avec componction et satisfaction sa gazette. Il n’imaginait pas vivre ainsi son dernier quart de siècle. Un vrai miracle, sur tous les plans. Cette femme, à ses côtés, c’est l’écroulement des conventions, des univers coincés, des modes guindées. Sa chevelure noire, sa peau cuivrée, ses grands yeux charbon allongés, le rire et le défi conjugués dans l’attitude, serait-elle arabe, marocaine ou tunisienne, je ne sais ? Ce n’est pas le moins étonnant, dans les récentes révolutions, que cette femme, musulmane peut-être – mais que signifient encore les religions aujourd’hui ? – ainsi dévoilée…

Il est temps de conclure. Une certaine agitation le gagne. Comme prévu, ils ont profité d’un arrêt en gare pour se diriger d’un commun accord vers l’hôtel. Arrivé dans la chambre, le professeur constate avec une pointe de satisfaction que certaines traditions n’ont pas disparu. Le meilleur a été conservé. Sa partenaire ébauche une danse du ventre mille et une fois nocturne. Sous ses ondulations, tout son corps frémit, saisi d’un léger tremblement, d’une houle qui glisse des hanches sur les cuisses et s’évanouit dans les jambes. Sa voix émet un chant de gorge langoureux, s’accélère, accompagne les transes de ses membres. Sa chevelure tourne autour de ses épaules, saute d’avant en arrière. La danseuse se cambre dans un mouvement où le corps devient un hymne, sa célébration un rituel. Et le professeur Santerre s’y abandonne avec ardeur. Il s’enhardit autour des zones eurogènes et pénètre dans une nuit bleue étoilée. C’est le grand plongeon, le flash. Il baigne dans un océan de sensations turquoises. Une vague ultramarine le submerge, un tourbillon azur l’enivre, tandis que celle qui l’entraîne dans ses roulis et ses tangages lui pose subitement la question fatale: “Alors, eureux, mon héros ?”

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