Une autre histoire

Liliane Schraûwen,

Les fenêtres sont restées ouvertes. Seuls de légers voilages protègent la chambre de la relative fraîcheur de la nuit autant que des lueurs de l’aube naissante et, bientôt, de la lourde chaleur du jour.

La jeune fille, presque une enfant encore, dort profondément. Elle est brune comme les filles de là-bas, et ses longs cheveux brillent dans la pénombre, cuivre et acajou mêlés, avec des mèches d’ébène par endroits.

Elle remue dans le sommeil, gestes à peine ébauchés comme ceux que l’on fait en songe. Ses yeux bougent sous les paupières closes. Elle se trouve ailleurs, en un lieu inconnu, sur une plage. Une femme vient vers elle, qui lui ressemble, une femme de sa race, l’une de celles que l’on rencontre dans les rues des villes et des villages de son pays, l’une de celles qui marchent au bord de l’eau ou qui vendent leurs fruits au marché. Elle est grande, souple, presque élégante. Elle sourit, tend la main à l’adolescente, l’invite à la suivre.

– Qui es-tu ? Où veux-tu m’emmener ?

– Tu es de mon sang. C’est moi qui t’ai donné naissance et qui depuis toujours te nourris. Tu fais partie de moi comme l’enfant appartient à sa mère. Viens. Tu vivras sur mon sol comme vivent les filles de chez nous, tu deviendras femme à ton tour, tu engendreras des fils et des filles qui nous ressembleront…

La petite hésite, troublée.

– Quel est ton nom, dis-moi ?

– Je me nomme Asia et comme toi je suis belle. Vois. Ma peau et mes cheveux sont semblables aux tiens, et c’est la même lumière qui brille dans nos yeux… Je suis la terre qui t’a vue naître, le continent bordé de mers et sillonné de fleuves où tu aimes te promener comme en un jardin rempli de fleurs… Je suis la plus belle part de l’Asie, celle qui touche aux rives de la Mer de l’Ouest où le soleil chaque soir s’en va dormir avant de renaître, celle où les femmes sont belles et douces au point de séduire les dieux eux-mêmes, celle où les hommes sont solides et forts, celle où naissent les héros… Vois, mon regard est changeant comme le tien, et mes yeux sont larges, bien ronds, comme ceux des déesses.

Mais voici qu’apparaît une autre femme, différente. Sa peau est sombre, beaucoup plus sombre que celle de l’enfant qui dort, et ses cheveux noirs et épais frisent bizarrement autour de sa tête. Elle est forte, solide, presque sauvage. Elle pose une main sur l’épaule de la jeune fille et veut l’entraîner à sa suite. La petite a un peu peur, mais en même temps monte en elle un plaisir mêlé de soumission, qui l’alanguit et la fait consentante.

Qui est-elle, cette femme sans nom qui ne ressemble à personne et vers qui la porte une étrange attirance ? Pourquoi veut-elle, elle aussi, l’emmener ?

– Mon nom t’est inconnu. Mais je peux te le dire, ton destin est auprès de moi. Ce sont les dieux eux-mêmes, et surtout le plus grand d’entre eux, qui en ont décidé ainsi. Tu m’appartiendras. Nous vivrons là-bas, chez moi, dans le Grand Sud qui n’a pas de nom encore.

Il y a comme de la dureté dans le propos et le geste, mais aussi tant de tendresse… Étrangement, l’adolescente se sent très proche de cette femme si différente de tout ce qu’elle connaît. Elle a l’impression d’être sa fille et son cœur se remplit d’amour. Elle se lève, elle va la suivre…

Mais un cri d’oiseau déchire la nue, et le songe soudain s’arrête. L’enfant s’éveille brusquement, troublée, inquiète. Elle quitte sa couche, va vers la fenêtre, regarde au-dehors. Le ciel est rose et déjà lumineux, avec de rares traînées de nuages orangés. On entend le souffle de la mer, au loin, qui jamais ne s’arrête. La journée sera belle et chaude.

À quoi bon se recoucher, chercher un sommeil qui sans doute ne reviendra pas, s’angoisser d’un songe ? Une envie lui vient de vivre intensément cette journée qui s’annonce si pure, de la boire comme on boit un vin doux, de s’enivrer des plaisirs qu’elle lui offrira. Les fleurs, dans les prairies qui bordent la mer, sont si belles en cette saison ! Pourquoi ne pas s’en aller comme souvent, avec quelques amies, faire des bouquets qui illumineront la maison, jouer, courir et danser dans l’herbe, puis se baigner longuement dans l’eau transparente avant de laisser le soleil et le vent sécher sa peau de leur tiède baiser ?

 

Les voici dans les prés parsemés de mille fleurs aux couleurs chatoyantes : narcisses parfumés, hyacinthes d’or, crocus violets, genêts et soucis dorés, roses sauvages, coquelicots de feu ou de pourpre, myosotis d’azur, lis immaculés… Elles s’amusent comme des enfants, riant et se poursuivant, sans voir le regard luisant de celui qui les observe.

– Feu de Dieu, qu’elle est belle ! se dit-il en dévorant des yeux la petite princesse qui rit dans le soleil.

Tout en elle lui plaît et l’attire. Si jeune encore, fragile, avec les gestes brusques de l’enfance et tant de grâce aussi, tant de féminité déjà rayonnante. Une peau de miel bruni qui doit être douce à caresser, une taille souple et fine que l’on rêve d’enserrer entre deux mains puissantes, des seins hauts et menus, ronds, juteux, des hanches faites pour l’amour, un ventre à peine bombé que l’on devine riche et fécond, et des cuisses musclées, des chevilles nerveuses où tintent de lourds anneaux de bronze et d’or.

Elle cependant, innocente et joyeuse, continue de chanter et de jouer avec ses compagnes. Quelques vaches paisibles, non loin de là, profitent à leur manière de l’herbe tendre.

– Regardez, crie-t-elle ! Un taureau est parmi elles ! Comme il est beau ! J’ai bien envie d’aller le voir de plus près…

Les autres se récrient. Les taureaux sont dangereux. Ils sont robustes et sauvages, et leurs cornes peuvent déchirer un corps de femme.

Mais elle, comme toujours, n’écoute personne. Elle approche du bel animal, à petits pas prudents, sans le quitter des yeux. Lui aussi la regarde, d’un œil presque humain, et marche à sa rencontre. Elle se fige, inquiète malgré tout. Alors il s’arrête, lui aussi, et se couche dans l’herbe comme pour bien montrer qu’il n’y a rien à redouter de lui. Elle reprend confiance, appelle les autres.

– Venez ! Il n’est pas méchant, voyez, il est paisible et doux. Et il est tellement magnifique, avec son pelage blanc…

La bête fabuleuse est superbe, en effet. Son poil est plus pur que la neige des cimes lointaines, et sur son front, il y a comme une étoile de feu. Ses cornes sont parfaitement régulières, courbées l’une vers l’autre comme pour enfermer entre elles le disque du soleil ou celui de la lune. Son mufle puissant brille d’une rosée perlée, et ses yeux sont clairs, presque bleus, comme un ciel lavé d’orage.

Elle tend la main, frôle le poil rugueux. Un long frisson les fait trembler tous les deux, l’animal terrible et la frêle jeune fille. Il se laisse caresser, il lui présente son front large, ses flancs musculeux, son ventre sans défense. Puis il se lève, fait quelques pas, s’éloigne, revient.

Elles sont toutes là, à présent, autour de lui, à l’admirer, à vouloir le toucher. Mais lui se dérobe, n’acceptant de contact qu’avec l’élue seule.

– On dirait que tu l’as apprivoisé ! Il t’a choisie comme compagne de jeu. Tu as de la chance…

Le taureau alors plie les jambes en une sorte de génuflexion, devant elle. Elle rit, flattée, un peu surprise.

– Regarde, il a l’air de t’inviter.

– Ce n’est pas un cheval, voyons ! A-t-on jamais entendu qu’un taureau se laisse chevaucher ?

Elle est tentée, pourtant, hésite encore, se décide.

– Je vais m’asseoir sur son dos. Mais venez aussi, vous autres, il y a bien assez de place pour plusieurs d’entre nous !

Elles rient toutes ensemble, imaginant leur promenade sur le dos du plus bel animal que l’on eût jamais rencontré sur la terre des hommes.

La princesse, d’un bond léger, s’installe. Le taureau aussitôt s’éloigne du groupe, se tourne vers la mer. Il s’en va au petit trot, poursuivi par les rires et les cris des fillettes, puis se met à galoper, droit vers les flots. Les exclamations de plaisir se changent en cris d’épouvante. Il s’engage dans l’eau, et chacune imagine l’adolescente bientôt noyée. Mais l’animal et sa proie semblent voler sur les vagues, de plus en plus vite, vers le large, tandis que toutes sortes d’animaux marins, dauphins, tritons et baleines, leur font un cortège de légende.

 

La suite est connue de tous. La jeune Europe, princesse de Sidon, n’eut pas peur très longtemps, dès lors qu’elle eut compris quel dieu avait pris pour la séduire les traits du plus puissant des animaux. Il l’emmena chez lui, sur la terre de son enfance, en Crète. Sous un platane, elle dénoua pour lui sa ceinture virginale, et leur accouplement secoua le ciel et la terre de longs spasmes sauvages. L’arbre qui protégea leurs amours hérita, semble-t-il, une part de la vigueur toujours verte du divin amant, car aujourd’hui encore il garde son feuillage en toute saison. Europe combla le dieu, tant et si bien qu’il la dota de cadeaux merveilleux, un pour chacun des fils qu’elle lui donna. C’est ainsi qu’elle se vit gratifiée d’une lance qui jamais ne manque son but, d’un chien qui oncques ne laisse échapper sa proie, et d’un homme de bronze qui chaque jour faisait sa ronde autour de l’île, tuant tout étranger qui aurait eu l’imprudence d’y aborder. Après quoi le dieu maria la belle au roi du lieu qui adopta ses fils Minos, Rhadamanthe et Sarpédon avant de lui faire une fille, nommée Krèta comme son royaume.

Il va sans dire que le maître des dieux ne pouvait consentir à voir sa belle à la fin livrée à la mort. D’autant qu’elle fût ainsi devenue l’éternelle captive de deux de leurs enfants, préposés à la garde des enfers. Aussi se trouva-t-elle métamorphosée en un continent nouveau, celui-là même sur lesquels bientôt les dieux établirent leur royaume quelque part au sommet d’une montagne de Grèce. Continent de l’Ouest et du soleil couchant, fertile, couronné de forêts chevelues et de plaines où croissent l’orge et le blé, peuplé d’hommes remplis de courage et d’inventivité qui, bien plus tard, s’en iront au-delà de mers inconnues pour conquérir et dominer les terres inviolées d’Afrique et d’Amérique…

Il n’est pas inintéressant cependant de noter qu’Europe, somme toute, n’était rien d’autre qu’une tendre jeune fille née en terre asiatique en un lieu qu’aujourd’hui nous nommons le Liban, ni qu’elle se vit promise, à l’aube du jour qui devait voir sa gloire, à l’Afrique sombre et inconnue comme à une mère enfin retrouvée. Souvenir mythique, peut-être, de ce que la science nous apprend de nos origines.

Quant à son archaïque coutume de protéger son sol contre tout visiteur étranger, par la force et dans la violence la plus mortifère, c’est une autre histoire… qui peut-être reste à écrire.

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