Il faudra faire vite, non, lentement, ou plutôt, en quelques secondes, mais en étirant ces secondes. Oui, vite et lentement, en détournant le temps, en le prenant tout simplement. Au lieu de le laisser nous porter, nous entraîner, au lieu de le subir. Ne pas être pris par le temps, mais s’y prendre. Voire s’y laisser prendre. Mais que cela pane de nous, que cela soit une volonté, même s’il en résulte quelque chose qui ressemble à un abandon. La confiance est un abandon, elle est pourtant une victoire aussi, sur l’incertitude. L’incertitude qu’on ne peut éradiquer, abolir. Voilà. La fatigue aussi, on ne peut la vaincre qu’en y cédant. Il faut laisser l’ennemi entrer en ses terres pour mieux pouvoir l’assaillir.

Mais il n’est pas question d’ennemi. Que d’un demi-ennemi. Si on aime la vie, on a plein de demi-ennemis. Par exemple, le désir, ou le trouble. Et la fatigue, et le doute. Ce sont des ennemis pour jouer. Je ne veux pas dire des ennemis pour du beurre, « on disait que » c’était un ennemi. Mais des ennemis avec lesquels le combat se rapproche plus de l’ébat, prend des accents érotiques.

Peut-être que ça durera assez longtemps, quand même. Ça, ce n’est pas moi qui en déciderai. Enfin, en partie, oui, cela dépend en partie de moi, mais aussi de l’autre. Et là, tout particulièrement, j’aimerais que ça dépende de l’autre. Car je le sens, pendant ce temps, il y aura beaucoup de bruit. À l’intérieur de moi. Un bourdonnement. Un grésillement, ou des froissements. Comme dans les chansons de Lisa Germano. Un bruissement interne qui m’hypnotisera les tympans. Et je crains cela, parce que je voudrais tant pouvoir l’écouter, lui, l’autre. Pas m’écouter moi, cela va faire vingt et un ans que je m’écoute, moi, que je n’entends que mon sang qui circule, ma salive que j’avale, que j’avale…

Je voudrais l’écouter, mais pas tant sa voix que son silence. Silence qui n’en est pas un, puisque comme moi il bruisse… Je voudrais l’entendre réfléchir, hésiter, espérer. Oui, cela fait sûrement un son particulier, lorsqu’on espère, une musique, comme quelques notes de piano, je crois, je ne sais pas. Je voudrais l’entendre, même crisser, même grincer, couiner, jusqu’à l’effet Larsen, tout, du moment que les sons viennent de lui et pas de moi.

Et puis il n’y a pas que l’ouïe, je voudrais aussi les autres sens. Est-ce que je pourrais changer de longueur d’onde ? Vibrer avec lui. De mes mains moites, ce n’est pas tant la moiteur qui me dérange, pour une fois, que le fait que ce soit les miennes. J’aimerais, à ce moment, être lui. Sentir aussi sa solitude, car sûrement il est seul. Nous sommes tous seuls. Un peu plus, un peu moins. Je ne sais pas s’il souffre fort de sa solitude. On ne peut pas savoir. Pas comme ça, de l’extérieur, à partir de soi. Je parle du sentiment de solitude, pas de passer son temps sans parler à personne, sans voir personne, sans aimer personne. Se sentir seul.

Je suis sûre que si je sortais de moi, j’aurais moins peur ; et pourtant, hors de soi c’est l’inconnu. Mais quelquefois, on aime mieux l’autre que soi, quand il est juste assez semblable et assez différent. Parfois on a peur aussi de ce qu’on connaît trop bien. Et puis dans l’autre, on revient à soi.

Pas fusionner, ça ne me plaît pas. Mais je voudrais le toucher avec ses mains, et pas avec les miennes. Juste une fois, pas longtemps, après je retrouverai les miennes, je le toucherai avec les miennes, s’il veut bien, mais pour un temps je voudrais une fois avoir d’autres mains que les miennes, d’autres yeux que les miens, contenir quelqu’un d’autre que moi. Tourner mon regard vers l’intérieur, tendre l’oreille vers l’intérieur, et percevoir pour une fois autre chose. Pas quelque chose d’un genre radicalement différent, pas quelque chose d’étranger. Non, puisque ce serait moi, un autre moi, durant quelques secondes.

Est-ce que c’est un acte d’amour ? Ou bien est-ce un viol ? Je ne sais même pas pourquoi je veux ça… À cause d’une espèce de lassitude. Ou parce que je suis amoureuse.

Il y a des choses dont on ne se défait pas facilement. Des rêves, ou des habitudes. Parfois même des peines, ou des illusions, que l’on garde comme on garde ses vêtements. Pour ne pas avoir froid. Et à cause du regard de l’autre, surtout. Il y a aussi des peurs ou des amours, dont on aimerait se détacher, mais l’idée seule de le faire nous donne une telle sensation de vertige, que finalement on les fait siennes ; on en parle un peu moins, simplement.

Il y a des choses auxquelles on tient, parce qu’elles nous ont pris du temps, comme la rose dans Le Petit Prince. Des choses auxquelles on en a relié tant d’autres… Et l’impression que tout cela forme un ensemble compact, dont le moindre retrait compromettrait notre équilibre. À tort, sans doute, mais voilà, à propos, une idée qu’on nous ôterait difficilement.

Par conglomération se forme un être, une présence absente, une nébuleuse. Ou pour parler en d’autres termes, une tension, une potentialité. Une multiplicité unique. Car nul ne connaît dans sa totalité l’ensemble de ces choses auxquelles nous tenons. Soi-même, on se retrouve parfois étonné de voir ce qui nous ampute, ou ce qui nous viole.

Il y a des couches de vernis, de bandages, de sueur ou de sucre, dont nous sommes recouverts. Des écrans protecteurs, en somme. Des couches de mensonges, pour certains. Des couches de silences, pour d’autres. Et on lutte contre l’érosion, car cette opacité aussi, on y tient. Même si un jour par amour pour quelqu’un, on aimerait extraire une carotte géologique et lui raconter un peu…

Par sédimentation s’écrit une histoire. Multiplicité unique elle aussi. Comme une succession de couleurs, d’images. On ne sait plus toujours si c’était avant, ou après. Il y a des bouts qui manquent, et pourtant ça forme une continuité, dont on ne situe pas bien le début, quoiqu’il soit daté. Chacun tire sa ficelle, plus ou moins longue. Plus ou moins plombée. Quelquefois, elle vole gaiement derrière nous, comme un ruban. Il y a peut-être des gens chez qui il y a des nœuds. Ou chez qui ça s’effiloche.

Donc, on est comme des constellations immatérielles. Il y a une épaisseur, mais pas vraiment pénétrable. Des choses en nous qui sont là, qu’on voit bien, mais qu’il nous est impossible de donner à quelqu’un d’autre, parce qu’on est bien en peine de lui indiquer le chemin pour les atteindre, et que soi-même on ne parvient pas à les extraire. Il manque une médiation, souvent. Où est donc cette pellicule qui nous enveloppe ? Membrane invisible, intangible, insipide, qu’on devine très ténue mais impossible pourtant à crever. Il n’y a rien de miraculeux à cela, puisqu’on la sait sans réelle consistance. Comme une illusion (ce qu’elle figure n’existe pas, mais elle-même est bien présente).

Merde.

Moi je veux en sortir.

Ça me fait peur mais je veux.

Comment se sent-il ?

Oui, on demande aux gens « comment te sens-tu ? », mais on voudrait vraiment savoir. Non, pas savoir, sentir. Sentir soi-même, comme se sent l’autre. Changer de date de naissance, juste une fois, pour voir. Changer de sexe, changer de peau, changer de cœur, changer de maux, changer de voix. Une fois essayer la démarche de l’autre. Avoir son poids, sa taille, son odeur. Est-ce que, après, quand on reviendrait à soi… Cela serait bizarre. Rentrer chez soi. Se retrouver. Reprendre connaissance. Petite, je m’évanouissais souvent. Je me souviens du vertige qui précède. Cette vague de chaleur, cette sensation de flottement étrange, quelque chose qui monte vers la cage thoracique, un fluide qui vient faire ployer la nuque et échauffe le front. Et puis soudain, on est aspiré par le sol. On est très lourd, et pourtant, plus que vapeur. Où va-t-on ? Je me suis toujours demandé : où va-t-on ? D’où revient-on ?

Et ça se passe très vite, non, lentement, ou plutôt, en quelques secondes, mais ces secondes sont comme étirées. Tout est très blanc. Ou noir ? Noir et blanc, c’est la même chose, quand on perd connaissance. Voilà, je voudrais m’évanouir avec lui. En quelques secondes, ou en plusieurs semaines, cela m’importe peu. Mais ça ne marchera que s’il veut bien s’évanouir avec moi. Est-ce qu’on peut s’évanouir réciproquement ?

En général – ou toujours –, on tombe à deux dans le désir, au lieu de tomber l’un dans l’autre. On tombe amoureux de quelqu’un, pas dans quelqu’un. Dommage. Ou tant mieux.

Il reste la tangence.

Je vais aller au bord de moi-même. Si j’ose. Trouver ce point de tangence. Qu’est-ce qu’on est seuls ! Ce ne sera pas grave si je tremble. Si le temps fait des siennes, interrompant nos gestes, suspendant nos mots. Il y aura des choses, au bord de nos lèvres, au bord de nos yeux, au bord de nos pensées. De ces choses, il y en aura qui tomberont, certaines à l’intérieur, d’autres à l’extérieur. De celles qui tombent à l’extérieur, il y en a quelques-unes que l’autre rattrapera. On aura un peu mal. Il y aura de la rage, au fond. Plein de bruit, beaucoup de bruit, pas fort, mais juste pour que ça ressemble au silence sans en être. On ne saura peut-être pas quoi faire de nos yeux, de nos mains, où les poser. Il y aura trop à prendre.

Ce ne sera de toute façon pas parfait. Ni complètement raté. Il y aura d’office mieux et pire. Peut-être qu’il y aura des mots, peut-être pas. S’il y en a, ce n’est pas sûr qu’ils auront du sens. On croira des choses qui sont fausses.

D’un même moment il y aura deux expériences. Pourquoi pas ? On pourra essayer de s’en parler, avec ces mots si dérisoires. Ou bien simplement on y puisera le désir d’autres tangences.

Nombre de choses sont possibles, très peu auront lieu. De celles-là, il y en a beaucoup dont on ne se souviendra pas. On n’est pas assez grands, c’est pour ça qu’on essaie d’être deux. Je crois.

Mes doigts sont très vivants. Ils se posent des questions. Ils ont des envies, de ses vêtements, de sa peau, de son sexe. Ils ne savent pas très bien quoi faire pour le moment. Ils attendent. Comme tout le reste. Qu’il me parle de ses doigts. Comment se sentent-ils ? Ce serait bien qu’ils tremblent aussi. Ce serait bien qu’ils pensent à mes doigts, et se disent : « Ce serait bien qu’ils tremblent aussi ». C’est comme ça qu’on arrive à rencontrer l’autre. Enfin, j’ai l’impression…

Je vais aller au bord de moi-même, et de là j’espère pouvoir deviner, je me dis que s’il est au bord de lui-même aussi, à ce moment-là… Si chacun se penche l’un vers l’autre, alors on peut trouver un équilibre hors de la verticalité. Un être qui se penche tombe. Deux êtres qui se penchent tiennent. Peut-être encore mieux que s’ils se tenaient chacun droit.

Je pense à une troisième sphère. Où chacun est à la fois soi et nous. Une sphère indistincte, pas plus modélisable que ces espèces de placenta qui nous entourent et nous séparent. Quelque chose qu’il faut concevoir sans dessin. Voilà. Je m’en fous que les choses ne soient pas claires. Ou trop claires, au point de n’avoir pas de consistance, de ressembler à de l’air. (Noir et blanc, c’est la même chose.)

Ça se passera dans un espace qui n’existe pas, que personne d’autre que nous ne peut connaître, parce que c’est nous, cet espace non mesurable. Qu’on arrête de penser que tout est contenu et contenant, extérieur de quelque chose et intérieur d’autre chose. Nous, c’est un truc qui pervertit l’espace et le temps, un truc incommensurable. Ça ne sert à rien d’essayer de comprendre. Je ne sais pas pourquoi j’essaie d’expliquer. Tout le monde connaît, nous. C’est très particulier. Intime. Mais chacun voit, entend, sent.

Merde.

Ce que j’écris ne ressemble à rien.

Je n’aime pas, parce que c’est encore moi, pas lui, même pas nous.

Il me manque.

Vous avez aussi quelqu’un qui vous manque, vous ?

Alors ce n’est pas la peine que je continue à écrire.

Restez penché au bord de vous.

Il y a des choses auxquelles on tient. Des gens auxquels on tient. Et tout le monde penche. Tout le monde penche. Tout le monde.

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