Une brique dans le ventre

Xavier Campion,

« Putain de crachin… » Willy pestait en boucle. À travers les gouttes, on n’y voyait qu’à deux mètres. Il se déplaçait dans un brouillard nocturne, gras et épais, presque solide.

Quelques heures plus tôt, il s’était rendu, comme prévu, sur un parking désert qui jouxtait une petite route entre Ninove et Zandbergen. Il avait garé sa voiture au milieu de ce no man’s land. Le camion l’attendait silencieusement. C’était un énorme trois tonnes, un tracteur routier jaune et noir avec un fourgon imposant. Il avait calmement grimpé dans la cabine comme s’il avait fait cela toute sa vie. Il avait dissimulé son excitation et sa nervosité comme un vrai professionnel. « Tout commence pour le mieux », avait-il pensé. Et il avait fait démarrer le mastodonte sans même jeter un œil sur le contenu de la remorque. Bien sûr cela l’intriguait au plus haut point. Mais c’était un des éléments clés de sa mission : résister à sa propre curiosité. Il avait donné sa parole et pour rien au monde, il n’aurait voulu tout gâcher.

Il avait ensuite rejoint la frontière, au Nord-Est, et avait traversé la moitié de l’Allemagne. Toujours sous cette pluie battante et infatigable qui ne lui donnait aucun répit. La nuit ne rendait pas son voyage aisé, surtout sur ces routes glissantes. Mais Willy mobilisait toute sa concentration. Un GPS intégré, qui s’était automatiquement mis en route lorsqu’il avait démarré, l’informait au fur et à mesure de son itinéraire. L’ensemble du trajet était resté secret, lui aussi, par mesure de sécurité.

Il roulait maintenant depuis une quinzaine d’heures. La fatigue venait maintenant à son tour lui rendre la tâche plus ardue. Mais il avait décidé de prendre chaque obstacle qui se présentait à lui comme une chance. Une chance de rendre sa mission plus héroïque et sa victoire encore plus belle.

Près de Michendorf, après plus de sept cents kilomètres, il avait eu droit à une heure de pause, devant un hangar attenant à une station essence. On l’avait gentiment invité, avec des signes plus ou moins clairs, à prendre un café dans l’arrière-bistrot d’en face. Il était reparti, réservoir plein, sans même savoir si sa remorque avait été chargée ou déchargée.

« Putain de crachin… » L’eau et la boue freinaient son camion inlassablement. Il pestait, mais presque en souriant. Malgré tous les éléments qui se liguaient contre lui, il tenait le cap. Il honorait sa mission et la confiance qu’on avait placée en sa personne.

La buée sur les vitres du camion et les lumières diffuses des autres phares avaient plongé son esprit dans un état de demi-conscience. Il se laissait guider, en devinant les formes et les ombres dans la nuit. Il était parti si tôt ce matin. À l’heure où sa femme se couche, quand le programme du soir se termine à la télé. Il avait surgi dans le hall d’entrée, avec sa veste de métallo, prêt à affronter le froid et la pluie.

Elle était sortie de sa chambre, la brosse à dents dans la bouche et le dentifrice en moustache. Ils ne se parlaient plus depuis des années. Et voilà qu’elle avait soudainement retrouvé l’usage de la parole. Comme si, ce soir-là, il se tramait quelque chose d’exceptionnel. Quelque chose qui méritait de briser vingt années de silence. « Elle ne s’est pas trompée, pensa-t-il. Ce soir, c’est l’heure du nouveau départ. »

« Où vas-tu, Willy ? » Il n’avait rien répondu. Il avait gonflé ses poumons, mis son capuchon sur sa tête et avait claqué la porte. Elle qui lui reprochait de ne rien faire de ses deux mains, elle allait voir ce qu’elle allait voir. Il imaginait déjà le moment où il reviendrait, triomphant, jetant son salaire sur la toile cirée, comme un pêcheur sort son butin du panier. Ils effaceraient alors leur grande ardoise et pourraient recommencer de zéro.

« Comment en étaient-ils arrivés là ? » Voilà une énigme que Willy ne parvenait pas à résoudre. Ils avaient détricoté leur couple de mesquineries en mesquineries. Il se souvenait de l’humiliation quand son usine avait fermé. Il avait dû lui demander d’entretenir le ménage avec son salaire de secrétaire. Elle ne lui avait pas pardonné sa grande déprime et ses séjours prolongés aux réunions syndicales des métiers inutiles.

Et puis la rupture latente les avait rongés comme un cancer. Chacun sa bouteille de lait. Son étage dans le frigo. Chacun sa chambre, son fauteuil, son paillasson. Les horaires d’utilisation de la nouvelle télévision avaient été déterminés rigoureusement, avec des proportions qui respectaient ce que chacun avait pu épargner pour la financer, au centime près. Ils avaient même été jusqu’à tracer une ligne à la craie dans leur propre appartement. La séparation était devenue une obsession. Jusqu’à ce qu’elle lui demande le divorce en déposant sur le buffet un formulaire grisâtre. Sans un mot.

Il vit soudain un vieux panneau annonçant la frontière. « Dans deux cent dix-huit kilomètres, premier checkpoint », pensa-t-il en souriant. Il avait le sentiment que le système de navigation l’avait conduit délibérément sur les pires routes de province. Des chemins oubliés dans une campagne déserte. Où ce voyage improbable allait-il s’arrêter ? Cette voie allait-elle le mener aux quatre coins de l’Europe ? La Belgique, l’Allemagne et ensuite ? Tout demeurait confus. Il dépassa le panneau qui baignait à moitié dans une flaque et poursuivit sa route dans une brume qui n’était décidément pas prête à se lever.

Le formulaire de divorce, Willy l’avait laissé sur le meuble sans y toucher, en le regardant d’un œil malicieux. Car lui, il savait. Il savait qu’il préparait un gros coup qui allait balayer ce papier d’un revers de main et envoyer ces velléités de rupture tout droit dans la poubelle. Tous ses efforts allaient enfin payer.

Depuis des semaines, il avait suivi des dizaines de formations, s’était réinscrit au pôle emploi Mons-Borinage et avait participé au sixième plan wallon de relance anticrise. Sur cette lancée, il avait été sélectionné pour un programme expérimental, commandité par la Région flamande. Il avait étudié et réussi des tests de langues particulièrement poussés. Son conseiller emploi l’avait chaudement félicité. « Ça y est, bravo, Willy, vous avez décroché le job ! Vous avez toujours votre permis poids lourd ? »

Le contrat commençait le surlendemain. Il fallait le signer dans la foulée. Il comportait soixante-cinq pages, avec des clauses de confidentialité extrêmement détaillées. La mission était cadrée mais demeurait énigmatique quant à sa finalité. « Engagement en contrat à durée déterminée en tant qu’ouvrier-transporteur régional. Lieu de travail : trajet transfrontalier Michendorf-Edingen. »

Willy avait interrogé son conseiller du pôle emploi. « Michendorf-Edingen ? — Oui, avait répondu en souriant le conseiller, ce sont des transports à effectuer dans le cadre d’échanges européens. Edingen, c’est Enghien, à la frontière linguistique. Ne t’inquiète pas, tu seras rentré tôt, c’est pas très loin d’ici. » Pour le reste, tout demeurerait flou et il devait l’accepter.

Willy avait regardé la rémunération proposée. Il l’avait jugée honnête et avait signé toutes les pages dans la foulée. Ce contrat était bien plus qu’un emploi. C’était sa renaissance, son retour en grâce. De quoi démontrer à sa femme qu’il n’était pas celui qu’elle croyait.

Mais pour triompher et ménager son effet d’annonce, il avait décidé de rester discret et avait enfoui son exemplaire au fond de sa sacoche. Il était rentré ensuite chez lui comme si de rien était.

« Où vas-tu, Willy ? » Son départ mystérieux avait manifestement ravivé chez sa femme une forme d’intérêt. « Si seulement je le savais moi-même », avait-il pensé. Il éprouvait une forme d’excitation. Il avait l’impression de se glisser dans la peau d’un agent secret, au service d’une cause encore inconnue mais d’une importance capitale pour l’avenir de son pays.

Que pouvait-il bien transporter et pour qui ? Une chose est sûre, le chargement pesait désormais de tout son poids sur les suspensions. À chaque arrêt, le camion gémissait par un crissement de freins qui ressemblait à une longue plainte de baleine.

Un klaxon le fit sortir de sa rêverie. Il s’était à moitié assoupi au feu, à un croisement dans la banlieue de Gummersbach.

Blankenfeld, Dessau, Magdeburg, Salzgitter, Goslar, Paderbom. Les noms se succédaient depuis des heures et il n’avait pas pu prendre le temps de se situer. De toute façon, il n’avait pas le droit de s’arrêter. Obligation contractuelle. Lippstadt, Gummersbach, Siegen, Neuwied, Duren, Aachen. Il avalait la nuit et ses kilomètres mal éclairés. Tongeren, Hasselt, Leuven, Grimbergen, Denderleeuw. L’aller, le retour, les boucles et les détours, tout se mélangeait désormais dans son esprit.

« Où vas-tu, Willy ? » Il ne s’en souciait décidément plus. Il se laissait guider, par cette voix étrange, préenregistrée, qui surarticulait toutes ses injonctions. « Rechts afslaan en volgt 605 m. » Il donnait un coup de volant. « Neem afrit nummer 6. » Il prenait la 6. Machinalement, comme un pilote automatique. Au final, il trouvait cela plutôt confortable. Il confiait sa destinée à une voix étrangère qui, petit à petit, le berçait dans un demi-sommeil.

*

Son trois tonnes s’était vautré comme un énorme pachyderme. La chute d’une telle masse avait certainement provoqué un bruit sourd et puissant. Mais Willy n’en avait rien perçu. Il avait repris conscience au contact de la pluie glacée du nord, inlassable et silencieuse.

Ce silence n’était pas absolu. Il portait en lui les échos d’un fracas terrifiant, et petit à petit il revint à la vie. Willy prit la mesure du chaos dans lequel ils baignaient, lui et son sang.

La cabine du camion s’était encastrée dans la remorque arrière, provoquant une ouverture vers l’extérieur. Il devinait le ciel gris et brumeux qui l’entourait mais était incapable de situer le sol. Il ne sentait plus ses membres et ignorait en combien de morceaux son corps était désormais divisé.

Sa conscience était devenue intermittente, comme si la vie et la mort alternaient désormais toutes les cinq secondes.

Tout autour de lui était résolument immobile. Il avait l’impression de faire partie d’une grande sculpture de pierre ou d’un monument historique, déserté par les touristes les jours de mauvais temps. Et pourtant, au milieu de cet amas inerte d’acier et de ferraille sa paupière droite tentait encore de remuer.

Willy avait compris qu’il allait mourir seul, sous la pluie, en pleine mission secrète inachevée. Sur cette vieille route de campagne allemande, là où son système de navigation l’avait mené à l’aveugle. Sa femme ne saura rien de tout cela. Son employeur fera disparaître son corps et toutes les traces de sa mission.

Mourir, oublié de tous, de sa femme et de ses proches, ce n’était pas franchement réjouissant pour quelqu’un en quête de reconnaissance. Mais disparaître sans même savoir sur quel autel son sang avait été sacrifié était un supplice bien pire. « S’il me restait, pensa-t-il, ne fût-ce que quelques gouttes d’énergie, j’irais voir ce que je transportais dans ce maudit camion. » Alors, dans un dernier sursaut, il arracha des dents une vieille toile qui protégeait son chargement. Ce petit élan provoqua un éboulement au centre du caisson arrière. Il venait de se faire happer comme Pinocchio dans le ventre du cachalot.

Sa tête heurta violemment un morceau de plâtre et le reste de son corps se brisa une seconde fois. Il nageait littéralement au milieu des briques et du béton. Voilà ce qu’il transportait. Un mur, en pièces détachées. Des agglomérats de ciment et des restes de maçonneries des années 1950.

Un bloc rogné lui coupait la joue droite. Quand il posa son œil dessus, il arriva à déchiffrer « Friedrichshain, Ost-Berlin, 1961. »

Il sut alors qu’il était temps de mourir. Définitivement.

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