In îlot tempore

Chantal Boedts,

Premier tableau

De l’autre côté du bras de mer, pépiaient les oiseaux ; je t’attendais sur l’embarcadère crinière au vent.

Viens sur mon confetti de sable, le homard est sur la table, du plus loin qu’il m’en souvienne, tu en pinçais pour lui.

Pas de quatre ni même deux roues, ici les habitants n’ont que deux pieds suspendus sur l’eau.

Parfumé dans l’air, bulles champagne Dior, je cours en zigzag après les cerfs-volants.

Ici il n’y a rien il faut tout inventer, si je creuse un trou c’est pour m’y lover.

Les battants du bahut de grand-mère gémissent quelquefois la nuit, les secrets bien gardés sous les nappes en crochet dorment dans les coquelicots fanés.

Les abeilles ont envahi le cœur des trémières, j’ai mis les ruches face au continent.

Je m’en vais il fait soleil, recharge ta pile avant de traverser.

Deuxième tableau

Tu marchais marcheur marchandeur

Marchand d’heures à épouser le temps

Bouche fermée / cœur en broche

Avent, le gris

Pain à manger, abandonné

La corde au cou, fin de ma vie

Alors, marcheur, marchanteur

Vendeur de croches

Le sable s’émouvant

Le pain rond, le quart, le gris coupé

Rompu la mie

Ma vie en miettes

Valdinguante

L’enfant orphelin

Tsiganos

Valse d’un gant

Tsiganos

Valse corps béant

Sautant les cases

Tsiganos

Ma vie en miettes

Pleure la grisette

Larmes de sable plombées

Tiède cristal/ joue pêche

Valdinguant

À côté des bras

Sévère vie de mère

De motion sans e

Tourne page et fol envie

Valdinguer

À côté, à côté des bras

Rebroussant

Merde vie décélérée

Tsiganos

Mon T ôté

S pace

Troisième tableau

Je parle rarement de Monsieur Lindenberg, je ne me souviens pas de tout, nos conversations hémiphones sont postérieures à mes quinze ans.

Ce que je puis vous dire c’est son amour immodéré des fleurs.

Un soir après une balade dans les bruyères, il a glissé une yolinthe

à l’intérieur de ma ballerine.

J’ai compris plus tard que c’était une sorte de palingénésie

de ses amours allemandes.

Dans la seconde ballerine, un petit pli : des armoiries curieuses formées

de fritillaires qui mêlaient des lis de Suze, des casse-lunettes

et du cresson d’Inde.

C’est qu’il avait des origines qui le troublaient lui-même, il parlait d’un certain

château d’Ester aux alentours de Mayence, d’où provenait

sa mère née von Pidol zu Quintenbach.

Il semblait guilleret de se confier :

— von Pidol zu Quintenbach., ce n’est pas les Wittelsbach, ce nom signifie juste le petit pont au-dessus de la rivière Quintenbach, voilà.

Nous nous asseyons parfois dans les pliants de toile émeraude, légèrement

délavés par les années, sous une glycine opulente de ses pastels.

Il sortait de sa poche une boîte de Mercator, je tirais pudiquement

sur ma robe au corsage nid-d’abeilles.

Brusquement, derrière les volutes de fumées qui enrubannaient

les effluves bleus et les mauves des grappes en tiédeur vespérale,

je voyais son dentier basculer.

— Quoi ? Quoi ? Djumbila, les Russes sont des types terrifiants.

Quand on en chopait un à la légion, pour le faire parler,

on employait un truc infaillible.

On flanquait du fumier dans un tonneau,

on plongeait les Bolcheviques dedans.

Ensuite je grimpais sur mon canasson et je faisais tournoyer mon épée

d’un air féroce en hurlant : « Rentrez vos tiesses à ras di tonnia ! »

Le Ruskow s’immergeait dans la merde, c’était en août 1944,

en hiver la merde est gelée.

Monsieur Lindenberg, son histoire terminée, écrasait son Mercator

sous le talon de ses chaussures fines et, rassemblant ses jambes,

partait faire un tour plus loin dans le petit bois d’acacias.

Je ne le suivais pas nécessairement, mon occupation favorite à l’époque

était de coincer un brin d’herbe un peu juteux entre mes phalanges

et de souffler pour obtenir un bruit cafardeux qui me semblait convenir

à ces bribes de récits introuvables dans mon manuel d’histoire de Belgique.

Plus tard je le retrouvais entre la passerose et l’œillet frangé, si ce n’était

dans sa chambre où trônait un étrange engin dans lequel il introduisait

des vues de la riviera niçoise collées sur des rectangles de verre.

Quatrième tableau

Geelrode serait un petit village volant peuplé de caravanes, où l’on pourrait rencontrer un romanichel surnommé par les habitants du cru : un volcan par jour.

Pour être honnête, surtout les femmes, c’est le curé qui le dirait — sa hiérarchie tenterait d’étouffer ses confidences.

La renommée d’un volcan par jour, aurait percé les nuages les plus opaques des confessionnaux et se propagerait dans les mass media. La rumeur de ses frasques sexuelles et de ses incongruités horizontales enflerait chaque jour. Un volcan par jour mettrait une machine à laver derrière sa tête de lit pour faire accroire à ses conquêtes qu’elles gravitent dans une navette spatiale, il rechargerait l’engin pendant la nuit. Il aurait court-circuité les douches du camping communal afin de s’enfermer avec la postière et profiterait sans vergogne d’un jet d’eau chaude continu pendant leurs accouplements sonores. Le gardien du camping alerté par ces cris d’accouplement aurait téléphoné à SOS viols sans succès ; la ligne aurait été en dérangement (?).

Il aurait raflé un panneau solaire pour fabriquer un étrange four futuriste destiné à cuire des gâteaux au pavot, il se chuchoterait parmi les femmes et les enfants qui y ont goûté, que suite à la digestion de ces douceurs, il serait possible d’entrevoir les cieux sans le moindre nuage ; ils auraient chaud de partout.

Le bourgmestre l’aurait convoqué, espérant qu’un type pareil serait capable de lui donner le tiercé dans l’ordre…

Cinquième tableau

Passé hier la journée le nez au ras de mes bruyères, le sol chaud m’avait fait

un creux bien doux, les abeilles se gavaient dans les cloches croquantes roses, c’était merveilleux. Un écureuil promenait son panache rouille autour d’un pin et je me plaisais à écouter en bout de branche le chuchotis des aiguilles qui dansaient avec grâce

sur la promenade des petits nuages.

Remontée sur ma bicyclette, j’ai suivi le cours de l’eau avant d’arriver à l’atelier. J’étais dehors en train de nourrir ses colombes, quel spectacle !

Il faudrait que les vacances ne s’arrêtent jamais.

Sixième tableau

Il était de cette sorte d’homme qu’on promène dans le cœur sans vraiment se pendre à son cou. Une méfiance. Tant de brillance, forcément. Tant de vélocité, fatigant, exaspérant même, s’il n’y avait cette séduction douce et chatte minette dans la voix.

Malgré son amour immodéré pour le pachydermique, l’emphase et l’ultrabrillant, on sentait une crainte dans ses vibrisonnances verbales.

Il touchait.

Un petit point de fuite intermittent le saisissait, quand nous déposions nos iris à fleur des siens.

Nous l’avons entendu, ou plus précisément tu, à l’interstice doux du cou qui frissonne au-dessous de nos cheveux grimpés en chignon flou.

En affiche au-dessus de sa table, nous posions ; nos nuques aux profils en déroute.

C’est là qu’il trouvait un terrain d’errance, hors du temps saisissable, il mourait de saisir les serpents invisibles qui nous serraient les cheveux de cendre, les cheveux d’or.

Ce vertige-là, cette ivresse-là, nous ne pouvions la taire, la plier, la fondre davantage.

Trop de densité, ce point extrême de sensibilité des cervicales, nos cous se seraient tordus dans son désir imaginaire.

Il l’avait fait exploser sur le cockpit des mots, dans la mitraille ragifuge qu’il déversait contre les pages muettes, les kiosques trop tôt fermés et les ouvrages fumants d’artichauts à la sauvette.

Propulsé par sa gourmandise avouable pour la sauce raifort, les cheikhs en bois d’ébène et les chants de Maldoror, il sautait, les femmes et les ruisseaux ; accumulant ces expériences de bric et de broc qui finissaient par le desservir dans les salons modieux et poulailleurs des temps préélectoraux.

Préhistorique, voilà, il se voulait préhistorique, avant toutes ces histoires, d’hommes, de guerres et de feux, la tension montait en lui dès que ces mots résonnaient : « d’hommes de guerre et de feux ».

Une giclure contre le mur, entre deux fesses en suspension, voilà l’endroit où il était Pear, Peer, Pierre Gynt, l’ancien marchand d’esclavons, le feu drôlet, le si difficile à séduire en la verte robe, que même, la dernière des fées sur terre avait renoncé.

Et puis…, il y avait eu ce terrible mot de Karen, encore elle, comme si le silence ne suffisait pas, son amour immolé à ses pieds pour ne pas le porter comme un sarcophage encombrant dans sa vie vagabonde de garçon vieux resté petit.

Elle avait murmuré un matin, en repassant ses doigts épuisés de caresses et de tensions noctambulesques sur ses lèvres piquantes et bourrues d’aurore : « J’aime ton dos. »

Alors, pour lui plaire, il s’était senti une espèce de fierté dans sa mise en marge, il avait été un homme de dos, un de ces anonymes d’aéroport, qui ne se retourne sur aucune robe dansante sur jambe, ni gouailleuse du panty, un homme de dos, de bon dos pour ses rêves d’absence à elle, la cannibale, la fort creezy, la croqueuse de paysages d’orages et sa très très chair en chaste bousculeuse de faits anodins.

C’était triste pareille guenille amoureuse, pendulant dans le vide laissé par une telle complicité sur le dos des vies des autres.

Ces vies des autres qu’ils s’inventaient indéfiniment dans l’amour, l’après-midi perdu dans les tasses de thé, les madoussous sur les routes ocrées qui cabossaient leurs baisers…

Il y a eu ce : « Je t’aime de dos. »

Césure définitive.

Septième tableau

Il respire un monde mal portant

Ceux qui en vivent crachent dedans

Le masque des folies en effet serre

De longues tours de verre

Prêt à employer

Des verges emprisonnées dans le caoutchouté

Comme herbes serrées mises en parterres

Aux fêtes des nuits après dure journée

Les femmes vont et viennent culs résilles anonymes

L’écran tarifé défonce les cartes en débit

Les arbres parlent seuls

Ils gardent leurs secrets dans le vent des rumeurs

Il respire un monde mal portant

Ceux qui en vivent crachent dedans

Drôles d’oiseaux macabres qui volent

Dessus les cours d’écoles

L’enfant d’avenir ne les voit pas planer

Au milieu des marrons sur un air chargé

Il danse par deux fils bien oreillés

Les arbres parlent seuls

Je m’en vais te trouver

Il n’est que de bien choisir.

Huitième tableau

Tu courais, tu courais, sur la plage de Rügen, car tu aimais contempler

les nuages, sans faire attention aux lits d’eau, aux petits crabes,

tu étais dans le paysage comme dans une religion,

je ne me souviens plus de ton nom, un truc en ich.

Les chalets en bois pimpants, céruse ravigotée par l’air du large ;

de tes poches sortaient des partitions, un début de lieder,

tu avais suivi la ligne du train, trois jours en partant de Meisen,

dans ta tête des porcelaines, un nuage de lait dans une petite tasse fleurie,

elle avait de si jolis doigts, mais ce n’était pas ta musique, la porcelaine

Dernier tableau

De l’autre côté du bras de mer, pépiaient les oiseaux ;

je t’attends sur l’embarcadère, crinière au vent.

Viens sur mon confetti de sable, le homard est sur la table.

Du plus loin qu’il m’en souvienne, tu en pincerais pour lui.

Pas de quatre ni même deux roues, ici les habitants

n’ont que deux pieds suspendus sur l’eau.

Parfumé dans l’air, bulles champagne Dior,

je cours en zigzag après les cerfs-volants.

Ici il n’y a rien il faut tout inventer, si je creuse un trou c’est pour m’y lover.

Les battants du bahut de grand-mère gémissent quelquefois la nuit,

les secrets bien gardés sous les nappes en crochet,

dorment dans les coquelicots fanés.

Les abeilles ont envahi le cœur des trémières,

j’ai mis les ruches face au continent.

Je m’en vais, il fait soleil, recharge ta pile avant de traverser.

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