Une chance folle

Thilde Barboni,

À mon fils, Romain

 

« Tu as beaucoup de chance d’être loin, crois-moi ! En fait, je t’envie… Mais, bon, maintenant, je peux te l’avouer, je t’ai toujours enviée. Tu me pardonnes ? Tu vas vite comprendre pourquoi… »

Léa coupe la communication tout en calculant qu’elle a dû être enregistrée il y a plus de cinq mois terrestres, quelques semaines après le décollage, lorsque l’agence encourageait encore tous ses proches et collègues à enregistrer des capsules audio, sortes de lettres sonores amicales, à égrener au fur et à mesure du voyage.

Elle soupire, ne peut s’empêcher d’évaluer la consommation d’oxygène que cette contrariété va occasionner, s’étire, les bras au-dessus de la tête, heurte quelque chose, ne vérifie même pas quoi et se concentre sur son rythme cardiaque trop rapide. Ralentir ses fonctions vitales, retrouver son calme, entrer dans un état proche de la méditation, oublier ce message contrariant.

Après quelques minutes, Léa réalise qu’elle ne parvient pas à penser à autre chose. Les mots, toxiques, constituent des chaînes de protéines refusant d’être métabolisées et rejetées par son cerveau. Elles vont s’enkyster et lui pourrir la vie pendant plusieurs jours. Il faut qu’elle trouve le moyen de se libérer de ce poison. Comment faisait-elle sur terre ? C’était si simple là-bas. Elle partait courir, elle épuisait son corps grâce à des exercices qui avaient le mérite de l’entraîner à sa mission tout en la délivrant de pensées délétères.

« Je t’ai toujours enviée. Tu me pardonnes ? ».

Non, Léa ne parvient pas à pardonner. Après tout, le pardon est une notion judéo-chrétienne qui n’a aucune valeur là où elle se trouve, à des milliers de kilomètres de la Terre, à des milliers d’autres kilomètres de sa destination : Mars.

Tout avait commencé deux mois avant le départ de la mission. Elle avait été placée en confinement, isolée, comme chaque membre de la mission, afin d’écarter toute personne présentant le moindre symptôme d’une quelconque infection ou maladie.

Étrangement, elle était restée l’unique en apparente bonne santé, psychique et physique. Il avait donc été décidé qu’elle partirait seule pour cette mission singulière consistant à rejoindre la première base martienne d’où ne parvenait inexplicablement plus aucune communication.

Sa mission était simple. Elle devait arriver sur place, faire les constatations, répondre aux inconnues que se posaient les responsables du projet. La principale étant de comprendre pourquoi trois astronautes avaient subitement disparu alors que tout semblait fonctionner à merveille. Étaient-ils morts ? Cette éventualité persécutait les terriens. Il fallait leur apporter une réponse. La survie financière du centre spatial et des missions vers Mars exigeait une communication parfaite, des raisons précises.

Mais un grain de sable grippe toujours des décisions prises pour de mauvaises raisons. C’est petit, un grain de sable, cela s’insinue partout mais cela reste visible, nullement comparable à ce qui s’était passé lors des deux mois de confinement pré-décollage. Quelque chose de minuscule, d’invisible, sournois et facétieux avait terrassé des hommes et des femmes surpréparés, surentraînés, suréquipés. On avait dû les évacuer l’un après l’autre loin de la base, en proie à des fièvres, des courbatures, des difficultés respiratoires.
L’invisible l’avait épargnée, elle. C’était assez incompréhensible dans la mesure où ils avaient tout partagé avant le confinement. Elle aurait dû, elle aussi, avoir été contaminée par ce virus. La mission aurait dû être annulée, reportée.

*

Léa parcourt le vaisseau de long en large, surtout en long car la largeur ne lui permet pas de très larges mouvements. Cinq mois qu’elle a appris à ne plus penser à ce fils de pute, ce médecin qui avait soudainement paniqué à l’idée de rester enfermé pendant six mois dans une boîte de conserve glissant dans l’espace intersidéral. Un artefact magnanime, indifférent, n’obéissant qu’à l’électronique et à l’énergie des capteurs solaires. Quand Léa s’énerve, elle pense au vaisseau, à cette magnifique masse non organique, protégeant les cellules d’un corps qu’elle essaie de maintenir en forme malgré la solitude, les privations, la colère et surtout, l’ennui.

« Tu me pardonnes » ?

Comment ose-t-il ? Ce n’est pas à elle qu’il devait demander pardon mais à l’humanité tout entière. Sa lâcheté a eu des conséquences létales sur un tel nombre d’êtres humains que le pardon en devient une notion obscène, insoutenable.

Il a joué à l’apprenti sorcier pour se sortir égoïstement d’une situation sans se soucier du fait qu’il pouvait provoquer une catastrophe sanitaire d’une ampleur inédite. Léa repense brièvement aux dernières communications évoquant des millions de morts, le vaccin impossible à mettre au point rapidement, les médicaments, impuissants face à ce virus inconnu, jugé anodin au début de l’épidémie, mais s’avérant d’une contagiosité extrême et de plus en plus meurtrier.

*

« Tu as une chance folle ! Quand tu reviendras, le vaccin sera au point. Tu me pardonnes ? »

Son supérieur hiérarchique lui avait envoyé ce message enregistré depuis une prison où le médecin félon croupissait. Ironie du sort, après son épisode grippal, il semblait avoir développé des anticorps puissants contre le virus qu’il avait lui-même lâché dans la nature. Ironie du sort, il avait demandé, juste avant d’être exécuté, d’envoyer à Léa ce message « d’espoir ».
Léa est en colère. Elle sourit cependant. Dans l’espace, isolée, confinée, elle avait vécu les trois étapes psychiques abondamment expliquées lors des stages préparatoires. La première phase avait duré un mois environ et avait été placée sous le signe du déni. Elle s’était imaginée dans une grotte, en retraite sur une île déserte, ou cachée, quelque part sur la Terre. La deuxième période avait duré plus longtemps. La colère l’avait envahie. Colère paradoxale. Elle s’en voulait d’avoir accepté la mission alors que c’était le rêve de toute une vie. Colère ayant progressivement pour objet son collègue médecin, au fur et à mesure que les nouvelles de la Terre lui parvenaient. Sur la base, les membres de l’équipe, interpellés face à toute l’énergie qu’elle déployait dans ses ressentiments, avaient fini par lui conseiller d’entretenir cette colère afin de ne pas tomber dans la troisième phase, celle de la résignation. Une phase très dangereuse pour les astronautes.

Tout sauf l’abattement, la dépression et la résignation.

Léa enfile des gants de boxe et se met à taper furieusement contre un sac où elle a collé la phrase qui la met en rage « Tu as une chance folle ! ».

Une chance folle d’être loin de la terre en période de pandémie. Ce crétin a même ajouté qu’elle échappait au confinement. La note d’humour l’avait laissée perplexe. Ce qu’elle faisait n’appartenait donc pas au domaine du confinement mais à celui d’une mission précise. Mais qu’est-ce que cela changeait ? Elle était seule, plus confinée que jamais, dans un espace minuscule en regard de ce qu’elle observait par le hublot. Des étoiles, des galaxies, une myriade de cailloux inconnus brillant à des milliers d’années-lumière et une énorme masse rouge qui grossissait face à l’espace de commandement du vaisseau. Parfois elle s’imaginait dans un corps humain, comme dans ce film qu’elle avait adoré, enfant où l’on suivait des hommes, rétrécis à l’extrême, effectuant un voyage fantastique dans un corps palpitant de vie. Peut-être est-elle dans un corps après tout, dans le corps d’un géant avec ses molécules, ses atomes, ses flux et ses inconnues. Léa arrête de frapper contre le sac. Quand elle commence à imaginer de telles choses, elle sait qu’elle hyperventile et que ce n’est bon ni pour son équilibre mental ni pour ses paramètres physiologiques.
Elle peut juste se permettre d’imaginer d’autres univers possibles. Pourquoi pas après tout ? On a bien cru pendant des siècles que la terre était le centre de l’univers, puis, on s’est résolu à déplacer ce centre vers le soleil pour se rendre compte que des milliards de soleils existent ailleurs, que des milliards de galaxies tournoient dans le maelström de l’espace-temps. Pourquoi ne pas envisager des milliards d’univers ? Dans cette perspective, son voyage de la Terre à Mars est dérisoire, d’une durée très limitée. Elle se concentre sur cette idée et sourit puis fronce les sourcils. On l’appelle. Un message, envoyé en différé vient de lui parvenir.

*

« Madame, c’est moi qui vous parle car, malgré les efforts déployés, le virus a trouvé son chemin jusqu’à nous. Toute l’équipe est atteinte. La plupart dans un état grave. Il ne reste que moi. Vous ne me connaissez pas. Je ne suis qu’un stagiaire, astrophysicien et médecin, spécialiste des virus. Je vais tout automatiser. Ne vous inquiétez surtout pas. Vous n’êtes pas en danger. La procédure va suivre son cours et, quand vous reviendrez, le vaccin sera au point. Je vous le promets. Je vous l’administrerai en personne. D’ici-là, restez calme et suivez le protocole. Tout va bien se passer. Je suis parfaitement capable de prendre le contrôle. Et comme vous le constatez, je suis protégé. Je communique avec vous depuis une capsule de survie, petite, certes, mais protégée. Je suis en confinement strict. Comme vous… »

Léa observe l’homme. Il est métis et ses yeux sombres, à la prunelle veloutée, la rassurent. Il répète plusieurs fois la même chose, dans le désordre. Ce chaos verbal est rafraîchissant. Léa ne peut s’empêcher d’apprécier les propos informels. Les communications précédentes étaient codifiées, froides, analytiques. Celle-ci a le mérite de dire les choses avec un naturel désarmant.

Elle se recoiffe brièvement et réajuste son survêtement avant de lui répondre. Il recevra le message dans une vingtaine de minutes.

« Je me souviens de vous. J’ai tout de suite détecté vos compétences. Malgré la situation, soyez assuré que j’apprécie de rester en contact avec quelqu’un comme vous. Lewis… C’est bien cela ? Lewis, oui je vous ai repéré avant le décollage. Vous aviez déjà émis l’hypothèse que la contagion qui avait terrassé une partie de l’équipe était de nature virale et que ce virus ne ressemblait à aucun autre. Je suis certaine, Lewis, que vous aviez déjà compris ce qui allait se passer… ».

Léa envoie le message. Elle se sent, depuis le début de cette mission, étrangement sereine. Le fait de savoir que ce stagiaire, surdiplômé, de plus de trente-cinq ans tout de même, s’occupe d’elle, la calme complètement. La perspective d’avoir affaire à lui adoucit le choc des nouvelles qu’il lui a transmises.

*

« Oui, C’est moi, Lewis. Flatté que vous m’ayez remarqué. On va se tutoyer, ce sera plus simple. Raconte-moi comment le confinement va se passer. Je n’ai jamais vécu cela. Il me faut de l’aide. De mon côté, je t’aiderai aussi, promis ».

Ils avaient alors communiqué sans relâche et le temps, jusque-là d’une opacité désespérante s’était alors évaporé sur le présent.

*

— J’approche de Mars et me voilà en pleine idylle virtuelle avec le seul membre survivant de mon équipe. Un homme qui a bourlingué dans différents labos avant de se faire admettre comme stagiaire au centre spatial…

Léa parle toute seule. Les psychologues lui ont conseillé de le faire le plus souvent possible. Tous ces mots, ces phrases agissent comme un leurre pour son cerveau et lui donnent l’illusion qu’elle entretient une conversation. Elle s’amuse même à modifier sa voix en formulant des questions auxquelles elle répond en gardant son propre timbre. Le contraste la fait rire.

Elle se met en position pour amarsir. Tout se fait étrangement en douceur, comme dans un rêve ouaté. Une lente descente, un petit choc puis plus rien.

Elle voudrait que Lewis soit avec elle. Les communications différées l’empêchent de transmettre ce qu’elle ressent, ce qu’elle voit grâce aux caméras et aux capteurs de sa capsule d’amarsissage.

La base est là, devant elle. Une série de tumulus protégés des rayons solaires et des météorites par une structure composée de poussière martienne agglomérée. En dessous de ce bouclier, les cellules d’habitations qui abritaient les hommes dont la Terre n’a plus de nouvelles depuis de longs mois. Que dit le protocole ? Pas d’imprudence ! Qu’est-ce que cela veut donc bien dire alors qu’elle est au terme d’un voyage aussi risqué ? Elle observe la surface martienne depuis sa capsule immobile, les caméras lui renvoient une vue fixe, sorte d’arrêt sur image absurde. Hormis les tumulus et un rover devant l’un des tunnels menant à la base, il n’y a rien. Elle ne voit rien d’autre. Léa pense soudain à un atterrissage en zone inconnue sur terre. À n’importe quel endroit du globe, elle aurait immédiatement pu observer une foule de choses : la géologie, la faune, la flore, le climat… Sur Mars, il n’y a rien, à part ces structures et ce véhicule sur la poussière. Que faire ? Tenter une sortie ? Essayer d’entrer dans la base ? Klaxonner pour attirer l’attention d’éventuels survivants ? C’est Lewis qui lui a suggéré cela en éclatant de rire.

Léa entend de plus en plus fort les battements de son cœur. On dirait qu’il s’est déplacé dans ses oreilles, qu’il bat sur ses tympans. Elle respire difficilement, elle est oppressée. Crise d’angoisse. Non, pas cela ! Elle n’a pas parcouru tout ce trajet absurde pour souffrir d’angoisses. Il faut agir, bouger. Elle a son équipement. Elle est prête à sortir, à enquêter. Elle pense juste qu’elle n’en a pas envie.

« Léa, j’espère que tu n’as pas fait de bêtises. Écoute, il faut s’en tenir au bon sens. Un amarsissage ne passe pas inaperçu. Si quelqu’un est vivant, il se manifestera. Tu restes bien tranquille dans ta capsule et tu attends. Il n’est pas question d’en sortir sans garantie. »

Ce que Lewis lui dit ne correspond pas à ce qu’aurait dit le chef de la mission. La mission avant tout, quoi qu’il en coûte. L’intérêt général avant l’individu.

« Ils sont morts, Léa. J’ai tout calculé. Il n’y a plus de nourriture, plus de ressources, plus rien. Même si tu entres sur la base pour le constater de tes propres yeux, pour avoir une preuve à ramener sur terre, quel sens cela aurait-il ? Tout le monde se fiche de Mars ! La moitié de l’humanité est décimée par un virus ! »

Léa lui répond par deux mots laconiques « Que faire ? ». Elle se souvient de ses cours à l’université, de cet ouvrage de Lénine portant ce titre. Elle reste pétrifiée, sanglée sur son siège, en attente de la réponse de Lewis.

Elle arrive, imagée, aussi brève que la question.

« Tire-toi et reviens ! ».

Elle serre les poings, étire ses phalanges, fixe une dernière fois l’étendue stérile face au hublot, les caméras qui enregistrent la même image depuis des heures puis elle se décide enfin et actionne tous les systèmes qui vont faire décoller la capsule pour la ramener vers le vaisseau.

Juste après le décollage, elle observe le sol martien et dirige l’une des caméras extérieures vers une sorte d’inscription derrière la base. Elle agrandit l’image, et malgré le fait que les lettres, creusées dans le sol, soient tracées à l’envers, elle lit distinctement « GET AWAY-VIRUS ».

*

Léa est comme anesthésiée, hébétée. Six mois d’aller pour constater que le même mal frappe Mars. L’invisible contrôle tout son univers. Elle quitte la capsule, se déshabille entièrement et, toute nue, actionne les mécanismes de désinfection dans ce que les astronautes appellent familièrement l’aquarium. Elle l’actionne deux fois. Son cerveau fonctionne à toute allure. Il faut qu’elle désarrime la capsule, qu’elle l’éjecte. On ne sait jamais. Même si elle n’a pas effectué de sortie, la capsule a touché le sol martien. Elle actionne une troisième fois la décontamination. Sa peau pique, tire, brûle. Elle sort de l’aquarium épuisée mais rassurée. Elle va rapidement éjecter tout ce qui a touché le sol infecté.

*

« Je suis fier de toi Léa, tu as fait ce qu’il fallait faire. Tu as été fantastique. Ne parle pas de désobéissance. Tu as pris les bonnes décisions, cela n’aurait servi à rien d’entrer dans la base. Encore une fois, tout le monde s’en fout ici. Les premiers essais cliniques sur les vaccins sont en cours. Ce qu’il reste de l’humanité ne pense qu’à ces fichus vaccins »

*

Léa répond par un message sans équivoque. Elle est tombée amoureuse, à des milliers d’années de la Terre, amoureuse d’un homme qui lui a sauvé la vie à cause d’un imbécile qui a gâché celle de la planète. Elle s’étend sur sa couchette pour récupérer un peu avant de lancer la procédure de retour. Il lui suffit d’appuyer sur quelques boutons puis d’attendre dans le confinement de son vaisseau spatial que six mois s’écoulent avant d’être délivrée par Lewis. Il le lui a certifié. Elle croit en sa promesse et se dit que, finalement, elle a une chance folle d’être attendue sur terre.

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