Virus illustris, vita brevis

Rose-Marie François,

Les livres s’amoncellent sur le comptoir au rythme des titres que j’énonce en suivant ma liste manuscrite : histoire, géométrie, atlas, littérature française… Le libraire, sans hésiter, trouve un à un les ouvrages et les dépose devant mon père (qui va payer) et moi (qui commande). Grammaire latine, De Familie Kramer, Petite flore de Belgique, De viris illustris urbis

— –bus ! -bus ! Illustri-bus !, rectifie le libraire d’une voix forte.

Moi, j’ai toujours été sensible à la rime. J’avais « entendu » De viris illustris urbis…, ça sonnait bien.

Cet homme m’a humiliée. Sa voix indignée traduit bien ce qu’il pense : « Quoi ! Cette gamine entre en sixième latine et elle est incapable de lire cinq mots sans en estropier un ? »

Il y a des titres sacrés. Ce De viris illustribus urbis Romae est comme une prière Introïbo ad altare Dei, Baroukh ata Adonaï Elohenou melekh haolam, Abracadabracadabra, Lirum larum Löffelstil, wer das nicht kann, der kann nicht viel ! Tu loupes une syllabe et c’est comme si tu chantais Malbrough. Pire : le miracle tourne à maléfice comme le lait oublié sur l’appui de fenêtre d’un printemps précoce. Les bonnes terres, riches d’alluvions du Fleuve aux sources inconnues, se voient victimes de sept plaies.

Les sauterelles s’abattent sur nous et pondent de gros œufs qui roulent de gros yeux couronnés de cils rouges, regard viril, grosse voix de Magerman : « -bus ! -bus ! »

Cette gamine…

— Quel âge as-tu ?

La voix s’est radoucie. L’homme me sourit. J’ai moins mal.

— Onze ans, Monsieur. Dans deux mois j’aurai douze ans ! ajouté-je fièrement. Et j’entre au lycée Marguerite Bervoets, comme ma Maman.

— Marguerite Bervoets, décapitée à la hache par les nazis le 7 août 1944 à Wolfenbüttel…

Wolfenbüttel : le mot cruel, lieu imprononçable, qui achève la phrase gravée en lettres d’or dans le marbre clair, à l’entrée du lycée. Chaque matin, nous saluons la mémoire de l’héroïne.

— Voilà six ans que la paix est revenue, dit mon père, lui toujours prêt à voir plus loin, plus beau.

— Oui, Monsieur, souffle Magerman, on ne doit plus se cacher. On peut vivre à l’air libre, sans crainte de se faire arrêter.

— Sans crainte de se faire emmener…

— Destination inconnue…

Le Juif et le Résistant se comprennent. Ils ont échappé, mutatis mutandis, au même fléau. Ils sourient en m’entendant ajouter « On ne bombarde plus ! » Cette fois, espèrent-ils, les hommes ont vraiment compris : plus jamais ça !

Au loin, tout près, comme en écho, résonnent les mots : « Pardon ! Pardon ! Je ne le ferai plus ! Jamais plus ! » Chaque fois, les doigts… replongent dans le pot de confiture. « Lavez-vous les mains ! Lavez-vous les mains ! » Et Ponce Pilate de s’exécuter.

Très peu de temps après, sous la déferlante de mille et mille milliards de mille minuscules bulles couronnées, on voit mourir à bout de souffle mille et mille humains déconfits, confinés, surnuméraires, impensables, indispensables. On a fait ses valises pour des voyages nuls, annulés d’avance, à moins qu’il ne s’agisse du dernier voyage.

Double V de la honte, Violence et Vulgarité défont leurs valises, cessent de rivaliser, s’entre-tuent, se détruisent. On res-pi-re. On respire à fond.

Dans les villes sans voitures, on voit passer, au pas de promenade, des cerfs et des biches, et des faons, et, sagement distancés, des enfants triomphants, léger sourire aux lèvres.

Le ciel, naguère assombri de sauterelles et de drones grondants, s’éclaire, s’éclaircit la voix. Le printemps, le champ libre, la voie dégagée de tout moteur bruyant, se rue dans les rues, réazure le ciel, épure l’air. Dans les artères coronaires, les covids s’affairent à vide, ce qui libère les cœurs avides d’air frais.

La petite planète, par la voix de Greta, clame på svenska son mea culpa. Avril se découvre d’un fil. Mai n’en fait qu’à sa tête, restaurant joyeusement l’or des théâtres et l’ambiance feutrée des restaurants aux nappes impeccables. Dans son atelier, le peintre hisse les voiles, accroche ses toiles au vent des navires.

Tout baigne. Un baigneur flotte sur le Nil. Sa sœur en fait cadeau à la princesse. On dîne aux frais du prince. Aux confins de l’Histoire, le temps suspend son vol, on se met à revivre, à vivre le Temps, la noble durée, on remonte à l’Aïôn, qui de tout temps nous ouvre tous les possibles. Le temps des océans s’allonge, se couche, transatlantique dans un jardin ensoleillé d’avril. Les poissons espiègles nagent dans la mare, ils n’en ont pas marre : ils ont la mémoire si courte que peu leur chaut de recommencer mille et mille fois la même ronde errante, les mêmes erreurs qui les font rire. La carpe ne se farcit plus les tâches cruelles, la carpe s’égosille : Carpe diem !

Les écoles du bruit ferment leurs portes, les bibliothèques ouvrent plus large que jamais leurs portes vitrées. Les œuvres ne nous tournent plus le dos. On vit à livre ouvert, on se livre au plaisir du livre. On hume les alphabets, on palpe le papier. On sort rarement. On avance masqué, ganté, on fait rire les arbres bougons qui bourgeonnent, les rameaux exaltés qui feuillissent de neuf, les branches qui fleurissent et parfument les champs.

On entend le printemps, le beau chant du silence que brodent les abeilles libérées du mortel monoculturel. Les pluricultures croisent les multicultures. On se croise à distance, on se salue de loin. On rêve de rapprochements prochains.

Ô Toi, chère enfance, paysage infini, ne me quitte pas ! Retourne-toi ! Vois le pays où je m’en vais, d’où nul jamais ne reviendra !

Alors, Delphine sourit : « Qui te parle de revenir ? Ou bien de retourner ? Nous ne faisons que passer. »

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