« Tu connais ma femme ? demanda Josse en entrant dans le restaurant. Lotte, une vraie Flamande » ajouta-t-il avec tant de fierté que je crus un instant qu’il parlait de sa nouvelle voiture et de sa carrosserie rutilante.
– Ah ? La mienne est végétarienne. Est-ce que j’en fais tout un plat ?
J’étais un peu agacé. Surtout par sa façon de me lancer « une vraie Flamande » comme il aurait dit « le dernier des Mohicans ». Quoi ? C’était la fin de l’espèce ? Il se flattait d’avoir réussi à arracher le lot ultime ? Qu’il lui fasse quelques lardons et qu’on n’en parle plus !
Moi qui avais quitté la Belgique depuis plusieurs années, j’avoue que les histoires inter-ethniques belges me paraissaient aussi lointaines et passionnantes que les querelles entre Ossètes du nord et Ossètes du sud. Comme ma femme est née en Yougoslavie, on comprendra qu’il y a des sujets que je préfère laisser dans le coffre du grenier. Bref, la soirée commençait mal.
« Revenons à l’essentiel, Josse ».
Les résultats de la filiale d’Ostende. Moins 3,5 %. Les actionnaires allaient tirer la tête.
– Tu ne peux pas présenter les choses de manière plus positive ? s’écria Josse en agitant les bras comme s’il venait d’empoigner le micro d’une assemblée générale houleuse. Les perspectives sont formidables. Dans notre type d’activité, Michel, on joue le long terme, tu le sais aussi bien que moi. Le bilan à douze mois n’a pas de sens.
– A qui tu crois parler, Josse ? Je suis contrôleur de gestion, pas ton public relation. Ni un pigeon de petit porteur à qui il faut bourrer le mou, fis-je remarquer perfidement.
J’aimais bien Josse et il le savait – essayait-il d’en abuser ? Nous nous étions connus à l’université. A Londres, où nous suivions un M.B.A. Vu le prix des loyers, nous avions loué ensemble une chambre dans le quartier pakistanais, un palais de 20 m² dans lequel nous nous étions vite retrouvés à quatre, en compagnie de deux jumelles slovènes – qui nous avait fait découvrir la Slovénie et appris à ne pas la confondre avec la Slavonie dont on parlait vaguement à l’époque parce que les Serbes étaient occupés à la raser dans l’indifférence générale. Quel souvenir… Quelques années plus tard, après s’être perdus de vue, nous avions découvert par hasard que nous servions le même maître, une multinationale plus ou moins américaine aux dernières nouvelles, qui développait ses bras, telle une pieuvre, dans tous les secteurs de l’informatique. Avec une filiale à Ostende dont Josse avait décroché la direction. Mais voilà, moi j’étais devenu en quelque sorte son flic, son commissaire politique, son espion, chargé comme contrôleur de gestion du groupe, de débusquer les sources de coûts, les oiseaux malades et les canards boiteux. Et Josse, malgré notre amitié ou à cause d’elle, voulait à tout prix prouver qu’il avait eu raison de convaincre nos patrons de s’établir en Flandre. Il fallait reconnaître qu’il avait vendu cette idée avec un talent peu commun. Exposés, dossiers, projections en power point, CD-Rom avec animation et audiovisuel, il avait déployé l’énergie d’un producteur au bord de la faillite ayant la maffia à ses trousses face à un commanditaire blasé. Et il l’avait emporté. La Flandre, messieurs, c’est la nouvelle Silicon valley, les intellectuels les plus pointus d’Europe, les consommateurs les plus assoiffés de nouvelle technologie, l’accès le plus aisé au reste de l’Europe, bref, le nombril du nouveau monde virtuel. Ce qu’il nous avait bassinés avec ses slogans et ses lieux communs ! Mais il faut laisser à Josse une volonté peu commune et une capacité de persuasion qui avaient forcé la porte de nos actionnaires, de lointains fonds de pension situés, si je ne me trompais pas, quelque part entre Seattle et Dieu sait où. Et qui devaient confondre la Flandre, la Slovénie, la Slavonie avec le Kamtchatka et le cirque Hipparque.
La force de Josse était d’avoir proposé un produit nouveau, un logiciel capable de convertir automatiquement une conversation téléphonique en message écrit, quelle que soit la langue et immédiatement traduit dans une trentaine d’idiomes.
– Pour les langues, les Flamands sont imbattables, avait fait observer Josse. Nous nous adaptons à tous nos interlocuteurs. Vieille tradition d’un passé de marchands internationaux remontant au moyen âge.
– Vraiment ? avais-je ironisé. Je crois pourtant me souvenir que tu voulais à tout prix convaincre ta petite fiancée slovène d’apprendre le néerlandais et de laisser tomber l’anglais et le reste. T’avais un sacré culot ! Et sur ce point, tu n’as pas changé !
– Et alors ? Tu t’es transformé en francolâtre depuis que t’es bourgeois ?
– Seulement slovénolâtre, si ça peut te rassurer.
Car moi, j’avais épousé ma petite Slovène, Zlata, devenue la mère de nos deux charmants bambins. Tandis que sa sœur, abandonnée par Josse à son départ de Londres était rentrée à Nova Gorizia. Mais maintenant, c’était lui qui risquait d’être abandonné. Et par ma faute, même si je n’y pouvais rien.
« Tu ne vas tout de même pas me faire ça ! »
Josse enfonça le clou là où il savait que ça me faisait mal. Mais comment le sauver ?
– Tu ne veux pas que je maquille les comptes, Josse ?
Ma réplique la laissa pour une fois sans voix. Il hocha la tête, secoua ses larges épaules et entama son homard – c’était lui qui invitait. Sa femme, sa Flamande, me fit un joli sourire.
« Vous parlez français ? » demandai-je.
Elle secoua la tête. Non, à l’école, elle avait eu le choix entre le français et l’anglais. Alors…
La conversation se poursuivit donc en anglais pendant que Josse réfléchissait à la manière de me convaincre de sauver sa filiale tout en dépiautant son homard mayonnaise sans noyer définitivement sa cravate rose saumon. Laquelle des deux opérations était-elle la plus difficile ?
– Josse s’est beaucoup sacrifié pour la compagnie, reprit Lotte d’une voix douce, sur un ton plutôt fier que plaintif. Soirs, weekend. Comme les cent vingt-sept employés qu’il a toujours réussis à motiver malgré les hauts et les bas et les signaux inquiétants de Seattle.
Gêné, je me concentrai sur le contenu de mon assiette. Tout ça, je le savais. Josse défendait son fromage. Lotte défendait son homme. C’était de bonne guerre. Mais, qu’attendaient-ils de moi ? Si je ne signais pas la fermeture de la boîte, ce serait un de mes collègues ou mon successeur qui le ferait. Et il ne prendrait pas autant de pincettes que moi. J’avais l’impression que Josse m’avait tendu un piège dans lequel je m’enfonçais les deux pieds en avant. Après l’audit, au lieu de rentrer à Londres, j’avais accepté de rester pour la nuit à Ostende. Josse avait tellement insisté pour me présenter sa femme. « Comme au bon vieux temps ! » Sauf que l’on ne parlait pas filles, sexe et Slovénie mais fonds de pension, déficit, licenciement collectif et fermeture d’entreprise. Etait-ce la vie dont nous rêvions tandis que nous terminions notre M.B.A. ? J’aurais peut-être mieux fait de devenir musicien. A l’époque, je jouais du saxo. Il paraît que j’avais un talent prometteur. Aujourd’hui, je serais patron d’un club de jazz à Nova Gorizzia ou à Ostende, tranquille et sans souci. Ou en tête du hit-parade dans toute la Slovénie. Peut-être en Flandre. J’essayai de détourner la conversation vers un sujet plus léger.
« Et vous, Lotte, où travaillez-vous ? » Je jouais sur du velours; je savais qu’elle n’était pas inscrite au pay-roll de la filiale.
– Oh, moi, fit-elle un peu évasive en passant délicatement ses doigts à travers sa longue chevelure brune. Je fais un peu de politique.
Je la regardai les yeux ronds. Josse et moi, nous nous étions toujours moqués des politiciens. Même nos petites fiancées slovènes n’avaient jamais réussi à nous entraîner avec elles dans les réunions et les manifestations à propos des événements de Yougoslavie – plus tard, trop tard, mon attitude m’avait fait honte, d’autant plus honte que Zlata ne m’en tenait pas rigueur. Mais pas Josse. Lorsqu’il était venu vendre son projet de filiale, je me rappelle encore de sa réponse quand un administrateur l’avait interrogé sur la situation politique en Belgique.
« C’est un pays pragmatique. D’un côté, les hommes d’affaires font du business; de l’autre les hommes politiques font du vent. Ces deux mondes ne se rencontrent jamais sauf quand ils ont des intérêts communs ». Et il avait ajouté avec un clin d’œil à mon attention : « Moi, j’achète le vent s’il nous permet de faire des dollars, sans me demander s’il vient de droite ou de gauche.»
Cette déclaration ressemblait tellement au Josse que j’avais connu que l’aveu de Lotte me prit par surprise.
– Et Josse est d’accord ? m’écriai-je stupidement.
– J’ai intérêt ! intervint-il, abandonnant quelques instants son corps à corps avec le homard qui résistait courageusement à ses assauts.
Là, Josse commençait à m’échauffer. Choisissait-il donc ses principes au gré de ses interlocuteurs ?
– Tu ne m’avais pas expliqué un jour que les Flamands n’ont pas le temps de faire de la politique, occupés qu’ils sont à changer la Flandre en or ?
– Rigole, rigole.
A ce moment, une pince atterrit sur son pantalon. Il me lança un regard comme pour dire « ça aussi, c’est de ta faute ». Je me tournai vers sa femme.
– Que faites-vous au juste, Lotte ?
– Je suis conseillère communal. Et candidate au parlement régional pour les prochaines élections.
Elle m’avait répondu sans forfanterie, avec beaucoup de simplicité. On devinait une femme capable d’écouter et de prendre en mains les problèmes de ses interlocuteurs juste pour le plaisir de servir l’intérêt public. Une femme de caractère, prête à déplacer les montagnes, qui ressemblait pourtant à un lutin. Soudain, une ombre noire plana au-dessus de nos têtes. Même à Londres où je vivais, et malgré mon indifférence pour la politique belge, je n’ignorais pas que l’extrême droite dévorait tel un feu de forêt les belles villes et même les opulentes campagnes de Flandre. Il se disait que leurs représentants étaient à peu près les seuls encore à se passionner pour la politique.
Lotte éclata de rire.
– Non, je ne joue pas avec les partis d’extrême droite !
Je grommelai quelque chose de confus. Elle me coupa :
– Mon pauvre Michel, on lit en vous comme dans un livre.
– C’est pour ça qu’il réussit si bien dans son métier, marmonna Josse en commandant une nouvelle bouteille de vin.
– Ne me dites pas que, vous aussi, vous croyez que tous les Flamands sont devenus fascistes ? poursuivit-elle souriante.
Instinctivement, je jetai un coup d’œil inquiet vers les tables voisines.
« Rassurez-vous, ils n’ont pas encore placé d’espions dans les restaurants. »
– Je te l’ai dit, intervint Josse, qui reprenait du poil de la bête depuis qu’il était sorti vainqueur de sa confrontation avec le homard, la Flandre est une terre de marchands, d’inventeurs, de winners. Pas de romantiques plus ou moins glauques.
Tout en refusant de me laisser entraîner dans ce genre de discussions (que je me mordais la langue d’avoir provoquées), je l’avertis :
– Dis ce que tu veux mais, aux yeux de nos actionnaires, tous les problèmes de ta filiale forment un tout que je ne peux dissimuler: des chiffres décevants, un produit incertain et un environnement politique inquiétant ; ça fait lourd dans la balance. »
Tel un diable de sa boîte, Josse sortit de la poche de son veston un mini écran, pas plus grand qu’un agenda, qu’il me mit sous les yeux. La phrase que je venais de prononcer était reproduite en une douzaine de langues.
– Ca, c’est pour le produit incertain, fit Josse en empoignant fermement son verre de vin. D’où nous viennent les chiffres rouges de l’année ? De la mise au point finale de la dernière génération de ce bijou miniaturisé qui enregistre et traduit simultanément et sans erreur l’intégralité des conversations, des discours ou des interventions de réunions ou de conférences. Demain, dit-il en tapotant de l’index sa boîte magique, ce petit bout de métal et de puces va provoquer sans nouveaux frais des profits à trois décimales.
Plus tard, alors que nous nous promenions sur la longue jetée de bois qui s’enfonce dans la mer, Lotte me prit par le bras. Me désignant les lumières de la ville qui, à travers la brume, ressemblait à un vieux navire échoué après trop de voyages lointains, elle dit d’une voix douce :
– Tu crois que ce pays est trop vieux, hein, Michel ?
– Il a beaucoup vécu. Des coups durs, des cicatrices, des blessures pas toujours refermées. Peut-être qu’un jour, l’infection ne pourra plus être enrayée. Ou qu’on s’y est attaqué trop tard ?
Toujours son magnifique rire cristallin qui traversait la nuit, tel Peter Pan fonçant au-dessus de Londres.
– Nous sommes un peuple d’insoumis, dit-elle avec un mouvement du menton. Josse se bat pour son entreprise et pour ses cent vingt-sept employés. Et surtout pour sa fierté. C’est aussi pour ça que moi, je me bats contre les fascistes.
Je tentai de protester mais elle me coupa :
– Oui, Michel, le pays est plein d’égoïstes, de gens amers, dépassés par l’évolution d’une société qu’ils ne comprennent plus. Pourquoi leurs nouveaux voisins sont des étrangers ? Où sont les vieux bistrots ? Pourquoi les Flamands ne dominent plus dans les classiques cyclistes et dans les sprints du tour de France ?
– Alors que nous fabriquons les meilleurs dopings du monde ! C’est à n’y rien comprendre ! s’exclama Josse.
Les deux couples accoudés un peu plus loin à regarder la mer éclatèrent de rire en même temps que nous. C’était bon de retrouver cette complicité.
– La Flandre n’a pas le monopole des sans-cœur, reprit Lotte. Si on y rencontre les pires fachos, c’est aussi l’une des terres les plus civilisées de notre planète de brutes.
– Tu sais quoi ? dis-je. J’ai envie de faire une folie. Quitter Londres et m’installer à Ostende rien que pour m’inscrire sur les listes électorales afin de voter pour toi.
– C’est vrai, on a besoin de se battre, pas de se lamenter, fit-elle.
– Si tu reviens dans le coin, je te trouverai peut-être un petit boulot dans l’entreprise, fit Josse, du moins si les contrôleurs de gestion me le permettent. Rappelle-moi ce que tu sais faire à part emmerder les gens ?
Cette nuit-là, personne n’avait vraiment envie de dormir. Après une longue promenade, éclaboussés par les embruns, nous nous sommes assis sur la plage, en silence, nous tenant par les épaules en écoutant les hautes vagues retomber en cascade à l’assaut du rivage, tels des barbares déferlant sur le pays, repoussés par plus fort qu’eux. Aux premiers rayons du soleil, la ville apparut transformée, fraîche, prête à toutes les folies et à toutes les aventures. Le vieux navire décidé à reprendre la mer.