Contrairement à quelques craintes exprimées çà et là, l’été ne fut pas spécialement plus dangereux que les précédents. Ou alors, il fallait raisonner autrement : il aurait fallu énoncer que les principaux événements qui l’ont émaillé, et dont on trouvera un bref rappel ici, ont assurément renforcé des tendances et rendus plus solides des mécanismes déjà visibles en apparence ou en creux pour les esprits initiés et non suspects de complaisance. En cela, donc, il a probablement été un maillon plus important de la chaîne à laquelle il s’est intégré, comme les autres saisons. Au fond, cet été a montré à quel point les fondements mêmes des actions humaines sont remis en cause pour l’essentiel, et ainsi que les fondations des sociétés sont en fait rongées jusqu’à la trame, sans que le cours des jours en soit autrement troublé, puisque tout ce qui est représenté est aussi tout ce qui en est retenu.
*
« Le secret le mieux gardé est celui que tout le monde connaît. »
(George Bernard Shaw)
L’appareil pénétra dans l’espace aérien grec le second mardi des Jeux, en milieu d’après-midi. Très vite, il fut pris en chasse et, bientôt, en tenaille par des avions de l’OTAN, qui décollaient d’un porte-avions américain croisant dans la Méditerranée. Très vite aussi, l’objectif de l’intrus n’avait fait aucun doute. Et ce que chacun craignait était bien en passe d’arriver.
L’avion détourné ne transportait pas de passagers, ce qui, d’un côté, pouvait inciter plus aisément ses poursuivants à l’abattre. Mais les kamikazes en puissance avaient avisé, par radio, ceux qui étaient tenus de les intercepter qu’ils disposaient d’un arsenal nucléaire prêt à servir. C’était évidemment invérifiable : la menace pouvait fort bien être simulée. Mais que fallait-il répondre à ce possible bluff ? Pouvait-on risquer de pulvériser l’appareil dans l’atmosphère et d’y disperser, en même temps que les cendres des terroristes, et pour des années peut-être, les mortelles émanations dont ils se disaient porteurs ? Mais pouvait-on imaginer, par ailleurs, de laisser l’avion atteindre sa cible, c’est-à-dire le lieu des compétitions, où des dizaines de milliers de spectateurs, toujours dans l’ignorance du péril, assistaient en ce moment aux éliminatoires du 5 000 mètres et aux qualifications pour les premiers lancers ? D’autant que ceux qui étaient aux commandes, non seulement ne répondaient pas aux injonctions et aux sommations, mais s’avéraient être d’une grande dextérité dans le maniement de l’engin. Il fut décidé, en fin de compte, de neutraliser celui-ci, en l’obligeant à piquer assez vers la mer pour qu’il s’y écrase, faute de pouvoir encore se redresser. L’appareil explosa au contact du liquide aqueux ; peu de temps après, l’eau devint d’une coloration terre de Sienne qui, selon les premières expertises, ne se diluera pas avant plusieurs années. Un vaste périmètre de la Méditerranée, qu’on tente de limiter en surface par des protections appropriées, est désormais interdit à toute forme de navigation, sans parler de la faune et de la flore sous-marines, victimes collatérales du théâtre des opérations.
Mais, tandis que s’achevait cette prompte curée, un second appareil avait eu, en somme, l’horizon dégagé et avait pu entrer sur le territoire grec par un autre couloir. Il n’était plus temps de l’arrêter : après avoir survolé le chapelet d’îles disséminées dans la mer Égée, il se profila dans l’axe du Stade Olympique sur le coup de 15 h 31. Il était trop tard pour encore songer à faire évacuer les lieux. Les spectateurs levèrent alors leurs yeux plus haut que la courbe du javelot qui finirait pourtant sa trajectoire près de la ligne des 85 mètres, permettant ainsi au lanceur de prendre la tête provisoire du concours. Car l’heure n’était plus à se divertir : un spasme de terreur balaya définitivement tout sentiment de cet ordre. Pourtant, l’avion reprit de la hauteur ; apparemment, il avait un autre but que de provoquer un carnage en tombant au milieu du public. Soudain, comme il longeait la tribune de la ligne droite opposée, son ventre s’ouvrit en larguant des trombes d’eau sur les installations. La flamme venue du sanctuaire d’Olympie fut submergée et s’éteignit. L’avion vira sur l’aile dans une sorte de défi et repartit en direction du Péloponnèse, où il se laissa mitrailler sans résistance par des poursuivants accourus. Les jours suivants, on ne parvint pas à rallumer la flamme des Jeux, tant l’humidité de l’air était encore importante. Les compétitions s’achevèrent dans l’indifférence, comme si ce sacrilège et ce coup porté aux idéaux séculaires les avaient soudain débarrassés de tous les artifices dont ils s’étaient encombrés depuis trop longtemps.
*
Il fallait se rendre à l’évidence : en obtenant la majorité des sièges dévolus à des partis flamands au Parlement régional, le Vlaams Blok était parvenu à empêcher la constitution d’un gouvernement bruxellois (les francophones refusant naturellement d’y figurer avec des Ministres issus d’un tel mouvement) et à paralyser le fonctionnement de l’État fédéral tout entier. C’était annoncé, certes. Et c’est justement ce qui avait fort troublé les observateurs pendant la campagne, et après le 13 juin : ce sentiment, non seulement d’impuissance devant la catastrophe qui pointait, mais surtout cette sorte de fatalisme induisant que, en fin de compte, ce triomphe de l’extrême droite était inévitable et, en somme, intériorisé. On avait toujours été sur le fil : et le fil était désormais cassé, et d’autres morceaux, ailleurs, allaient connaître le même sort. Car, cette fois, les délicats équilibres et les concessions réciproques dans les négociations ne pouvaient plus être de mise. Si l’on ajoute à cela que le Gouvernement fédéral était à la veille de remettre sa démission, suite à la déroute du parti du Premier Ministre, ce qui supposait un retour aux urnes pour des législatives anticipées, et encore qu’un nouveau round institutionnel se préparait, impliquant de nouveaux transferts de compétence aux Régions et aux Communautés, le terrible précédent bruxellois ne pouvait tomber moins à propos. La spécificité si laborieusement acquise (règle de la double majorité et protection surnuméraire d’une minorité) se révélait un piège mortel, dont il n’était plus possible de se dépêtrer.
Alors, le processus de délitement du pays reprit ouvertement ; la lente et inexorable évolution vers son éclatement s’accéléra prodigieusement. Le non-dit, de plus en plus difficile à taire de toute façon, était désormais sur toutes les lèvres et affirmé sur tous les tons et dans toutes les langues. Le Roi lui-même n’y pouvait plus rien : on le vit plus d’une fois tancer ses Ministres, qui n’osaient répliquer mais qui se gardaient bien aussi de lui complaire – les plus conscients ne lui jurant même plus qu’il serait obéi. L’unité du pays ne passait plus par son territoire, et sa propre histoire le plantait là pour bifurquer vers d’autres horizons.
[Il se peut que ce récit ne soit pas vérifié par les résultats du scrutin du 13 juin ; que le Vlaams Blok n’arrive pas à ses fins et que son impatience même à accéder au pouvoir, et donc les preuves supplémentaires qu’il ne manquera pas de donner de sa nature effective et jamais démentie (voir très récemment l’appel à la délation des travailleurs au noir – mais pourquoi pas de leurs employeurs ?) et évidemment étrangers à Anvers –, détourne de lui un certain nombre d’électeurs. C’est possible, et il faut évidemment l’espérer. Il n’empêche que, hélas, rien ici ne doit être retiré. L’important, c’est de bien voir qu’un tel mouvement s’inscrit dans un processus en cours depuis longtemps, et qu’il ne ferait que pousser plus avant, avec une plus franche brutalité. Le danger d’un blocage des institutions, à Bruxelles, par ce parti (qui ne représente pour l’heure que 6 % de l’électorat et ne pourrait atteindre au mieux que 10 % après le 13 juin) était d’ailleurs déjà évoqué lors de la précédente consultation, et aucune solution pour y parer n’a tenu la route entre-temps. Ce qui importe, c’est que l’on suppose que, tôt ou tard, un tel mouvement arrivera au pouvoir et que, tôt ou tard, le cordon sanitaire sera rompu ; et que, sans trop le dire, nombre de responsables, forts des exemples autrichien ou hollandais (mais l’italien leur donnerait tort…), jugent que c est sans doute le meilleur moyen pour lui faire amorcer sa décrue. Pourtant, les choses me paraissent plus simples : quitte à ce que son agonie soit longue, vu son inquiétante capacité à se présenter en victime, il faudrait martyriser un bon coup Le mouvement politique qui risque de bloquer le fonctionnement des institutions à la Région bruxelloise, en l’interdisant, en tant que parti contrevenant à la Constitution, puisque prônant ouvertement l’illégalité. Il ne faut pas s’y tromper : le véritable slogan du Blok n’est pas : « Eigen volk eerst », mais bien « Eigen volk alleen » ; et même « Eigen volk, wij », c’est-à-dire exclusivement ce qui leur ressemble. Pourquoi faudrait-il craindre de ranimer le spectre du stalinisme chaque fois qu’on citerait le mot de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », comme s’il ne pouvait s’appliquer aussi à d’autres ; et pourquoi, s \agissant de ceux qui nous abreuvent sans répit des mêmes insanités, devrions-nous perdre notre temps à tergiverser et à écouter leurs saletés comme si elles allaient de soi et comme si elles étaient en quoi que ce soit sérieuses pour nos vies ?]
*
En dépit des derniers appels, qui étaient presque autant de supplications, pour que les accusés disent enfin « tout ce qu’ils savent », le procès d’Arlon n’a livré aucune autre vérité que judiciaire. Les plaidoiries des avocats des parties civiles, toutes pathétiques qu’elles furent, n’entamèrent nullement cette sinistre résolution du principal inculpé de nier ses responsabilités et de rester, jusqu’au bout, dans la droite ligne de sa médiocrité. La déclaration finale de Dutroux fut, à cet égard, une sorte de monument, où la vénalité le disputait à la vacuité, au point que les deux défauts finirent par se confondre. Tout, chez lui, suait alors une dernière fois (au moins publiquement) ce pénible mépris de l’autre, par quoi il entendait justifier son existence (mais par quoi, aussi, n’étaient ses crimes, il révélait son inexistence…) Quant au Ministère public, ses formules paradoxales (« Ce n’est pas parce que cela ne figure pas au dossier que cela n’a pas eu lieu », ou « Ce n’est pas parce qu’on ne l’y a pas vu qu’il n’y était pas ! »), qui induisaient de donner une sorte de nouveau statut à la notion de preuve, ont eu l’effet paradoxal, justement, de desservir sa cause alors que celle-ci était évidemment entendue. Les accusés furent donc reconnus coupables et condamnés sans circonstances atténuantes. Les « réseaux » et les « protections » n’étaient, après plus de quatre mois de procès, pas davantage étayés qu’au début ; et les maladresses, les dysfonctionnements ou les menées parallèles de la Gendarmerie n’étaient pas plus expliqués qu’à l’origine. L’instruction fut encore stigmatisée, dans les commentaires fusant à la suite du verdict ; les reconstitutions qui n’avaient pas été organisées en son cours ne furent jamais ordonnées. La presse s’appesantit sur les errements et les inerties de la Justice (empêchant sans doute à jamais de tirer au clair l’affaire criminelle la plus retentissante de l’histoire du pays), les autorités judiciaires émirent les plus vives critiques sur les excès médiatiques (et leur discussion, par des avocats boutefeux, jusque dans le prétoire) et l’opinion publique, évidemment déçue et en mal de finir son deuil, s’en prit, elle aussi, à la même Justice, relayée par les journaux qui, sous couvert de complète information, portait derechef le fer là où, selon elle, était le feu, pour encore un coup marquer tout cela au rouge. D’un accord tacite, on en reprit donc pour quelques années de plus, sans qu’il soit plus question de procès.
Le verdict fut lu juste avant le début de l’été. On sentit bien, à mesure que la lecture de ce jugement se poursuivait, dans la salle surchauffée du Palais de Justice d’Arlon, que l’été, pas encore là, déclinait déjà et que le soir tombait sur lui.
*
À la fin de l’été, il ne restait plus beaucoup d’options pour assurer la réélection de George W. Bush. La révélation des tortures pratiquées par des membres plus ou moins incontrôlés de l’armée américaine dans les prisons en Irak était restée comme une plaie à vif, et les diverses paroles de contrition des dirigeants n’avaient en rien calmé les esprits. D’autant que ceux-ci, au vu des conditions dans lesquelles s’était effectuée la transmission du pouvoir après le 30 juin, attendraient encore quelques saisons pour envisager un semblant d’apaisement. Il était de toute façon illusoire que les Américains se retirent de sitôt du pays, étant donné le chaos qui s’était déchaîné après la date fatidique, comme si les attentats en tous genres qui l’avaient précédée n’avaient été qu’un intermède assez léger. Le bourbier était bien là : et il fallait s’y enfoncer.
George W. Bush, donc, n’affichait pas une forme étincelante à mesure que l’élection de novembre approchait et, surtout, que la campagne contre Kerry se profilait. Certes, le Président sortant pouvait puiser sans retenue dans le trésor de guerre qu’il avait amassé, et financer des spots publicitaires instillant le doute sur les capacités de son rival à prendre en main les rênes du pouvoir. Certes, Bush pouvait se prévaloir d’une reprise économique persistante et jouer sans trêve la carte du patriotisme. Mais il lui était difficile, désormais, de se présenter comme un « Président de guerre », puisque celle-ci était, dans la plupart des éditoriaux, considérée comme un échec complet ; et il ne pouvait certainement plus se targuer de quelconques « valeurs » dans la conduite du conflit, depuis les exactions commises par ses soldats. Les concepteurs de sa campagne s’étaient donc réunis avec ses conseillers à la Maison-Blanche, pour déterminer les principaux axes de la lutte, tout aussi sanglante que celle qui ravageait l’ancienne Mésopotamie, qui allait opposer les deux candidats.
Les spécialistes n’y allèrent pas par quatre chemins : seul un coup d’une certaine ampleur et qui lui permettrait de reprendre l’initiative pouvait encore assurer à George W. Bush une réélection sans bavure : sinon, elle serait aussi périlleuse et aussi contestée que son élection même, à la différence que, cette fois, la balance pencherait probablement de l’autre côté. Les personnes présentes songèrent évidemment aussitôt à la capture d’Oussama Ben Laden : mais celui-ci n’avait pas encore été localisé avec précision, en dépit des moyens mis en œuvre pour le retrouver. De toute façon, dès que les concepteurs de la campagne mirent l’accent sur le fait que la situation était si grave qu’une telle opération ne serait « rentable » que si Ben Laden était encore vivant, les conseillers du Président devinrent soudain plus évasifs et convinrent tous que, faute de temps, elle ne pouvait être envisagée avec succès. Il fallait donc trouver autre chose.
Il restait une option. Depuis son élection, et même auparavant, nombre de gens se demandaient comment une andouille comme Bush pouvait avoir été élue à la tête de l’État le plus puissant de la planète.
Et, bien entendu, sa politique d’hégémonie et d’arrogance n’avait pas vraiment réussi à enterrer la question. Eh bien ! il faudrait prendre ces critiques au mot, et leur faire admettre qu’un tel crétin pouvait aussi bien se faire réélire. On pouvait même insister sur le fait que Bush n’avait manifestement rien appris durant son premier mandat et que, par conséquent, le second ne pourrait qu’être plus profitable de ce point de vue. Si l’on rétorquait qu’un tel poste doit être occupé par un homme d’expérience, ce dont on convenait, il fallait aussi être conscient qu’une certaine audace était également bien vue : le seul défaut du premier mandat qu’il faudrait corriger était l’incontestable manque de pédagogie pour expliquer une politique si novatrice. On se promit d’y remédier. Par ailleurs, il n’était pas douteux que le Président n’aurait aucun mal à jouer les benêts, un rôle qui, il est vrai, était à sa mesure : ce qui, assurément, plaidait aussi en faveur de ce plan de bataille. L’idée fut accueillie dans un silence d’abord gêné ; ensuite, elle s’insinua dans les cerveaux retors qui préparaient les hostilités. Et elle s’imposa comme l’ultime recours, dans des exclamations hilares et des éclairs de triomphe.
De toute façon, l’attente ne sera plus très longue, désormais. Juste le temps de changer de saison…