La vie en retard

Kenan Görgün,

Note : les passages en italique sont extraits d’une étude menée par des chercheurs en sciences humaines de l’UCL, publiée sous le titre « Radiographie d’une société malade »  (Editions Alpha-Omega ;  Belgique ; 2019.)

 

« Il fut une époque où des mariages d’amour étaient scellés entre ceux qui, depuis quelques années, s’estiment incompatibles. On naissait sur les terres de l’autre, on y grandissait, y finissant sa vie parfois. Durant ce temps, la vie, comme de juste, passait ; chacun le savait, et chacun vivait en conséquence…»

 

Rien n’a saigné mon cœur aussi fort que son départ, brutal comme une disparition en mer. Debout sur le perron, la gorge si nouée qu’elle ne laissait passer l’oxygène, mes yeux poivrés de ne pas la voir penchée sur la boîte aux lettres comme chaque matin, constatant qu’elle était si totalement absente, si totalement ailleurs qu’ici, je me maudis : une souscription à ces journaux du dimanche transportés par le livreur ne m’aurait pas coûté aussi cher que les heures dépressives auxquelles j’étais condamnées. Les malheurs des autres m’auraient-ils vraiment distrait des miens ? Qu’importe. Par ce matin promesse de canicule, j’eus préféré, au sceau d’une tiède solitude, réceptionner les titres de la Une expédiés d’une main ferme par le livreur à vélo, et sourire à la fougue de cette jeunesse impatiente de regagner la sphère des occupations paresseuses qui font le miel des dimanches de banlieue. Au lieu de quoi le livreur passa telle une brise devant moi non-client, non-lecteur, non-préoccupé, devant l’être humain inutile que j’étais devenu au cours de la nuit, où, pendant que je dormais d’un sommeil de plomb, l’amour de ma vie disparaissait de celle-ci.

Sans même m’habiller, je fus tenté de courir aux postes de garde de l’Enclave n° 8 où nous avions notre domicile. Les vigiles en faction au pied des grilles barbelées avaient dû contrôler ma femme, peut-être même avaient-ils des choses pour moi (quoique je pressente qu’elle ne m’avait pas laissé de message.) De ma position, je pouvais voir les sommets coniques des sentinelles, semées à intervalles réguliers sur le périmètre de l’Enclave. Et dans les cabines, les agents, équipés de plastrons, de visières, de casques-micro.

Je ne reconnus plus le monde où j’avais vu le jour.

 

« Les comités de quartier furent parmi les organes séparatistes les plus efficaces. Là où les grandes manœuvres médiatiques dirigeaient l’opinion publique à l’échelle du pays (des demi-pays !), les réunions hyper-localisées des habitants d’un même patelin, apportant qui les thermos de café, qui les cakes, agissaient quant à elles sur l’opinion privée (et autrement plus rigide) des citoyens ordinaires appelés à servir de pions dans la guerre opposant les communautés. Autrement dit, dans un contexte de village global, l’action des villageois authentiques allait causer des ravages qu’on ne finit plus d’estimer – à la hausse, toujours. Et durant ce temps, bien sûr, chacun continua de vieillir ; et la vie de passer. »

 

Me suis-je traîné jusqu’au divan ? Ou bien le divan glissa-t-il sous moi pour me ramener au salon ? J’ignore ce qui me prit de mouiller le fond de mon pyjama, un modèle deux pièces, d’une taille trop petite depuis mon absorption de trois casiers de bière lors du récent Tournoi de Cuisine. Comme j’avais négligée ma bien-aimée, durant ces démonstrations sportivo-culinaires ! Comme je l’avais échangée, sans un remord, pour quelques heures d’héroïsme par procuration. Et voilà qu’aujourd’hui, ayant perdu celle qui souhaita me transformer par son amour, je me faisais pipi dessus, j’étais comme un enfant qui a perdu sa mère dans l’agitation d’un marché aux épices. Maman, je ne connais ni le chemin de la maison ni celui de la vie, alors pourquoi as-tu disparu ? Ne sais-tu donc pas à quel point je suis fragile et à portée du moindre mal lorsque tu n’es pas là ? Tel étais-je ce matin : exposé à tous les coups du sort, en danger de moi-même. Je fus stupéfait de la quantité de larmes qui pouvaient jaillir d’une paire d’yeux habituellement timides.

 

« Il est un fait qui, contrairement à son statut d’arrière-garde, a beaucoup compté dans cette rivalité communautaire : l’ennui. Notion abhorrée par les premiers concernés, l’ennui devint une force motrice pour une majorité des protagonistes de cet imbroglio linguistico-vain. L’ennui, inhérent à nos modes de vie contemporains, et capable d’atteindre une telle force d’inertie qu’on serait prêts à bien des dérivatifs inavouables pour le combattre. Ainsi est-ce l’ennui, en l’occurrence mortel, qui poussa maintes personnes impartiales à s’armer d’a priori et à entrer dans cette danse tribale. S‘ils étaient honnêtes, certains avoueraient que les moments les plus intenses de leur existence, sur les plans social, participatif, relationnel, découlent de ces prises de position aveugles en faveur du schisme. De même que la drogue, d’une prise à l’autre, finit par donner un sens au quotidien de l’addict en structurant ses activités, de même l’émulation de groupe, le sentiment d’appartenance, d’intervention dans la trame des évènements, devint pour beaucoup un opium indispensable ; et leur langue, rugueuse, cruelle, chantante ou fourchue, le prisme doctrinaire de leurs relations au monde.

Et durant ce temps, la vie, cessant de s’écouler, commença à filer. »

 

Au drame de cette matinée, j’opposai une boulimie incontrôlable. Las, j’avais beau me gaver, me livrer à la voracité oublieuse de celui qui tangue au bord du précipice, mon estomac qui s’emplissait jusqu’à la congestion ne parvenait pas à combler le vertige qui se creusait en moi. Dans la maison, je découvris des bruits incongrus et ce constat, ridicule ou fascinant, suffit à me faire trembler de détresse : avais-je jamais imaginé à quel point sa présence habitait l’espace et l’égayait de ses humeurs et rumeurs ? Un silence comme il n’est donné qu’aux morts d’en connaître.

Je parcourus chaque pièce, chaque couloir, chaque latte de plancher, posant les pieds sur tous les paillassons qui jalonnaient les départs d’escaliers ; visualisant et couvrant en esprit toutes les trajectoires auxquelles se prêtaient les lieux. Cette exploration me mena jusqu’à la tombée de la nuit et me confronta une dernière fois avec l’évidence que je cherchais à repousser : il ne restait plus rien d’elle ici.

 

« Plus les conflits gagnèrent en intensité, moins on vit de mariages intercommunautaires – pour ne pas dire qu’ils devinrent inconcevables. Et lorsqu’ils étaient antérieurs à l’éveil des hostilités, on assistait à leur déclin, notamment à cause des réunions et actions citoyennes, qui séparaient de plus en plus les conjoints : soit que chacun montrait un égal soutien aux faits et gestes de sa propre communauté, soit que l’un se mettait au service de sa nouvelle cause tandis que l’autre, resté seul à domicile, seul avec sa raison, déplorait l’aveuglement de l’être aimé, insensible, sinon méprisant, pour tout un passé de bonheur vécu en commun ; passé interprété comme une erreur de parcours, exigeant de se racheter une conduite… par une détermination et un engagement excessifs. »

 

C’est mon cadavre qui échoua entre les draps. Membres rigides. Pensées figées. Yeux rivés sur un point focal situé au hasard du plafond. Paupières cillant à peine. Joues bleuies par les lueurs obliques d’une lune lointaine. Que pouvais-je encore sauver de moi face à une telle débâcle émotionnelle ? Je partis tel un voleur.

Sans plan ni stratégie, inapte à anticiper mes besoins et à emporter de quoi les satisfaire, je filai. Je repensai au coursier de ce matin. A son vélo flambant neuf. A ses jambes exerçant une pression volontaire sur les pédales ; à la chaîne sans début et sans fin et dont chaque maillon est une vie qui, dans le mouvement perpétuel des astres et des générations, les vaut toutes. Cycle parfois serein, parfois infernal ; souvent les deux à la fois. Ce jeune livreur à vélo, que pense-t-il du monde, et des nouvelles qu’il distribue aux abonnés pour s’y faire une place ?

Les choses auraient-elles été différentes si j’avais, moi aussi, assez tôt dans ma vie, fait l’expérience d’un vélo ? Quel homme serais-je si j’avais senti la capacité de mes muscles à m’emmener selon mes désirs ? Entendu, dans l’aurore d’une ruelle de banlieue, les cliquetis de la chaîne se calquer sur le tempo de mes mollets ? La seule personne que je sois parvenu à aimer aurait-elle ressemblé à ce point à ma mère et à mon pire ennemi ? La plus fade des bluettes adolescentes me serait-elle apparue chargée d’une telle énergie, si j’avais personnellement connu au moins quelques-unes d’entre elles ? En temps voulu, une fois de plus.

Chaque chose a son temps et il n’en est pas d’autre qui convienne aussi bien.

Et chaque rêve, un délai limité pour prendre vie.

 

« Il est affligeant de penser qu’en fin de compte, le monde moderne ait pu servir d’excuse et d’encouragement à cette lutte fratricide. Dès qu’il y eut nationalisme, il y eut impossibilité même de nommer la nationalité de l’autre. Apparurent alors ces tags : le W des Wallons engendra War, tandis que Fire s’embrasait dès la première lettre des Flamands. »

 

!  W A R  &  F I R E !

 

Guerre et Feu – en anglais, seule langue acceptable dans la mesure où elle ne définissait l’identité ni des uns ni des autres. Sous ces noms naquirent des groupuscules d’activistes enclins à l’usage de la violence directe. Au début, ces gangs furent mollement critiqués, pour ce que les autorités persistaient à qualifier d’actes de vandalisme…alors que nous avions sous les yeux les étincelles d’un feu prêt à tout souffler. D’ailleurs, l’évolution rapide des Wars et des Fires obligea bientôt chacun à appeler les choses par leur nom. »

 

En ce qui me concerne, le temps est venu de payer pour tout celui que j’ai perdu et qui a fait de moi une bombe à retardement. Ou, comme le dirait n’importe quel jeune s’il respecte sa jeunesse : une chiffe molle. Qui se demande maintenant où est celle qu’il aimait, celle qui a été éduquée et a appris à exprimer ses émotions dans une autre langue. Maudit-elle cette langue comme je maudis à présent la mienne ? Pleure-t-elle les possibilités gâchées comme je pleure ma bêtise, sachant bien que nos larmes n’effaceront ni les tags dans les cités ni les tours de garde de l’Enclave où nous nous sommes réfugiés lorsque la Situation devint intenable et que chacun se mit à voir, dans le dénigrement des différences d’autrui, le dernier moyen de préserver les siennes ? Aujourd’hui que nous sommes embarqués dans une spirale vicieuse sans rime ni raison, et sans fin j’en ai peur, suis-je le seul à mesurer, dans le départ de mijn lieve, l’ampleur de notre échec ?

En partant, je ne refermai pas la porte. Que mes voisins sous haute protection se servent à leur guise dans ces objets qui ne servirent jamais.

 

« Malgré des signes évidents, la Belgique ne s’apercevait pas (ou ne voulait pas reconnaître) qu’elle débutait, ce faisant, sa propre expérience de la guérilla. Que Bruxelles soit la capitale de l’Europe, loin d’apaiser ces élans bellicistes, ne contribua qu’à les exacerber. L’inconscient collectif pressentait peut-être (et s’en gaussait ?) qu’une guerre civile ferait du pays le focus des médias du monde entier. Et à vrai dire, rien ne permettait d’affirmer que la Belgique put, mieux que ses prédécesseurs, résister à la tentation de se faire mousser chaque jour sur petit écran, aux prix de centaines de vies humaines – que ces vies soient de type W ou F n’ayant, à ce stade du désastre, qu’une importance purement statistique. Et le monde moderne, dans tout ça ? Coupable d’être le théâtre d’innombrables luttes intestines aux quatre coins du globe. De l’ex-Yougoslavie au Proche-Orient, de guerres civiles africaines en exactions turco-kurdes, les exemples abondaient, légitimant, de façon étrange, qu’en Belgique aussi on puisse lutter pour des causes aussi complexes qu’idiotes. Une manière d’être dans l’instant, dans le présent du monde actuel, au diapason de ses valeurs schizophrènes, quitte à niveler par le bas ; quitte à détruire et détruire encore. Et oublier que durant ce temps, la vie file.

Et qu’à filer tant et plus, il n’en reste rien. »

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