Une mauvaise nouvelle

Jean-Chrysostome Tshibanda,

Comme tous les soirs, le docteur O’Grady et l’interprète Aurelle se trouvaient côte à côte dans le salon de la grande villa qui avait été mise à leur disposition. L’interprète demanda poliment au docteur, qui était plongé dans la lecture des journaux, s’il y avait quelque chose de nouveau.

— Rien de spécial, répondit distraitement le docteur, poursuivant sa lecture, avant de s’arrêter, soudain, pour signaler à son interlocuteur un appel en faveur de la défense du monde dit libre, et ce, contre un adversaire « jamais nommé mais clairement suggéré »…

— Ça y est ! s’écria joyeusement Aurelle. Sa tête a été mise à prix !

— Que dites-vous là ?

— Cet appel lancé par l’un des grands de ce monde à partir d’un pays aux dimensions modestes mais qui se trouve être la capitale d’un vaste continent, cet appel, disais-je, est un signe qui ne trompe pas. C’est un peu comme l’arbre qui cache la forêt…

— Voulez-vous vous expliquer ? rétorqua le docteur en fronçant les sourcils.

— C’était prévisible, reprit l’interprète. Après tant de rebondissements spectaculaires, tout le monde se doutait bien que la tête de ce triste sire serait mise à prix.

— Tout le monde, sauf lui-même !

— Il n’est pas dupe ! Il est sur ses gardes. On est en train de jouer au chat et à la souris. C’est véritablement la politique de l’autruche. La cible feint d’ignorer qu’elle est la cible, et celui qui la vise met tout en œuvre pour faire croire que la cible n’est pas son point de mire…

— Mais qui a commencé ?

— Dans les rapports en dents de scie qui ont toujours existé entre le « monde libre » et… l’autre monde, chaque fois que cela a mal tourné, il n’a jamais été facile de déterminer « qui avait commencé ». Du moins pouvons-nous savoir, en ce cas précis, quand et comment cela a commencé.

— Quand et comment cela a-t-il donc commencé ?

— Cela a commencé quand l’adversaire jamais nommé mais clairement suggéré s’est senti frustré en voyant lui échapper l’emprise qu’il comptait avoir sur certain pays. Le dirigeant de ce pays, qui avait d’abord donné son accord de principe pour des relations privilégiées avec un ensemble de pays du monde libre, avait fait un brusque revirement au dernier moment, voulant plutôt signer des accords avec l’autre monde. Son peuple s’était farouchement opposé à sa décision.

— Je me souviens… Une lutte épique, une lutte héroïque ! Non seulement les manifestants ont tenu bon face à une longue répression sanglante (appuyée d’ailleurs dans l’ombre par l’adversaire du monde libre), mais encore ils ont fini par obtenir gain de cause en obligeant leur dictateur à prendre honteusement la fuite…

— La réaction ne s’est pas fait attendre. Du jour au lendemain, des gens qui avaient la même origine que l’adversaire du monde libre ont brusquement senti le besoin de réclamer l’autonomie du territoire où ils habitaient depuis toujours dans ce pays et, sous le fallacieux prétexte de les protéger, ledit adversaire du monde libre a purement et simplement annexé cette portion d’un pays étranger, allant jusqu’à déployer à ses frontières toute une armée et à menacer ce pays d’asphyxie en
augmentant vertigineusement le prix d’un produit vital qu’il lui fournissait habituellement.

— Cela a provoqué un tollé général. Tous les pays du monde libre ont énergiquement condamné cette violation du droit international, mais aucun n’a osé envisager l’option militaire. Tous ont plutôt opté pour des sanctions économiques, dont l’efficacité est d’ailleurs mise en doute par d’aucuns…

— Loin de s’arrêter en si bon chemin, l’ennemi numéro un de la paix mondiale a voulu pousser plus loin son avantage, en commanditant des insurrections dans d’autres régions de ce malheureux pays, où des gens de la même origine que lui ont occupé tous les bâtiments publics, lui se faisant fort d’intervenir militairement au cas où les autorités établies voudraient user de la force pour mater ce mouvement insurrectionnel.

— Il y a de l’électricité dans l’air ! Ne peut-on pas parler d’une guerre « congelée » qui est en train de se dessiner ?

— Tout à fait ! Toutefois, on sent un certain flottement au sein de la communauté internationale, qui se trouve devant un sérieux dilemme : une troisième guerre mondiale sonnerait le glas de l’humanité…

— En attendant, le pays dont une main noire curieusement visible cherche la balkanisation désespère de cette fameuse communauté internationale, qui semble l’avoir abandonné à son triste sort…

— Hélas ! C’est tout juste si l’on hausse le ton et que l’on parle de renforcer les sanctions, qui visent principalement sept dirigeants proches du nouveau Barbe Rouge ainsi que dix-sept sociétés… en évoquant néanmoins la possibilité de viser des objectifs stratégiques au cas où l’agression serait un fait accompli, à présent que les séparatistes ont été délogés de force des bâtiments qu’ils occupaient. Dire que le nouveau bandit des grands chemins était parvenu à devenir moins impopulaire en organisant les jeux olympiques les plus coûteux de l’histoire, et ce, malgré les menaces d’autres terroristes de sa trempe…

Les deux hommes restèrent rêveurs pendant un long moment. L’interprète Aurelle se mit, pour ainsi dire à son corps défendant, à griffonner quelques vers en pensant aux huit cent mille Rwandais tués lors du génocide de 1994, qui semblent avoir ému le monde (ou une
partie du monde) plus que les six millions de Congolais massacrés à l’est du Congo. Il pensait aussi aux cinq millions de juifs exterminés lors de la Deuxième Guerre mondiale et qui valaient à l’État juif beaucoup de complaisance de la part du monde (ou d’une partie du monde), qui pardonne volontiers à l’État d’Israël ses torts envers les tiers. Et de mettre en parallèle le sort des Syriens (cent cinquante mille morts déjà) et celui des Ukrainiens, qui ne semblait pas émouvoir outre mesure le monde dit libre. Une politique de deux poids deux mesures ?

Quand le docteur O’Grady s’aperçut que l’interprète traçait sur sa feuille de papier des lignes courtes et inégales, il lui dit, avec méfiance :

— Seriez-vous poète ?

— Ah non ! dit vivement Aurelle, qui s’empressa de fourrer la feuille de papier dans sa poche.

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