Discours de réception du prix Nobel de Littérature en l’an 2017

Jean-Louis Lippert,

L’heure est venue de parler à l’univers. Ne fut-il pas, dans certain système solaire, une planète agitée de spasmes qui ne s’apaisa, cette année-ci, que par la grâce d’un traitement pharmaco-poétique ayant mobilisé toutes les forces de l’esprit ?

Sans quoi peut-être, enivrée de fumées, la Terre n’eût-elle plus jamais retrouvé sa tête…

Qu’était-ce d’autre, cette planète, que les chiffres de balances commerciales et de finances publiques en concurrence dans une compétition globale où l’hypothèse de toute autre finalité pour l’humanité relevait de la pensée magique ?

Et quel était le sens de cette compétition, sinon pour chaque terre de se rendre plus séduisante que les autres aux yeux d’une divinité céleste soucieuse d’accorder ses faveurs au taux de rentabilité le plus attractif. Ainsi l’immense Russie constituait-elle une promesse d’inestimables profits pour cent mille milliards en errance à l’aube de ce millénaire…

Te souvienne, Sainte Russie, de cette obscure apocalypse où l’aigle était devenu vautour, le taureau bœuf-grenouille, le lion hyène vorace ; quand l’ange, au nom des Écritures, crachait le feu d’un messianisme démoniaque.

Sainte Russie, au cours du siècle xxe tu fus secouée de convulsions comme aucun corps en aucun temps ne le fut.

Peuple russe peuple prophète, l’éclair t’a foudroyé pour que tu meures et puis renaisses à l’instar du Phénix, dont le chant relie Levant et Couchant.

Rappelle-toi la fonte brutale des glaces de l’Arctique ayant modifié l’équilibre des mers, bouleversé tous les courants de l’océan dit Atlantique. En ce temps-là, le globe entier se trouvait menacé par la surveillance mondiale sophistiquée d’une Organisation s’étant elle-même prévalue d’Atlas ; dont les armements de l’espace autorisaient l’usage d’une puissance de feu sans autre égal que le Yahvé biblique. Celui-ci ne devait-il pas faire de toi l’agent d’un plan satanique ?

Peuple russe, peuple chaman, axe d’intelligence possible entre Occident et Orient, écarte l’envergure de tes ailes rouges d’aube et de crépuscule (qui n’ont pas oublié le drapeau de la Commune) et frappe ! frappe ! frappe ! la steppe de tes talons dansants, puis vole ! vole ! vole ! par-dessus l’océan du temps, pour dire au monde la vraie parole du Titan…

Ce discours exigera l’attention d’une nuit.

Pour l’essentiel, d’ailleurs, il aurait pu s’écrire voici dix ans.

Mais je vous prie de m’excuser. À l’intérieur de celui qui vous parle, un autre a déjà commencé de s’insinuer en douce. De même, sur le bord d’un fleuve (ou d’un golfe comme celui de Finlande) est-il quelquefois possible d’appréhender l’autre rive mieux que celle où l’on se trouve posté, fût-ce à partir d’un café. Tandis que se devinent à mon esprit les tremblantes lumières de Stockholm, ce dont je voudrais vous parler me revient comme s’il s’agissait de la vie et de l’œuvre de quelqu’un d’autre ; cet autre qui, de son côté, serait sans doute beaucoup plus apte que moi-même à vous narrer mon existence depuis l’année 2007, quand fut conçu le projet fou d’une telle conférence. Plus fou que le monde où nous vivions alors ? Celui que j’étais a bel et bien disparu depuis, tandis que, pour sauver les apparences, un inconnu reçut mission de continuer à tenir son rôle : il s’adresse à vous cette nuit. De sorte que vous pourrez entendre mon discours comme les paroles d’un rêve ayant eu lieu voici une décennie.

Ce sont les premiers mots que je voulais prononcer ce soir.

Car l’aède est celui qui peut dire : J’ai fait un très long voyage, et je vous en livre le témoignage. Un voyage au-delà du Théâtre de l’Atlantide, ainsi que l’affirme le titre de mon cycle achevé. Pour amer qu’il puisse paraître, ce chant d’une invisible marée se veut tonique : il n’a de sens que par son éventuelle valeur cathartique. L’écrivain n’est-il pas celui qui gratte où est la gale ? Une maladie pire nous ronge, affectant toute conscience du monde. Mon Théâtre désignait cette lèpre maligne, dont la prolifération recouvrait le globe ainsi qu’une gangue purulente.

Après bien des ravages dont il est superflu de rappeler ici les ultimes péripéties, chacun sait désormais que cette ruée vers l’Orient s’assimilait à une conquête burlesque du Far East. Bien sûr, on créa puis alimenta tous les prétextes nécessaires à l’offensive humilitaire. Bien sûr, il fallut briser l’axe Paris-Berlin-Moscou qui s’était naguère opposé à la guerre en Irak. Bien sûr, la manœuvre n’eût pu être envisagée sans ce bonapartisme de la soumission, dont un Maréchal de légende fut le glorieux modèle, mis en place à l’Élysée depuis dix ans. Mais chacun garde en mémoire combien lamentable fut l’issue d’une croisade entamée dès la chute du Mur de Berlin. L’opération guerrière nommée « Fred Astaire » vient de déraper sur le permafrost ; elle n’a pas réussi son numéro de claquettes à Vladivostok…

C’est ce dont il sera question tout au long de cet insolite réveillon. Sans ses batteries d’artefacts chaque seconde perfectionnées par des armées d’experts en contrôle de la pensée, l’opération militaire portant pour nom de code « Fred Astaire » aurait-elle pu être envisagée ?

Comme pour les troupes du Reich, un enjeu stratégique essentiel était la Perse — berceau de la supposée race aryenne —, qui rendait indispensable de cancériser la Mésopotamie, non moins que l’Égypte et la Syrie. L’on avait donc tout fait pour n’y mettre au pouvoir que les suppôts du diable, afin de justifier des budgets militaires se chiffrant en milliers de milliards de dollars : appel d’air favorable à la croissance économique mondiale…

Après l’encerclement de l’Iran par la superpuissance planétaire comme par d’autres États nucléaires, Guernica s’orienta vers un nouveau Hiroshima. C’est ici que la conscience universelle entra dans le grand jeu. Car le crime de guerre érigé en système ne se laisse guère banaliser de manière identique selon que pleut le feu du ciel au moyen de bombes conventionnelles ou par des bunker busters atomiques. Le foyer du conflit devait être Chaman, une modeste bourgade située non loin de Peshawar, au nord de l’Afghanistan.

Le numéro de claquettes exécuté par BHL et Ioulia Timochenko sur la place Maïdan à Kiev ne serait qu’un prélude…

Quand Prague, Varsovie, Sofia, Budapest, Kiev et Bucarest ; quand cette Europe orientale jadis persécutée par les Soviets, aujourd’hui rédimée grâce à Kapitotal, eut accueilli les boucliers anti-missiles afin de parer la menace des états voyous, l’offensive ultime put se déployer, visant à étendre le respect de Goldman Sachs depuis l’Oural jusqu’au Pacifique. Ce fut, pour un million de braves soldats tchadiens, portoricains ou bangladais, fièrement affublés d’un uniforme à 25 000 $, comme si quelque voix mystérieuse venue du profond de la steppe (cette hallucination leur était fournie avec l’équipement électronique), les avait appelés à buter, labourer, tringler par les armes et les bombes de vastes terres vierges n’attendant que leur semence. Afin de féconder chacun son lopin de mille verstes où surgiraient des blés pareils à ceux du Middle West. Ainsi guerre et récolte auraient-elles un résultat commun : sortir de la misère. Il suffisait de buter ces moujiks. De réussir là où Hitler et Napoléon avaient échoué, sur un plus vaste territoire encore…

La caste propriétaire du monde nourrit le fantasme insensé depuis qu’elle a congédié tous les dieux , de faire coïncider son triomphe matériel et son élection dans un éternel empyrée taillé sur le modèle des anciens cieux. Pareille opération ne peut s’accomplir qu’à condition de scinder la réalité sociale en deux mondes, l’un trivial et contingent, l’autre paraissant relever d’une nécessité divine, parée des prestiges surnaturels dont il serait à la portée de chacun d’apercevoir combien fallacieux sont les mirages, si ceux-ci n’exerçaient à toute heure leur fonction de poudre aux yeux. Cette nouvelle tyrannie parée d’habits démocratiques n’est pas simple à décrypter. Explosée l’ancienne sphère des Idées (dont témoignaient encore les héritages gaulliste et communiste), l’univers matériel seul recueille la division de l’intemporel et du temporel, sans autre médiation qu’un appareillage technique partout clamant que tout est permis.

Moscou devait brûler comme Carthage et Troie. Mais il s’imposait aux stratèges de l’Empire que l’opprobre historique dévalorisant la figure des deux précédents incendiaires de la Russie, flétrît plutôt l’image du « maître du Kremlin », que celle des factotums en place à la Maison Blanche et à l’Élysée, comme à la Banque centrale de Francfort. Si ceux-ci — conformément aux directives des agences de notation — prônaient désormais partout les principes de la résistance et de la révolution, celui-là devait incarner tous les vices du despote à renverser. Le monde libre et démocratique se mit donc à retentir d’imprécations contre Vladimir Poutine, vitupéré comme l’ennemi de son propre peuple et dénoncé comme coupable d’entraver ses aspirations légitimes à nier la barbarie slave pour se fondre dans l’Occident civilisé.

Car, de même qu’en d’autres temps le fait troyen ne pouvait exister pour les Grecs, non plus que le fait berbère pour l’armée romaine (ne parlons pas ici du fait indien pour les Conquistadors, ni du fait nègre pour les colonisations africaines), le fait slave était absent du Google Glass à travers lequel se percevait l’Est pour tout regard de l’Ouest.

Si le tiers des dizaines de millions d’hectares de terres agricoles en Europe orientale était aux mains de propriétaires occidentaux pour le prix de vingt dollars l’are, comment tolérer la nostalgie de ces culs-terreux pour l’époque soviétique ? Ainsi le discours du président russe devait-il être déclaré privé de réalité. Qu’était-ce d’autre, la réalité, qu’une liberté de circulation des capitaux pour ces propriétaires de la planète et de l’humanité que sont les investisseurs institutionnels ?

Il allait par conséquent de soi que l’ennemi disposât d’une « machine de propagande » pour bombarder son discours univoque, alors que l’Occident
jouissait d’un espace public ouvert aux opinions critiques, même si la moindre de mes phrases n’aurait trouvé d’accueil dans aucune gazette. (J’évaluais au nombre d’un million l’armée des larbins prostitués, fonctionnant dans le monde pour la tour Panoptic aux ordres de Kapitotal.)

Intoxication, désinformation, manipulation, provocation à l’Est ; libération, émancipation, rébellion, révolution à l’Ouest. Le « Fuck Europe » de la sous-secrétaire d’État américaine à Kiev ne laissait-il pas sentir un parfum des plus libertaires ?

Il n’était pas jusqu’aux diatribes enflammées de la Timochenko rêvant d’« abattre Vladimir Poutine à la mitraillette », pour qu’il ne reste « même pas la terre brûlée en Russie », qui n’offrît à deviner la poudre des barricades sur la place Rouge, et la prochaine occupation du Kremlin par Femens, Pussy Riots et autres pasionarias dévouées à Wall Street…

En vérité, celui qui vous parle n’a pas grand-chose à vous dire.

Seulement l’histoire d’un type dont les yeux d’adolescent furent éblouis par le communisme soviétique et l’idéologie situationniste. Il en conçut l’urgence de fomenter une Internationale d’un seul homme, du reste fictif, dont le nom même s’associât aux premiers exploits de la civilisation occidentale. Il se trouve que la guerre mythique avec l’Atlantide et celle contre Troie furent les premières menées par la Grèce des origines. Anatolie et Atlantide allaient donc se rencontrer pour engendrer Anatole Atlas. C’est ainsi que ce dernier créa la Sphère Convulsiviste, ultime avant-garde radicale plongeant ses racines dans l’histoire la plus archaïque. Le monde capitaliste étant voué aux convulsions guerrières, il convenait d’y répondre par une convulsivité supérieure de la conscience et de l’intelligence.

L’homme russe, l’Ivan, le Bolchevik aux dents armées d’un sanglant coutelas ne menaçait-il pas d’enjamber l’océan d’Atlas ? À peine sorti de sa forêt primitive, ne ruinerait-il pas une civilisation qui fit de l’Amérique sa Terre promise ? BHL ne disposait plus de DSK pour camper le duo des champions de l’Occident dans son numéro sur la place Maïdan. Ce coreligionnaire de la race élue, lâchement agressé durant une mission prophétique à New York, n’a-t-il pas été la victime d’une conjuration
troyo-carthagino-indio-négro-slave ? Or, depuis plus d’une décennie, n’était-ce pas à ses injonctions, comme pontife du Fonds monétaire international, que les dirigeants de l’Ukraine refusaient d’obéir ? Ne voit-on pas un complot gigantesque tramé depuis Moscou, dans le seul fait qu’ait été donné le nom russe de troïka à cet attelage d’une triple vertu salvatrice constitué de la Commission européenne, de la Banque centrale et du FMI ?

Si l’on ajoute à ces constats quelque rappel historique nous enseignant que la Crimée n’est autre que l’antique Tauride, où le chef des armées grecques Agamemnon fit aux dieux le sacrifice propitiatoire d’Iphigénie pour obtenir d’eux vents favorables avant de conquérir Ilion, de même que la litigieuse Géorgie fut cette Colchide mythique où Jason cueillit une Toison d’Or demeurée prestigieux symbole des empires européens, comment pouvait-il être acceptable pour l’Occident de voir Sébastopol demeurer dans le Pont-Euxin base navale militaire aux mains des mutins du cuirassé Potemkine ?

Elle ne revêtait donc pas moins qu’un triple enjeu symbolique, mythologique et théologique, la récente Adresse à la jeunesse européenne lancée par le président des États-Unis d’Amérique au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, dont le message essentiel incitait notre avenir à « maintenir les budgets militaires à la mesure des idéaux à défendre »…

Ces idéaux furent ceux de l’Occident judéo-chrétien, dont la plus éminente autorité spirituelle, officiant sous le nom de Ratzinger et le sobriquet de Benoît XVI, édictait il n’y a guère un dogme présentant sa tradition comme « une synthèse heureuse d’Athènes et de Jérusalem, de la raison et de la foi ». Selon le saint homme, pareille osmose entre révélation biblique et interrogation philosophique allait de soi. Même si sa théologie n’avait jamais toléré la philosophie qu’au titre de « servante » (ancilla theologiae), et même si la chrétienté ne s’était mise à penser grec en latin qu’à travers le texte arabe d’Averroès, quel idéologue aux gages eût-il osé réfuter ce dogme officiel ? Tous faisaient désormais cause commune pour authentifier la nouvelle croisade. Après avoir éliminé ces
salopards de Rouges, et leur damnée raison critique héritée du marxisme, on allait d’autant plus facilement liquider l’archaïsme irrationnel propre à l’Orient, que l’on avait pris soin d’y favoriser l’ébullition des intégrismes, d’y attiser partout la montée en fanatisme des fous d’Allah.

C’était compter sans ce qui se laisse moins compter que conter. C’était compter sans la Phénicie. Entre Athènes et Jérusalem, précisément. Entre la colombe messianique et le hibou d’Athéna, c’était compter sans l’envol du Phénix ; lui dont les ailes relient parole prophétique et logos hellénique, parce qu’il a son nid d’origine en Afrique. C’était compter sans une magie qui ne se laisse réduire à aucun calcul géostratégique. C’était compter sans l’incommensurable qui unit le souffle du désert et la vision des mers. C’était compter sans l’envol d’une divine fulgurance poétique…

C’est ma vie. Je fus, je demeure à jamais, un tovarichtch. Si ma vie reste belle, c’est qu’à tous les possibles virtuels demeurait préférable de croire en un autre possible historique. Loin de prétendre offrir d’illusoires évasions romanesques, c’est d’une telle espérance que s’irrigue mon Théâtre de l’Atlantide. Je n’ai donc jamais révolu mes rêves révolutionnaires, mais les ai orientés dans une direction littéraire, où pût se réfugier encore un convulsivisme en passe d’être prohibé sur la voie publique. Cette cathédrale de brumes à bâtir, il m’eût paru inconcevable qu’elle ne fût pas conçue dans ce que je nommai dès lors une Cinquième dimension, celle du rêve et de la mémoire. Ainsi ai-je voulu rester fidèle au slogan : « Tout le pouvoir à l’imagination ». Une imagination qui ne consentît pas à l’enclos sous le joug. Quelque chose comme répondre au délire officiel par un contre-délire, aux moyens et buts opposés. Riposter aux mythologies de pacotille, n’offrant pas la moindre chance de saisie globale d’un réel économiquement globalisé, par l’invention de créatures mythiques dont la parole s’élève où l’histoire se tait. Ainsi de Mamiwata, ainsi d’Eva de Cuba. Ainsi de Shéhérazade. Oui, quelque chose comme un tour de magie. J’écris et je vous sors toutes sortes d’histoires fabuleuses tirées de mon chapeau, si ce n’est qu’elles plongent aux racines mêmes de ce vaste théâtre où l’on croit vivre en permanence une représentation sans conséquence.

Ivan Ivanovitch Ivanov je suis, dans mes âmes innombrables. Oui, c’est toujours l’Ivan qui épouvante l’univers ! Toujours contre lui sont lancées toutes les armées de la Terre ! Vêtu d’une roubachka paysanne brodée de fleurs et chaussé de ces laptis que portaient les moujiks, la poitrine étoilée d’un emblème soviétique à l’effigie de Lénine, je bois mon kvas en silence dans une gargote parmi les pins face au golfe de Finlande.

Que la Sainte Russie, malgré ses blessures sans nombre, s’avérât à la fois l’âme et l’épine dorsale d’une résistance à la nouvelle Drang nach Osten : cela ne pouvait se prévoir voici trois ans. Même si les glaives d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’antan, par leur puissance technologique autant que par les ruses et séductions qui les animent, l’Europe et la Chine, de concert, ont actualisé la stratégie d’Alexandre Nevski face aux nouveaux Chevaliers teutoniques en créant enfin l’Asiope. Est-ce bien vrai ? J’en écarquille les yeux dans mon verre, sur cette rive de la Baltique où mon cœur avait depuis longtemps jeté l’ancre, près de l’embouchure de la Neva.

Car c’est ici qu’eut lieu le miracle. Quel savant fou pouvait-il imaginer cette explosion de la bombe du temps ? Celle-ci produisit sa déflagration, comme on sait, le 14 juillet 2014. « Vladimir Poutine tient un discours qui outrepasse les frontières du bon sens », avait déclaré l’avant-veille François Hollande en feignant de rendre hommage à la mémoire de Jean Jaurès, désignant le président russe, donc Staline et Lénine, comme responsables du conflit de 1914. Il survint alors un phénomène inexplicable : tous les journaux français furent barrés d’un même titre étalé sur l’entière largeur de leurs unes : SHALOM. Le lendemain, risée du monde était la presse hexagonale quand se reproduisit un prodige attribué par les experts à la sorcellerie des forêts sibériennes : FILE CONNARD, titraient les premières pages, de l’Humanité au Figaro. La télévision russe vainquit les suspicions de la planète en produisant aussitôt le reportage documentaire d’une invention promise à bouleverser l’ordre du monde. Le président Poutine en personne se déplaça sur ce rivage proche de Saint-Pétersbourg pour présenter la machine à faire exploser le temps. Peu spectaculaire était l’engin, qui avait les apparences d’une cabine de plage. La presse internationale était présente au rendez-vous : l’on peut dire à coup sûr de ces images, qu’elles furent les premières visionnées « en temps réel » par sept milliards d’humains…

Pas un jour ne se passait alors sans qu’un fait divers sanglant n’illustrât l’exigence de médiations nouvelles à inventer entre les rives de l’abîme social. Quelque chose comme un gouffre entre vie et mort traversait désormais le cœur même des cités occidentales. À chaque explosion meurtrière, suscitant moins la réaction de vindicte qu’un appel au dialogue chez des populations désemparées, les autorités ne réagissaient que par un surcroît de présence policière. Or, il était facile de s’aviser (c’est l’enjeu même de l’art et de la littérature) que l’essentiel, de quelque bord qu’on fût, se trouvait pour chacun dans le rapport avec les esprits de l’autre rive. Et qu’il en allait donc, pour tous, d’une double traversée du Miroir. L’enjeu de ce discours est que vous osiez vous en aviser depuis Stockholm, où vous parviennent les lueurs entourant cette rive-ci de la Baltique.

Tout alla très vite, chacun s’en souvient. Dans les mémoires se bousculent encore des scènes la veille impensables : cet aigrefin de la politique chassé de l’Élysée comme son Premier ministre de Matignon sous les quolibets d’une foule ayant soudain retrouvé l’esprit de la Révolution française, de la Commune et de la Résistance, contraints de trouver refuge, avec tout le gouvernement de leur secte rose, dans un monastère orthodoxe au fond des brumes de la Sologne.

Un plébiscite rapidement organisé ne créa de surprise qu’au sommet de la tour Panoptic, offrant le pouvoir au tandem constitué par Ségolène Royal et Dominique de Villepin, lesquels, avec les dirigeants allemande, grec, russe et chinois, non sans le soutien moral du nouveau pensionnaire du Vatican, s’empressèrent de signer le Traité d’Asiope à Kiev, dans une Ukraine réconciliée. Quel autre pays d’Europe — occidentale ou orientale — eût-il pu s’y opposer ?

« Priviet, tovarichtchi ! » : ces deux mots firent le tour du monde en moins de temps que le premier spoutnik. Salut, camarades ! : ainsi fut déclenchée cette révolution. L’humanité s’unit dans une suspension de son souffle commun, lorsque ces premiers mots furent prononcés par la créature phosphorescente surgie sur un oiseau de feu de la machine à faire exploser le temps. « Je suis Shéhérazade, une déléguée de l’an 3014 », poursuivit-elle avec la grâce que lui prêtait sa légende millénaire. « Je suis branchée pour vingt-quatre heures de votre temps actuel. Un délai fort court. Mais vous comprenez tous l’importance de cette mission. Vérifiez mes pouvoirs, prenez connaissance des vôtres, écoutez la voix du Phénix ! » Si l’on parla de miracle, c’est que la créature phosphorescente fut comprise dans tous les idiomes de la Terre. Shéhérazade rappela qu’en l’an 1014 les Mille et Une Nuits avaient pour décors Bagdad, Le Caire et Damas en ruines aujourd’hui, ce qui la forçait à l’exil en l’île d’Atlantide, où le sort des vivants préoccupait comme jamais dans l’histoire antérieure la communion des morts. Un éclair de ses yeux verts embrasa l’intelligence universelle quand elle évoqua les brasiers de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie, cette « Shoah planétaire », et qu’elle versa des larmes de sang pour décrire les situations de la Mésopotamie, de l’Égypte et de la Syrie, tous ces cataclysmes ayant eu pour origine la fin de l’Union soviétique. Une salve de questions retentit parmi les milliers de journalistes présents, qui exigeaient pour preuve de ses dires un quelconque rapport avec ces SHALOM et FILE CONNARD dont les gazettes françaises venaient d’être ridiculisées. Son sourire seul répondit, puis elle disparut dans l’envol de l’oiseau de feu. Les dix-sept lettres de ces trois mots flottèrent en une gerbe rose où l’on put lire : M. FRANÇOIS HOLLANDE

Dans cette hypnose collective à laquelle entend remédier mon tour de magie, quelle surprise ! Et nul pour s’en aviser. Cette attitude situationniste que j’avais à vingt ans, ne voilà-t-il pas qu’elle était devenue la norme sociale exigée ? De sorte que n’importe quel magazine recourait aux mots de l’inévitable Debord : « L’imposture régnante aura pu avoir l’approbation de tout un chacun, mais il lui aura fallu se passer de la mienne ».

Voyez les sitcoms télévisées, voyez les O.P.A., voyez les coups d’État situationnistes, voyez la manière dont s’organisa la récente Adresse à la jeunesse européenne d’Obama ; sans parler des multiples déclinaisons esthétiques en forme d’événements et de performances : partout sur les fronts de l’économie, de la politique et de la culture, s’imposent des formes empruntées sans le dire à l’idéologie qui convenait le mieux au nouveau marché de Kapitotal : celle d’ininterrompues constructions de situations. Shéhérazade eût-elle dû ne pas employer ce langage du show, le seul admis, le seul compris, le seul transmis par les appareillages techniques de la tour Panoptic ?

Si j’ai jamais écrit, si jamais j’ai dit mot qui vaille, c’est la faute aux yeux de Shéhérazade. Oui, la faute au regard d’une conteuse orientale, dont le dernier geste avant de s’évanouir fut pour désigner aux caméras de la planète une île au large de Kronstadt. L’Atlantide ? Moi-même, j’ai dû vaciller dans une faille spatio-temporelle pour me retrouver sur le parapet du Kirovski Most, en surplomb de la Neva, trente-cinq ans plus tôt, quand Gabriel García Márquez obtiendrait le prix faisant prétexte à mes palabres de cette nuit. Dans son discours de réception, mon devancier (qui décéda voici trois ans, trois mois avant l’apparition de Shéhérazade) prononça ces mots : « Un jour comme celui d’aujourd’hui, mon maître William Faulkner a dit dans ce lieu : “Je me refuse à admettre la fin de l’homme.” Je ne me sentirais pas digne d’occuper cet endroit qui fut le sien si je n’avais pleine conscience de ce que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la catastrophe colossale qu’il se refusait à admettre il y a trente-trois ans est une possibilité scientifique. Devant cette réalité qui, à travers tout le temps humain, a dû paraître une utopie, les inventeurs de fables se sentent le droit de croire qu’il n’est pas trop tard pour entreprendre la création de l’utopie contraire. »

D’une clarté si hallucinante est ma vision que ne dirait-on pas Shéhérazade (un pied dans le onzième, l’autre au trente et unième siècle) plus réelle aujourd’hui que vous, distingués jurés de l’Académie suédoise des lettres ?

Là-bas, dans la ville, c’est la fête et je l’entends qui gronde. Suis-je en 2017 ou en 1982 ? Sous moi l’éclat de la Neva dont les bouillonnements charrient la mémoire des lacs depuis Iaroslav, où le cours de la Volga s’en va descendre jusqu’à la mer Noire pour traverser la Méditerranée vers les colonnes d’Hercule ouvrant sur l’Atlantide en un clin d’œil. C’est à ce tourbillon sans fin que la planète fut conviée voici trois ans. L’humanité fut soudain l’Oiseau de feu des contes slaves, elle fut le prince Ivan sur son tapis volant de millénaire en millénaire aux trousses de Shéhérazade.

Au terme de toutes les fêtes commémoratives du centenaire de la révolution d’Octobre, dont vous n’ignorez pas comme elles ont émaillé l’année 2017, ici, depuis l’île Vassilevski à Saint-Pétersbourg — redevenu Leningrad —, en cette nuit de réveillon qui ouvrira l’année du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, permettez-moi de vous féliciter pour la justesse et la justice de votre choix ; tout en vous priant de m’excuser si je n’ai pas rejoint votre glorieuse compagnie sur l’autre rive de la Baltique. Car je n’y crois pas plus qu’à une rousskaïa choutka ; sans savoir trop s’il faut en rire ou éponger les larmes de mon propre délire…

Il suffit pour s’en convaincre de relire le plus génial des écrivains soviétiques, à savoir Faulkner cité par García Márquez: tout crie nécessité du communisme en ce monde, et ce cri même fait l’objet d’une stricte prohibition.

Une lecture attentive de son Théâtre de l’Atlantide vous aura révélé combien proche du déséquilibre est la personnalité de celui qui vous parle. Pour se référer aux catégories de la psychanalyse, votre serviteur se trouve, pourrait-on dire, exclusivement constitué d’un ça et d’un surmoi, souffrant du handicap d’être dépourvu de ce moi propre à l’individu bourgeois. Si ce qui lui en tient lieu combine pulsions sauvages extrêmes et puissantes appareil conceptuel, il ne reste que peu de champ libre à un organe intermédiaire, susceptible d’atténuer le choc de ces deux pôles afin d’empêcher leur explosion. Sans doute, en guise de compensation, le thème de l’axe médiateur est-il ainsi partout présent dans son œuvre introuvable, enfin sortie de l’ombre par votre vigilance : axe médiateur entre ciel et terre comme entre mondes visible et invisible, vie et mort, nuit et jour, Est et Ouest, Nord et Sud, haut et bas de l’échelle sociale.

Pareille œuvre était donc une dynamite, et vous l’avez compris en lui accordant ce prix dont l’initiateur n’était pas étranger à toute science de la déflagration spatiale. Mais votre Alfred Nobel pouvait-il concevoir une bombe du temps ? Chacun y allait en effet de son couplet, voici dix ans, pour déplorer les conséquences d’un mal dont nul ne voulait trop analyser les causes : une piraterie de la finance éprouvant peu de scrupules à soumettre le globe au carnage et au pillage dans la quête exclusive du profit maximal à court terme, dès lors que n’existait plus le garde-fou du camp d’en face. Et les plus sages, aujourd’hui, sont bien forcés de convenir que les normes de vie soviétiques, aussi spartiates que les dépeignît la propagande adverse, auraient dû être défendues comme indispensables à l’équilibre de l’humanité.

Car cette Troie moderne était, malgré ses criants défauts, le seul bouclier véritable contre une barbarie qui ne pouvait manquer de déferler sur le monde aux ordres d’un postmoderne Ubu, doté comme celui de Jarry de sa pompe à Phynance non moins que de néomachines à transformer les cervelles en poubelles à ordures.

Seul un trois millième environ de la population du globe, détenant un tiers de ses richesses, avait des raisons objectives de savourer une telle défaite historique. L’immense majorité des êtres n’aurait-elle pas eu quelque avantage à mettre en question le capitalisme, plutôt qu’un introuvable communisme ? À l’autre pôle, un tiers des créatures humaines, se partageant le trois millième des ressources produites, ne pouvait que transgresser tous les diktats idéologiques en commémorant le coup de canon du croiseur Aurore, plutôt que le crépuscule des dieux de la steppe…

Tout cela c’est de l’histoire ancienne, je le sais. Mais l’expérience des erreurs du passé ne sera pas inutile à la jeunesse rebelle quand elle fêtera, ce printemps prochain, le demi-siècle de mai 1968. Elle n’incendiera pas de voitures, ne lancera pas de pavés dans la gueule des flics, n’érigera pas de barricades : son érection sera mentale, ses pavés conceptuels et son insurrection brûlera d’un feu sacré. Outrepassant les terrorismes d’outre-gauche, elle brisera ce miroir aveuglant de la culture occidentale qui fut un miroir noir. Un miroir noir ayant occulté ce dont il s’était imbibé : Marx, Rimbaud, Van Gogh. Elle aura pris le temps de les lire comme d’entendre la musique de leurs peintures, témoignages à vif sur l’essence pure de l’Empire. Celui de Napoléon III, qui n’avait encore colonisé ni sa négation politique ni ses avant-gardes esthétiques.

Il s’avérera que l’échec méthodique de notre époque fut dans le refus d’inventer des médiations nouvelles. Vint un moment où les multiples processus se combinant pour produire ce qui apparaissait à nos yeux comme la « réalité », formèrent un tout d’une telle complexité que celle-ci ne pouvait plus être cernée par les moyens du langage ordinaire. Il y eut des flots de paroles clandestines qui ne connurent plus de rives, comme celles que je vous adresse en ignorant les bords de ce fleuve sans lit qui sépare et unit deux villes de la Baltique.

Fût-ce au risque d’outrepasser les bornes et — comme on n’imaginait pas le voir faire par un Fred Astaire —, de manquer quelque peu d’élégance en dérapant dans cet abîme, je vous invite à vous rappeler de Karl Marx, de Vincent Van Gogh, d’Arthur Rimbaud, quand ils complotèrent jadis leurs Saturnales du Phénix.

Qui est possédé par qui ? C’est la question clamée par l’œuvre de trois médiateurs entre mondes visible et invisible. Tous trois parlèrent un langage hermétique, à la frontière entre le naturel et le surnaturel. Tous trois virent la mort comme une étape dans le cycle des renaissances. Tous trois s’efforcèrent de réunir le manifeste et le caché, soucieux chacun d’un lien sacré entre les vivants et l’esprit des morts. Nul ne fut plus près qu’eux des flammes ayant allumé les yeux des populations en Europe depuis deux millénaires…

Quel délai s’écoula-t-il entre la signature du traité de l’Asiope et le déclenchement de l’opération Fred Astaire ? Il semble que la machine à faire exploser le temps de Shéhérazade ait perturbé toutes les chronométries terrestres au point que l’invasion militaire ait précédé ce qui la rendait obsolète. Une démence collective se propagea tant qu’un sursaut de convulsivité mentale guérit l’humanité de ses idéalgies. L’on ne craignit donc pas, même en Belgique, de commémorer le demi-millénaire de l’Utopie de Thomas More, parue à Louvain en 1515. La Terre se fit acclamer par l’univers en Oiseau de feu dansant sur la musique d’Igor Stravinsky, non pour des claquettes à la Fred Astaire.

La plus belle des nuits est toujours à venir.

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