Une ombre qui marche

Jean-Luc Wart,

Assis sur un banc de la Queenswalk, à quelques pas du Globe, le lieutenant Malcom Siward laissait errer son regard sur la City, amarrée comme une escadre de l’autre côté du fleuve. Le gris du ciel s’identifiait tellement à celui de la Tamise que Londres semblait suspendue dans l’espace. Par-dessous, le niveau de la marée traçait une ligne horizontale qui apaisait le désordre des tours, clochers, dômes et campaniles. Seuls paraissaient incongrus ces buildings rassemblés à sa droite, sans doute dessinés sur des sous-bocks, dans un pub du Westend, par des architectes passablement éméchés. Hormis cette touche d’humour d’un goût presque douteux, il se dégageait de l’ensemble une impression de puissance paisible qui ne laissait rien deviner de l’intense activité qui régnait là-bas.

L’image d’une autre escadre vint se superposer à cette vision de carte postale dans l’esprit du lieutenant. Celle qui l’avait débarqué à Bassorah. Cette seule évocation accentua les tremblements de sa jambe droite. Elle semblait vivre sa propre vie de terreur, indépendante de son corps, comme si elle était restée entre le Tigre et l’Euphrate. Tandis qu’il se frottait les mains de façon compulsive, à s’en arracher la peau.

Oui, il avait débarqué, pressé d’en découdre. Et à présent, il était débarqué. Largué. Syndrome post-traumatique. Pas la moindre égratignure. Juste cette blessure invisible qui lui agitait le cerveau comme l’eau du thé de cinq heures. Qu’a-t-on fait des soldats comme lui dans les guerres passées ? Il n’avait jamais entendu parler de cela. Des blessés, des morts, oui. Mais des malades de la guerre ? Qui revivent sans cesse les horreurs qu’ils ont vécues, comme un disque rayé. La détonation sourde d’un mortier. Le sifflement d’un obus. Et le crépitement presque insignifiant des kalatchnikov quand la patrouille tente de se disperser. Les hommes qui tombent comme des mouches. John qui explose à deux pas. Sa viande.

Sitôt après, le cerveau rembobinait la bande. Rewind.

Siward n’était pourtant pas une poule mouillée. C’était un officier d’élite, habitué à une discipline de fer. Il avait subi un entraînement du tonnerre de Dieu. C’était un pro. Un guerrier. Non, Siward n’était pas une poule mouillée.

Normalement, à cette heure, le lieutenant aurait dû regagner l’hôpital militaire. Mais il s’était accordé un petit répit. Il était en mission, voyez-vous ? C’est ainsi que le psychiatre s’était exprimé. « Vous êtes en mission, lieutenant. Oui, c’est un ordre. Non, vous ne pouvez pas refuser. » Drôle de mission, assurément ! Ce toubib s’était mis dans la tête de faire jouer par ses patients une pièce de Shakespeare. Siward était du nombre. Lui, il aurait préféré traverser trois fois Hyde Park en courant avec son barda sur le dos. Il ne se sentait vraiment pas doué pour ces sottises. Le théâtre ! Shakespeare ! Il aurait pu comprendre qu’on le fasse jouer dans le songe d’une nuit d’été, histoire de lui changer les idées, de lui rendre le sourire, peut-être. Mais non. Ce psy de malheur avait choisi Macbeth.

En fait, il s’agissait d’enregistrer un C.D. audio à destination des pensionnaires des hôpitaux de Sa Majesté, qui s’ennuient à mourir. Et, de toutes les grandes pièces du grand Wil, seule Macbeth n’avait pas encore été éditée. Le psy prétendait que l’épreuve aurait un effet thérapeutique. Comptait-il vaincre le feu par un autre feu, le sang par le sang ?

Ils répétaient dans l’annexe moderne du Globe, sous la direction d’un metteur en scène connu, qui avait dirigé Sir Laurence Oliver, excusez du peu. Cet homme de l’art avait été séduit, prétendait-il, par la voix du lieutenant. A moins qu’il ait reçu des instructions de l’hôpital. Et c’était à lui, Malcolm Siward, pauvre victime tremblante et compulsive, qu’était confié le rôle de Macbeth. Rien de moins. L’autre s’était sans doute dit qu’étant donné son vécu, il trouverait le ton juste pour clamer que la vie est comme ces histoires sans queue ni tête, ponctuées de grognements furieux, que les fous racontent.

Et c’est ainsi que Malcolm était, avec ses congénères – dont des femmes presque aussi traumatisées que lui – parti à la rencontre de ces phrases perfides qui l’atteignaient comme des décharges électriques : « Les peurs vécues nous causent moins d’effroi que nos terreurs imaginaires ». Vas-y voir, merde !

Ou bien il se revoyait vider les maisons avec sa patrouille. Sortait d’abord une jeune fille terrorisée à la vue de ces soldats du futur, casqués, masqués, à la carrure accentuée par le gilet pare-balles, hérissés d’armes sophistiquées. Puis venaient les enfants, tremblants comme des feuilles. La jeune fille avait dû rentrer dans sa gorge ces mots qu’elle sentait inutiles « Je n’ai rien fait de mal », cette excuse de femme. Elle s’attendait au pire. « Elle nous croyait parfaitement capables de la violer, de la tuer. Nous avions pour elle le visage de l’ennemi séculaire qui exige son dû. Ce diable de bateleur élisabéthain avait croisé nos regards, je vous jure ! »

Le metteur en scène avait cru bon d’expliquer « Vous savez, quand on veut jouer Shakespeare, le public, il faut le faire entrer à coups de pied au cul dans un monde qu’il ne connaît pas. Les gens, ils vivent dans leur cocon. Ils ne doivent pas se battre, au sens propre, pour survivre. Ils évoluent dans un univers qui les protège. L’essentiel et le superflu  leur reviennent, moyennant quelques shillings. Le pain, l’eau, l’électricité, le gaz. Ils ne connaissent les ténèbres et le sang que dans leur imagination. La blessure, la maladie ne surviennent chez eux que par accident. En attendant, ils vaquent peinards à leurs petites occupations, mangent bio, se soumettent au régime crétois pour prolonger leur existence pépère. Le monde de Shakespeare, c’est une tempête déchaînée, pleine de bruit et de fureur, où soufflent les vents contraires des passions. Cela saigne de partout. On y meurt de mort violente à chaque coin de rue. Hommes, femmes, enfants. C’est un monde entouré de ténèbres, que la raison éclaire à peine, hanté par les sorcières et les revenants. Où l’on risque sa vie quand on fait l’amour, quand on dort, quand on mange, quand on va chercher de l’eau.  Vous tous, qui revenez de là-bas, vous connaissez ce monde-là. Vous aussi, vous avez pensé, ne fût-ce qu’un instant, pour l’avoir frôlée, que la mort n’était après tout qu’une forme avancée du sommeil et rien d’autre. Mais cette idée somme toute rassurante s’est tout de suite effacée alors qu’une autre surgissait : « oui, mais dans ce sommeil, quels cauchemars peuvent survenir ? » Et vous en connaissez un bout en fait de cauchemars, non ? »

Malcolm ne pouvait dire si ces paroles lui avaient fait du bien. C’est vrai qu’à voir ses concitoyens s’agiter dans leur fourmilière à l’abri de l’horreur, on les croirait  déambuler dans un univers parallèle qui exclurait le sien, trop lointain, trop cruel. Un peu comme s’il se trouvait sur une scène, baignant dans une lumière artificielle d’outre-tombe, en train de raconter des histoires de fou, tandis que les autres, dans leurs fauteuils, feignaient de s’intéresser à ses contes à dormir debout mais n’en pensaient pas moins.

« Votre fils a payé sa dette de soldat, Monseigneur ; il vécut simplement pour devenir un homme ! » Hier, sa femme et ses enfants étaient venus à l’hôpital voir un héros, un défenseur de la liberté. Et qu’est-ce qu’ils avaient vu ? Une victime tremblante, dans une chambre aux fenêtres grillagées. Avant, oui, il était un homme. Maintenant…

Combien de temps encore allait-il devoir endurer ces cauchemars –  quand il parvenait à dormir –  combien de fois se frotterait-il les mains comme le fait Lady Macbeth pour effacer la trace du sang de ses victimes ? Qu’est-ce que l’armée allait faire de lui ? Les éclopés de l’âme ne défilent pas dans le cortège des vainqueurs. Guérirait-il ? Jamais tout à fait, lui avait-on dit. Mais cela allait s’atténuer. Avec le temps.

La Tamise s’en allait tranquillement vers la mer. Tentante. To die, to sleep, no more.

La répétition générale venait de se terminer. Le metteur en scène les avait applaudis. Restait l’enregistrement dans les studios de la B.B.C. Le lieutenant Malcolm Siward se leva de son banc, indifférent au crachin qui se répandait sur Londres comme une émulsion délétère.

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