La nuit de William

Thilde Barboni,

Nulle nuit nest si longue que le jour ne la suive.

Macbeth

1603. William court dans les rues de Londres. Il a mal. Son cœur lui donne l’impression de gonfler dans sa poitrine, de toucher sa peau pour le faire éclater de l’intérieur. Il marche à grands pas, trébuche, les bras tendus. Il fait noir mais il préfère l’obscurité aux lueurs qui, de temps à autre, déchirent le voile du réel et lui offrent une vision d’enfer. Courir, ne pas regarder ces hommes et ces femmes à la peau noircie, grelottant au bord du tombeau. Courir vers le théâtre, se concentrer sur les visions qui colorent son univers intime.

Elizabeth est morte. La reine des fées a rejoint ses rêves. Elle a abandonné son corps décharné et maigre, son visage de spectre, pour s’envoler de l’autre côté du miroir. Eliza, la mère de l’Angleterre, a abandonné ses sujets, des sujets qui pourrissent sur pieds et la rejoindront bientôt tous dans l’au-delà.

Lady Elizabeth. Mother Lisbeth, mabeth… Une femme bien réelle dans un costume de Reine, une femme qui a condamné son dernier favori à l’échafaud. Le bien, le mal, le sang, l’amour, la folie…

William s’arrête au coin d’une ruelle. Le bruit de son propre souffle l’effraie. Il relève la tête. Courir vers le théâtre, ne pas penser à ce monde qui se décompose autour de lui. L’odeur le prend aux narines. Il a pourtant pris soin de respirer à travers un mouchoir imprégné d’herbes médicinales. Mais l’odeur est trop forte, elle agresse tous ses sens. Il tousse, cligne des yeux. Il ne voit plus rien, marche à l’aveugle comme s’il abordait une île les yeux bandés.

— Alors mon mignon, on vient danser avec la mort ?

Une sorcière à la peau noircie s’avance vers lui en grelottant. Cette femme souffre de la peste comme bon nombre de Londoniens. Les symptômes sont toujours les mêmes : le visage s’obscurcit, comme pris d’une sombre colère puis gonfle jusqu’à l’éclatement. La fièvre provoque le délire. Certains perdent la tête au point de tuer de leurs propres mains ceux qu’ils aiment.

— William, tous les théâtres sont fermés. Où cours-tu ?

Qui l’a reconnu ? Il ne voit personne. Emprisonné dans cette nuit de cauchemar, William tremble et se remet à courir vers le seul lieu au monde susceptible de le rassurer, le seul lieu où réalité et rêve se mélangent à l’infini, où les fictions s’entrecroisent, où l’illusion est reine. Il a interprété tant de personnages qu’au cours de ses jeunes années, il ne savait plus qui il était exactement.

Mais aujourd’hui il écrit. Il s’est enfin trouvé. Il n’est plus un acteur mais le créateur d’êtres tout droit sortis d’une imagination qui se défend de la violence du monde en l’avalant, en l’incorporant pour mieux la restituer sous forme de tragédies, de pièces aux personnages plus tyranniques que sa propre progéniture.

Ses enfants ? Les autres, ceux de chair et de sang, sont restés près de leur mère. Que deviendraient-ils s’il venait à mourir ? Il faudrait peut-être faire comme ces rois qui règlent leur succession bien avant leur mise au tombeau. William pense enfin à ses trois enfants. Trois, mauvais chiffre pour un partage.

Un roi, trois fils, non, plutôt trois filles. Un roi égoïste, autoritaire, un despote. Il partage son royaume entre ses trois filles, de son vivant. Voilà une bonne idée. La suite coule de source. Abandonné par la protection de la royauté, il découvre la véritable nature humaine, il perd le filtre qui lui rendait la vie supportable. Un roi déchu, abandonné, trahi, un roi errant qui n’a plus pour compagnon qu’un fou. Will Shakespeare. Will Peare. Lear.

— La bonne aventure ? Voulez-vous savoir ce que disent les horoscopes ?

— Les horoscopes ? pas besoin d’horoscope pour savoir qu’on va tous crever. Le petit monsieur aussi…

D’où sortent-elles, ces sorcières ? Vision d’horreur. Des sorcières qui prédisent un avenir funeste. William les contourne mais elles s’agrippent à sa manche, il perçoit leur haleine fétide. Monstrueuses caricatures de femelles qui se complaisent à semer les graines du mal à venir. Il a envie de les écarter violemment de son chemin, de les tuer. Pourquoi pas ? Il pourrait les étrangler impunément. Cette nuit, le mal peut s’exercer en toute impunité. Le mal est là, tentateur.

Un homme choisit le mal, c’est le mari de l’autre, de Lady Macbeth. Il choisit les ténèbres et les ténèbres ne le lâcheront plus. Il assassine le sommeil, il ne dormira plus… Macbeth. Voilà un nom qui plaît à William, un nom qui plonge dans le mal et qui s’affermit par le mal.

— William, tu n’as pas peur ?

— J’ai presque oublié le goût de la peur.

— Mais William, la peste ! Rentre chez toi.

William n’écoute plus. Autour de lui, des corps immobiles, à la chair boursouflée, une odeur de bête pourrissante, les tripes à l’air.

Macbeth, un être gorgé d’horreur, abreuvé de crimes, un être que l’épouvante ne peut plus faire tressaillir.

— Mais où as-tu la tête, William ? Où cours-tu ?

Où il court ? Question idiote posée par un insensé.

— Je vais au théâtre.

— William ! Le théâtre est fermé ! Le théâtre est fermé pour cause de peste !

William tâtonne, les bras en avant comme un somnambule.

Il a mal, très mal. Son cœur se déchire, éclate. La douleur est immense. Il n’avait pourtant pas imaginé cette souffrance. Tout avait commencé par un jeu de regards, par des joutes amoureuses, par une relation légère, ourlée d’insouciance. Tout avait commencé dans la clarté d’un petit matin prometteur. Il l’avait vue si jeune, si claire. À sa vue, il avait eu la sensation d’être un chevalier qui n’attendait qu’une femme comme elle pour exprimer tout ce qu’il avait en lui de bon, d’élevé et de confiant. Il l’avait vue et il avait eu la sensation qu’il était devenu meilleur, rien qu’en un regard.

Un homme, un chevalier presque, un caractère intrépide et fort, un homme de guerre et un poète. Un prince venu d’un ancien royaume, qui aime les étoiles et qui voue à la femme aimée un amour fait de tendresse et d’adoration.

— Elle ne t’aime pas. Tu n’as pas compris son manège ? Elle se joue de toi.

Et c’est ainsi que tout bascule. William serre les poings contre sa poitrine, il respire avec difficulté. Une fois encore, le voile du rêve s’est déchiré sur la réalité. Le rideau s’est ouvert sur la trahison. Le monde est voué au sang et à la décomposition, l’amour n’est qu’un leurre. Il faut tuer ceux que l’on aime, les tuer pour calmer la folie qu’ils font naître en nous…

Un homme, noir de peau, amoureux, fort, bon, un peu poète. Une femme. La trahison.

— Le monde bascule dans la folie.

La sorcière a raison, le monde a un hoquet et la folie s’empare des hommes. Le sang, la mort, les ténèbres envahissent tout : les rues, les royaumes, les esprits.

William marche à grandes enjambées. Il se demande s’il va survivre à cette nuit d’épouvante. La peste et ses miasmes vont-ils détruire Londres, l’Angleterre, le globe ? N’y a-t-il pas eu assez de souffrances, de supplices, d’horreurs ? Faut-il y ajouter cette pestilence ? William pense à tous ces personnages qui se bousculent en lui avec leurs passions, leurs folies qui répondent en écho au désordre du monde. Il veut décrire ces fureurs. Il va le faire, très vite.

— Où il va le joli monsieur ?

Une femme édentée lui sourit. Il la salue, en se pliant en deux, comme s’il était sur une scène et continue sa course.

Macbeth et sa Lady. Othello. Le roi Lear. Aura-t-il seulement le temps de tout écrire ?

— William ? Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je cherche Mona.

— Mona ? Mais William, ils l’ont emportée hier. Elle avait de la fièvre. J’ai bien peur que…

— Où est-elle ? Où est Mona ?

— Viens William, on ne peut pas rester dans les rues. On se croirait en enfer.

— Je dois aller au théâtre.

— Tu n’es pas au courant ? Le théâtre est fermé. Et pour longtemps.

— Ce n’est pas possible. On ne peut pas fermer le théâtre.

— C’est la peste, William. On n’y peut rien, personne n’y peut rien.

— Mona est partie ? Elle avait de la fièvre ?

— Viens William. Mona va mourir. On ne peut plus rien pour elle.

— Mourir ?

— Tu sais, l’autre jour, quand je t’ai dit que… Je voulais te dire, William, j’ai été stupide. En fait j’étais jaloux, j’ai bien vu qu’elle te plaisait, que tu lui plaisais, j’ai dit qu’elle avait un amoureux pour te détourner d’elle. Il fallait que je te le dise. Je suis tellement désolé. Pardonne-moi…

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Plus rien n’a d’importance William, rentre chez toi. I go now…

William a envie de se battre en duel avec cet homme. Et cette

manière qu’il a de dire « I go » comme s’il n’avait rien fait de mal…

Iago, le traître, Iago par qui la trahison, le mal arrivent.

Il aimerait tant que quelqu’un le prenne par la main, le conduise jusqu’à elle et lui dise calmement « that’s Mona ».

Desdemona…

William pense à des lectures, à des histoires qui se mêlent à ses propres histoires. Tout n’est que répétitions exacerbées. Le théâtre est fermé, le monde pourrit autour de lui. Il va écrire, il n’a plus que cela à faire, si le destin lui en laisse le temps.

Il titube, ouvre les yeux sur la nuit noire. Mais quand va finir cette maudite nuit ? Quand va enfin finir cette épouvante ?

Il se ressaisit. Il plaque le mouchoir contre sa bouche, rebrousse chemin, se remet à courir les yeux levés. William cherche dans le ciel les lueurs annonciatrices du jour…

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