Une saison de sucres

Daniel Simon,

1

En entrant dans la pâtisserie, c’est à sa mère qu’elle pense, à sa mère enfournée dans la nuit des tissus et des voiles, à sa mère dans le velouté des sucres et des miels, à toute cette masse qui s’attache à ses hanches, à ses seins, à ses fesses et que son père visite encore dans les saveurs conjugales d’après Javel et nettoyages divers.

(Je ne peux lui ressembler ainsi, je ne peux, je ne veux devenir ce tas de graisse qui fait bander un homme, je ne veux pas de cette chair qui tremblote dans le froissé des étoffes, je suis ici, dans la boulangerie, pour choisir, payer et emporter ce que ma mère exige, je suis fille et de bonne volonté, je m’adapte, j’obéis, je souris, je mange, trop, comme les hommes de la maison m’y invitent, mes frères qui veulent me voir grossir pour les débarrasser du souci de me protéger, trop grosse je serai laide et lourde, trop lente pour la cavale, une grosse c’est plus simple à maîtriser, plus malhabile à se défaire des brides, une grasse, ça s’installe, ça pose ses masses, ça étale ses rouleaux de suif, c’est difficile à distraire, c’est tout entier concentré sur sa colonne comme un mât d’abondance, un tas ça ne bouge pas, ça prend place, ça creuse le paysage et ça se tait.)

Elle entre dans la pâtisserie de l’avenue Rogier, pas d’enseigne, une vitrine sans apprêts et tout de suite, livrés au fourmillement de l’insuline qui ronge son frein, des centaines de gâteaux saupoudrés, des plaies d’amande, des sourcils de cannelle, des tétons en rosaces glacées, des boutons de pistache sur des coulis sucrés. De la saveur assassine. Rien que du goût pour l’abandon et la servilité. Une caverne pour un Ali Baba obèse et doucereux, le pire qu’on puisse croiser…

Elle l’entend Ali, le bel Ali qui racole, Ali qui rigole, Ali qui batifole entre galettes et crêpes aigres…

« Alors petite, je te connais, parole de pâtissier, je vois dans ton regard où tout ce sucre va s’accrocher, je vois où le miel va noyer tes artères, je sais que tu me hais mais ta mère est ma meilleure alliée, elle tricote avec moi des entraves où ton sang s’alourdit, elle caramélise lentement ta volonté de gamine, elle me tend la main que je saisis avec la fermeté du père qui enrobe la statue des filles pubères, tu es déjà à l’homme qui cassera le marbre de tes glacis, au mari qui enfoncera sa langue dans tes moiteurs de cardamome, tu es à moi et c’est ta mère que je sers chaque jour quand tu viens jusqu’à moi. »

(Je te vois bouffi chipoteur de pâte, lissant tes levains, tout encrassé des odeurs de raisins cuits jusque dans la culotte des employées, fausses blondes, cul tendu sous le cache-poussière blanc, de la farine sous les bras, je te guette, salaud nourricier, maquereau de ma mère, fichu mac de sa faim de bites et de sucre, tu les engraisses toutes dans le quartier, elles viennent chercher ce que tu peux leur donner alors que leur mari passe ses nuits dans des cafés d’hommes en rêvant de pétasses rousses, boivent du thé comme des alcools de rêve et fument pour disparaître dans ce gâchis d’illusions et d’impuissances.)

En apnée, elle se concentre, attend sa commande, glisse le billet, prend sa monnaie et sort en soufflant des « maleikoum Salam », « maleikoum Salant », « maleikoum Salam » aux clients qui entrent en saluant. Elle sait qu’elle va courir maintenant jusqu’à la maison, vers le parc Josaphat, qu’elle va courir entre les arbres de l’avenue Deschanel, à bout de souffle en pressant toute cette chaleur odorante contre sa poitrine, elle écrase les gâteaux délicats, elle se sent sale, elle abîme tout ce qu’elle touche, elle s’en veut, elle ralentit le pas, s’assied sur un banc, reconditionne l’emballage, le ficelle bien serré, s’essuie les mains dans l’herbe déjà humide, elle nettoie ses mains qui ont manipulé ces choses, elle tient maintenant le paquet devant elle comme une bombe, presque à bout de bras, en détournant un peu la tête, elle ralentit le pas encore, elle respire, elle se dit qu’elle s’en est bien tirée cette fois et elle rentre chez elle. Sa mère l’attend, lui prend le paquet des mains, déballe, arrache presque l’emballage, approche les gâteaux de ses narines, passe et repasse le nez au-dessus des cornes de gazelle, des amas de beignets collés dans des confusions confites, elle renifle la coke doucereuse, la poudre de sucre glacé lui colle au fond de teint, elle a des pâleurs soudaines, des mouches de confiserie lui collent aux joues, elle est chez elle, elle emporte le tout dans sa chambre, trottinant et tortillant des fesses devant un amant invisible qui lui pince le derrière à chaque pas, elle claque la porte derrière elle, long soupir dans la chambre, couinements, matelas qui grince, silence soudain.

Elle en a assez de cette mère forniqueuse. Elle se déshabille, prend une douche, dépose ses vêtements sur la chaise de sa chambre, entre sous le jet, se frotte le visage, malaxe sa chevelure par poignées, elle ne sent plus cette peste, ces relents mielleux, elle commence à se sentir plus légère, plus lisse, moins soumise, elle ruisselle, elle contrôle ce qui tente de pousser chez ses sœurs, et les autres, ses tantes, ses mères, toutes ces mères affublées de lambeaux de beauté, fagotées dans des restes de jeunesse éteinte. C’était ma mère, c’était une fée, le mal d’amour en a fait une sorcière.

Elle s’habille, jupe longue, noire et fendue en bas, T-shirt moulant, glisse une veste trop ample, blanche, immaculée, toute cette lumière met son visage et ses mains brunes en valeur, peau de soleil couchant, peau de senteurs calculées, parfum trop cher pour cette petite trop jeune…

(C’est cela qu’ils verront, le blanc et le noir, pas de fesses, pas de seins, c’est ce qu’ils veulent, toute en formes et en retrait, merde.)

Le foulard bien noué, pas de cheveux, rien que le visage, les yeux, la bouche, le nez comme plus lumineux encore, elle sort.

Souad pense à ses copines, agents doubles du désir, strings dans le bas, voiles élégants dans le haut. Elles rient quand elles s’appellent comme ça, « agents doubles », elles font de la résistance, elles jouent à se cacher des uns et des autres. Elles se maquillent et démaquillent trois fois par jour quand elles changent de zone, qu’elles pénètrent en terrain connu ou inconnu, la tactique s’adapte, les corps ondulent ou traînent la patte, c’est selon. Elles relèvent la tête ou comptent les crottes des trottoirs, ça dépend des scrutateurs. Les scrutateurs, les espions, les fêtards du secret sont là, appuyés sur les murs comme s’ils les tenaient en prévision d’un éboulement soudain, ils parlent, commentent, de tous leurs yeux ils scrutent. Elles le savent, alors elles se font chiennes basses pour, quelques mètres plus loin, retrouver le coulé des félins.

2

Mais là, dehors, elle passe, elle engendre, elle bouscule les regards cahotants, elle sait que le plus dangereux, le plus urgent, le plus gênant n’a plus cours depuis longtemps, rien que du pipeau, de la virginité recousue contre monnaie sonnante et trébuchante, de la parole émiettée, des attitudes sans inspiration, le plus dangereux, la vérité, le plus dangereux, échapper à la haine du désir des hommes de son clan, à la violence des bites sans vocabulaire, à la rudesse des caresses qui connaissent les chemins les plus courts, le plus dangereux, la palabre éteinte des hommes perclus de colère et de frustration, elle sait que le plus dangereux est dans son camp, le plus dangereux, ce sont ses frères, porteurs de masques, amateurs de putes aux allures de chastes cousines, hypocrites aux regards de velours, princes de l’entourloupe, petites frappes engluées dans la boue des dialogues plombés, le plus dangereux, ce sont les mâles de sa tribu, les garçons aux ailes encombrantes, les petits mecs aux lèvres sanguines, les connards arrogants et bouclés de prophéties comme des sourates d insultes, le plus dangereux c’est la jeunesse qui l’entoure, les corps dépliés, prêts à l’emploi de l’amour vite emballé, le plus dangereux, ce sont les bousculades des coups de queue mal embouchées, le plus dangereux, ce sont les nuits des hommes sans caresses et bombardés de foutre à chaque coin de rue de l’Internet du cul, le plus dangereux, c’est ce rien qui baigne dans des odeurs de sexe et ils vont, les dents blanches, dans des tunnels de solitude froide.

3

Maintenant, elle ne se soucie plus de ces ardeurs de foire, elle sait que ce ne sont que parades et jongleries d’hormones, elle méprise vite, elle apprend le meilleur de ce que ses frères assènent et elle en rit du meilleur, de ces morales contondantes, de ces coups de bluff du respect, de cette antienne délabrée, respect, de cette obscure cave aux puanteurs intimes, respect, de cette emphase démocratique de la censure et du couteau sur la gorge, respect, de l’abandon de tout courage et de toute liberté, respect, elle en rit de ce respect qui sonne comme un pet sinueux dans des conversations vides, elle sait que tous ces mots ne sont que fards, rimmels et crèmes de voisinage, elle sait que le maquillage est la seule vertu qu’ils connaissent. Elle plonge corps tendu dans cette vague obscure.

(Je les vois messieurs et bons papas passant dans la rue, tête penchée sur les soucis du jour, je les vois, chaloupant entre poubelles et poussettes, convaincus de la force des choses, de la culture qu’ils confondent avec leurs sales habitudes, je les vois hésiter à franchir la largeur des trottoirs quand je passe devant eux, le regard se relève, les épaules et le ventre se rentrent, je les vois toussoter et regarder ailleurs ; ailleurs est habité de moi, de ce que je livre dans la scansion des talons, dans le bruissement des satins et du coton, je les vois renâcler à prendre un autre vent, ils font du cabotage, suivent les portulans de leurs envies, remontent la rue, piquent du nez aux vitrines, reprennent le chemin en sens inverse, sont sens dessus dessous, marchent au hasard du piquant des parfums, promènent leurs envies, prennent trams ou bus, s’en vont dans le lointain des poulets-compote et des chicons-gratin, retrouvent la misère des mécontentements, fantasment, crachent et bandent seuls, vont sans cesse vers le froid et le sombre.)

4

Enfin elle entre dans l’école, elle est en retard, elle s’attend à remontrances et fermeté, le Proviseur, costume sombre et ligné l’appelle, je vous en prie Mademoiselle, je vous attends dans mon bureau, elle opine, le suit, inspire, tend ses seins, mouille sa bouche, elle se dit que ça suffira, il est assis, le corps en arrière, l’invite à s’asseoir, elle se penche en avant, baisse les yeux, parle doucement, l’œil humide, l’homme toussote, lui rappelle horaires et respect, elle sourit, il s’interrompt, elle baisse encore les yeux et il poursuit, votre attitude n’est que velléité et hésitation, il vous faut réagir Mademoiselle, vous êtes un excellent élément, l’avenir vous ouvre les bras, travaillez, tenez bon, pensez que vous serez la fierté de votre communauté, elle entend ces mots, ces phrases toutes faites, cet avenir qu’il évoque pour elle sans lui demander son avis, elle entend qu’il parle comme ses frères, son père, il parle au nom de cette liberté inscrite sur le fronton de l’école, elle entend quelque chose de très différent de ce qu’elle espérait, quelque chose comme lui demander son avis, lui accorder le temps de ne pas pouvoir répondre, elle entend le mot communauté et elle le prend presque comme une insulte discrète, elle se souvient de son cours de français, de Voltaire, le Grand, le Brave, le Dialogueur, Voltaire le Grand si grand qu’il échappe à notre entendement aujourd’hui, Voltaire l’alibi de ceux qui parlent en votre nom, elle saisit cela même si elle ne connaît pas grand-chose de Voltaire, le Code noir, les actions de Voltaire placées dans le commerce triangulaire du bois d’ébène, ça, elle connaît un peu et ça l’arrange, les îles, la Martinique, les Antilles et les esclaves à qui le Proviseur parle, parlait, parlera de la même manière polie et circonspecte, elle sait tout cela, alors elle se redresse, éclate en sanglots, fiait glisser lentement son voile sur le côté du visage, les cheveux apparaissent, les boucles se mêlent aux plis du tissu, son front se dégage, ses joues glissent vers ses lèvres sombres, le Proviseur sent que ce voile qui tombe lui pèsera lourd dans les mains bientôt mais il le retire, lentement, il place ses paumes des deux côtés du visage de Souad, elle ne tremble d’aucune façon, elle est bien droite, la bouche entrouverte, la voix basse. voix de ventre comme le lui a appris son formateur en communication, voix de ventre et de confidence disait-il, elle est donc confidente, elle lui dit qu’il est le seul à taire vraiment attention à elle, qu’elle n’est que difficultés et incompréhension devant un monde si dur, elle sourit malgré elle disant cela, si dur, il se rapproche, la frôle, elle penche la tête et tout le corps sur le côté comme si une force invisible allait la ravir, l’emporter dans l’autre monde, celui où ne va jamais le Proviseur, elle glisse imperceptiblement dans ses bras, elle va s’évanouir, elle est ailleurs, un peu quand même dans ses bras et elle ne trouve pas cela désagréable, elle sait qu’il n’y a plus de Proviseur, qu’il est près d’abandonner, elle le sent à la force de ses mains et de ses bras sur elle, elle miaule presque, elle va glisser encore, il la soulève, la porte jusqu’à un fauteuil où il fait sa sieste avant la reprise de l’après-midi, la porte en la serrant contre lui, sait qu’il est en train de se perdre, et c’est tout son monde intellectuel qui vacille, son odeur, ce voile glissé sur ses épaules, cette bouche trop bien maquillée, ce petit corps qui gémit de tristesse, des mots lui viennent, Orient, plaisirs, hammam, harem, secrets, parfums, il pense à Champollion, à Delacroix, aux guerres d’indépendance, il pense à toutes ces choses qui le redressent, il la dépose sur le fauteuil, elle se love sur les coussins de velours vert, elle soupire, se détend, il s’assied près d’elle, lui passe la main sur le front, elle murmure pardon, il murmure, c’est rien, elle enchaîne, vous demande tellement pardon, à vous, rien qu’à vous que j’admire et respecte, sa main se fait plus pressante sur le front, elle pose ses doigts légèrement sur son avant-bras, il frissonne, elle éternue, elle dit ça va mieux, il redresse la tête comme s’il se réveillait, les yeux lourds, se redresse et prend sa voix de tête, elle note, voix métallique et nette, il dit qu’elle doit rejoindre sa classe maintenant, qu’elle ne peut plus se permettre ces retards, elle promet, voix de ventre toujours, plus efficace encore, se relève, place son voile autour du visage plus brun qu’à l’accoutumée, elle cherche une épingle dans le fauteuil, elle tire sur sa robe, le remercie, promesse et respect, elle enchaîne, mémoire et reconnaissance, elle sort.

Elle sourit et n’en finit pas de sortir.

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