Utérus artificiel

Pascal Vrebos,

Lorsqu’elle ouvrit cette encyclopédie en plein ciel (elle avait trente-trois minutes de trajet et donc de lecture entre Mégalo Pékin et New New York) et qu’elle se plongea d’un claquement de doigts neuroniques dans l’histoire critique et comparée des accouchements de l’Époque Industrielle, elle ressentit un trouble dysphorique qu’aucun instrument ne put diagnostiquer.

L’homo sapiens sapiens était un arriéré qui ne se prenait plus pour un chimpanzé, murmura-t-elle.

Ère barbare (les photos étaient monstrueuses) pour ces femmes, lisait-elle, qui enflaient, œdémateuses, dolentes et fourbues, ces glandes mammaires dilatées, estampillées de vergetures, ces corps-bubons, et puis ces entrailles en pagaille, ces expulsions dans le sang et le plasma avec parfois la mort en finale, et ces êtres miniatures expulsés qui basculaient dans l’ex-istence (1) avec toutes ces infirmités, ces maladies qui les poursuivraient pendant leur vie si brève, et cette joie/fierté de porter « la chair de la chair », comme elles s’en gargarisaient, et cette arrogance discriminatoire devant le géniteur dont le devoir se limitait à expulser sa semence le plus loin possible à moins que, plus tard, des médecins le fassent in vitro, de manière artisanale.

Dingue, rigola-t-elle devant la mine étonnée de son voisin de circumnavigation, ces femmes de jadis qui pensaient servir à quelque chose car elles portaient en elle un embryon et ces hommes avec leur phantasme de l’éjaculation vigoureuse… S’ils voyaient comme aujourd’hui on extrait leur semence toute fraîche à même les testicules !

Dingue, dingue, se dit-elle à mi-voix, ce peu d’égalité entre sexes à cette époque, toujours coincés dans le même rôle d’homme et de femme, et pourquoi mélanger vulgairement la jouissance et les jeux raffinés du sexe avec une insignifiante reproduction ? Même les animaux domestiqués ne jouent plus à la saillie pour procréer !

Elle et Lui auraient leur premier fils dans le premier décan de la Moyenne Chaleur et une fille, plus tard, au quatrième décan des Tempérés.

Dans le fœtus artificiel qu’ils avaient loué à bon prix et qui trônait sur fond de chuintement presque musical dans la chambre tiède de leur habitacle, les prémisses du fils cheminaient selon les protocoles.

Le bilan préventif se présentait dans les normes : ils avaient supprimé vingt-quatre syndromes et deux dysmorphoses futures. Dans une semaine, les analyses et l’allopsie seraient encore plus fouillés.

Ils s’étaient disputés plus d’une semaine et sans ménagement pour la couleur des yeux : verts, verts, verts, il y tenait, avec des pointes de gris argent, c’était à la mode, il y cédait, elle, non. Elle se défendait avec calme comme au Grand Tribunal, plaidant pour du bleu céruléen pur. Du pur azur code 47. Il fallut un médiateur utérin (un senior de cent quarante-sept ans qui avait connu les Guerres de l’Eau) et des heures de dialectique primaire pour aborder ce dilemme, somme toute banal.

Ils s’accordèrent sur du vert tilleul légèrement cendré et des cheveux ébène code 02.

Pour les autres paramètres, ce fut un joyeux consensus.

1,85 mètre et 72 kg, des lèvres de type 61ZE7, un pénis moyen (les femmes se plaignaient de mensurations trop fortes que les pères imposaient souvent, malgré les recommandations des praticiens assermentés) et une peau glabre à l’image du lisse esthétique qui fait fureur en 3019 malgré les hoquets en tout genre d’une planète défigurée.

Puis, comme jeu, ils imaginèrent déjà leur fille… cheveux miellés topaze bouclés, yeux émeraude avec des filets soufre, 1 74 mètres et 63 kg, la poitrine moyenne (la mode revenait aux petits seins, mais elle savait que, malgré tout, les hommes préféraient un certain volume) les lèvres ourlées DPA625, et pour le reste, on verrait dans un an.

Elle se dit que dans deux mois son futur fils connaîtrait déjà au moins quatre langues et les bases fondamentales des sciences et des cultures majoritaires. Et qu’il naîtrait, plus savant qu’elle ne l’était. On n’arrête pas le progrès.

Elle descendait sur New New York, quand elle vit les images de ces femmes défigurées après l’expulsion de leur nourrisson, empâtées, livides, épuisées, au bord de la dépression post-partum qu’ils disaient, sans désir, la matrice toute retournée, elle frissonna d’aise, elle ne connaîtrait jamais cette bestialité barbare d’un autre temps et lui, son associé de vie, ne cesserait de la convoiter sans avoir recours aux molécules désirantes ou aux guenons vénusiennes et tantriques, ces nouvelles nanocréatures dont raffolait l’Empereur.

1 Le « ex », préfixe latin marquait la force du jaillissement, véritable traumatisme de la naissance comme l’étudia en son temps un genre de sorcier de l’âme, Otto Rank.

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