Veel lawaai voor niks

Ludovic Flamant,

Ne nous dispersons pas par toute la terre, construisons-nous une ville, avec une tour qui pénètre les deux. (Gen 11, 4.) Ainsi bâtirent-ils l’Atomium et Dieu, mécontent de l’arrogance humaine à prétendre s’approcher de lui, mécontent peut-être que l’on découvre si tôt son inexistence, empêcha toute plus grande avancée du chantier en séparant les hommes. Dans son indicible colère, il fit de certains d’entre eux des Flamands, du reste des Wallons.

Outre que ce chantier ne me concerne nullement – cela s’est passé alors que je n’étais même pas encore né – et sans vouloir trop m’avancer dans des débats théologiques que je maîtrise sans doute assez mal, la punition divine me semble si pas sujette à prescription au moins à réexamination étant donné son inutilité flagrante : les États-Unis (fortiche ces Américains !) n’ont-ils pas largement prouvé qu’il n’y avait strictement rien là-haut en envoyant leur trompettiste Armstrong sur la lune, et ce à peine onze ans plus tard ? Son courroux ne contrebalançant plus le manque de foi des jeunes actuels, je ne vois absolument pas en quel honneur nous devrions aujourd’hui encore nous laisser opprimer par une loi passablement éculée.

J’en étais là de mes réflexions quand ma mère appela pour me faire réviser la liste des temps primitifs. Ma mère se donne beaucoup de mal pour me faire obtenir mes trente pour cent en néerlandais. J’ai maintes fois tenté de lui expliquer combien cela la rendrait encore plus malheureuse lorsque je redoublerais mon année mais rien n’y fait, elle s’obstine comme l’âne après la carotte de la réussite sociale. Car il s’agit bien sûr de cela, ma mère est persuadée que, sans néerlandais, je n’arriverai à rien dans la vie…

Il y a quelques années, elle se serait roulée par terre parce que j’arrêtais le latin. « Tu te fermes des portes ! Tu te fermes des portes ! » ne cessait-elle de répéter en pleurnichant. « Mon fils se ferme toutes les portes… » avait-elle dit à la voisine qui, en plus de ne pas écouter, avait amorcé un mouvement de recul lorsque maman avait voulu poser sa tête pleine de soucis sur son épaule.

Que me revient-il de faire pour cette femme torturée qui s’est mis en tête je ne sais quoi au juste, qui voudrait que je sois quelque chose de mieux, d’autre en tout cas, de très estimé et qui connaîtrait le néerlandais et le latin. Et puis qui porterait à l’occasion autre chose que ces satanées baskets. Est-il réellement en mon pouvoir de l’aider ? D’autant que tout la pousse à croire qu’elle a raison d’insister ! Mes professeurs la convoquent. « Comment expliquer qu’il ait de bons résultats partout sauf en néerlandais ? » On tente de me faire comprendre que c’est important pour mon avenir, pour obtenir un métier dans la capitale. Je m’en fiche moi de la capitale ! Je veux aller aux States, devenir astronaute ! Qu’est-ce que j’irais faire dans la capitale à parler néerlandais ? Reprendre les travaux ? Ficher une dixième boule à l’Atomium et risquer que tout ça nous tombe sur la tête ? Il faut arrêter avec ce projet d’Atomium ; si vous voulez faire coucou au bon Dieu, allez aux States et faites-vous astronaute, que diable !

Bakken bakte gebakken.

Beginnen begon begonnen.

Begrijpen begreep begrepen.

Maman, ne pourrait-on pas faire une pause ?

Encore un pour la route : denken, dacht, gedacht.

J’ai l’impression d’être retombé à l’âge de la panade, quand on me donnait la becquée. Une bouchée pour papa, une bouchée pour maman, une pour parrain, une pour marraine… C’est toujours aussi indigeste mais on en tolère plus que je régurgite. Drinken, dronk. gedronken. C’est ça, oui, gedronken, complètement saoulé par vos affaires.

Et la télé qui n’arrête pas de gueuler pendant que je récite. Le Vlaams Blok gagne des places, dit le présentateur derrière sa cravate. Vlaanderen voor VLaanderen, scande une foule exaltée. Si j’avais mieux étudié, je saurais peut-être ce que ça veut dire, mais ça n’est pas dans la liste de vocabulaire du jour… Pour l’interro de demain, il faut surtout savoir dire qu’on s’est rendu au marché et qu’on adore la salade. Ça, je connais : Ik ben dol op sla. C’est un bon début.

Parfois, je me dis quand même qu’il faudrait que je m’y mette, au moins pour ne pas revoir la sale tête de ce prof l’année prochaine. Les types qui prétendent qu’une langue – je cite – « ne s’apprend bien que dans la crainte » ne m’ont jamais inspiré confiance. « Pays de merde ! » s’exclame ma mère que le J.T. a quand même fini par distraire de sa mission. « Pays de pisse » corrige mon père, et il est vrai que quelque part dans Bruxelles, au coin de la rue de l’Étuve, un manneken se charge de lui donner raison devant une cinquantaine d’appareils photo.

Quant à Janneke Pis, tout le monde l’oublie quelques rues plus loin. La plupart des touristes ne savent même pas qu’elle existe ou alors ne la trouvent jamais. Elle a de la chance. J’aimerais qu’on m’oublie de temps en temps, moi aussi. Mais ma mère revient à la charge : « Et ces temps primitifs ? » Il n’y a vraiment que Brel pour me soutenir. Je songe à mon prof, Monsieur Gans, bonne oie qui marche au pas, et je chante avec Brel « Nazis durant les guerres et catholiques entre elles. » Je chante, persiste et signe à sa suite. Je chante ces mots qui ne sont pas les miens. C’est un peu facile, sans doute, mais ça fait du bien. Au moins sur le moment. Ma situation doit prêter à rire, je suppose… La plupart des hauts faits humains se plaisent à hésiter entre tragique et comique, comme s’il était toujours temps de retourner sa veste. Pour ma part, le manque de recul me ferait plutôt pleurer. Surtout quand on m’appelle au tableau et que les filles des premières rangées n’arrêtent pas de glousser parce que je ne suis pas fichu de produire deux phrases correctes d’affilée. Je peux peindre, écrire des poèmes, je me débrouille avec une guitare électrique, tenir un ballon ne m’a jamais fait peur, je peux danser et jouer aux échecs, mais là on me demande de parler néerlandais. Devant tout le monde. Devant les filles du premier rang. Dont celle que j’aime et qui ne m’aime pas. Pour elle aussi alors, toutes ces conneries ont leur importance ? Il faudrait que je puisse lui chanter Zee, sex en zon sans me tromper pour qu’elle cesse de m’ignorer ? Et en latin ? Non, elle a choisi maths fortes. Qu’est-ce que ça donne, je t’aime, sous forme d’équation ?

Je m’en fiche, après tout. « Qu’est-ce que tu crois mon garçon ? Il faut tourner la page sur tes rêveries ! » s’énerve Monsieur Gans. Et ce disant, il la tourne lui-même, la page en papier Japon de mon cœur, de ses gros doigts disgracieux, et il la froisse. Je m’en fiche d’être un tout petit papier chiffonné, déchiré. Je m’en fiche d’encore rater l’interro de demain, comme les précédentes. Je m’en fiche que Dieu ne me vienne pas en aide sous prétexte de m’avoir entendu le nier. Je m’en fiche d’avoir un bon métier. Je m’en fiche de la punition suprême qui viendra cet été. Ma mère m’a prévenu : « Si tu n’as pas au moins tes trente pour cent, tu iras en échange linguistique. » On m’enverra en Flandre, de l’autre côté de l’Atomium. On me poussera dans un train, au milieu d’autres comme moi, terrorisés. À peine un au revoir timide sur le quai. On en revient parfois. Baptiste en est revenu. C’était l’année passée. Mais lui avait choisi d’y aller. C’était par plaisir. Quel con, ce Baptiste ! « Tu verras, m’avait-il dit, les filles là-bas, ça te motivera à apprendre. » J’imagine le tableau, oui : Dag meisje, ik hou van je… euh… Ik ben dol op sla. Si elles ne me méprisent pas, je les ferai peut-être au moins rire.

Au fond, c’est peut-être ça Vlaanderen voor Vlaanderen ? C’est peut-être ça, oui…

Les Flamandes aux Flamands, les Wallonnes pas forcément pour moi, chacun chez soi, et les vacheries seront bien gardées.

Partager